1921 |
Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste. |
Moscou sous Lénine
1921
II : Soulèvement de Cronstadt
La discussion se prolongeait, le congrès du Parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et dabord incroyable. Cronstadt, foyer le plus ardent de la Révolution dOctobre, dressé contre la République soviétique, était-ce possible ? Les dirigeants du Parti eux-mêmes avaient été pris par surprise. Nous étions consternés. Comme toujours, dans les situations difficiles et périlleuses, cest Trotsky que le Comité central envoya à Petrograd, quitte à le charger ensuite de responsabilités qui nétaient pas les siennes [25].
Il fallut étudier et préciser la nature du mouvement, et avant tout ses causes ; il y en avait dévidentes. Le Cronstadt de 1921 nétait plus le Cronstadt de 1917 ; le transfert du gouvernement soviétique à Moscou avait drainé une grande partie des militants ; la guerre civile en avait pris beaucoup. Les faubourgs ouvriers avaient fourni leurs contingents ; le Petrograd de linsurrection dOctobre, le Petrograd où sétaient déroulées toutes les phases de la Révolution, donnait alors limpression dune capitale désaffectée, déchue de son rang. Zinoviev en avait la charge et il était le dernier homme capable dadministrer méthodiquement ; en outre, son attention était accaparée maintenant par lInternationale communiste et ses sections ; la ville et la région étaient laissées à labandon, la condition des travailleurs et lorganisation du travail négligées au point que des grèves avaient éclaté. Située à la pointe extrême du pays, Petrograd se trouvait aussi mal placée que possible pour le ravitaillement quand la Russie était coupée de lextérieur ; avantageuse en temps de paix, sa position devenait la plus exposée en temps de guerre.
Que des éléments contre-révolutionnaires aient cherché à profiter de la situation, cétait normal ; leur rôle était dexciter les mécontentements, denvenimer les griefs, de tirer vers eux le mouvement. Doù sortit le mot dordre des soviets sans bolchéviks ? il nest pas aisé de le préciser, mais il était si commode pour rallier tout le monde, tous les adversaires du régime, en particulier les socialistes-révolutionnaires, les cadets, les menchéviks, empressés à prendre une revanche, quil est permis de supposer que ce sont eux qui en eurent lidée, et la propagande quils firent sur cette revendication pouvait toucher les marins et les soldats, la plupart jeunes recrues venant des campagnes, troublés déjà par les plaintes acrimonieuses que leur apportaient les lettres de leurs familles, irritées par la brutale réquisition. Telles furent les conclusions auxquelles aboutit lenquête menée par les dirigeants du Parti. Écrivant sur ce sujet un an plus tard pour lanniversaire , Andrés Nin qui avait vécu toute lannée écoulée en Russie soviétique et avait eu la possibilité de sinformer de vérifier, donnait des explications et appréciations identiques [26].
La thèse des adversaires des bolchéviks a été exposée dans diverses brochures, écrites généralement par des anarchistes. On peut la retrouver dans celle qui est, je crois, la dernière en date, publiée en 1948 par Ida Mette, aux Editions Spartacus, sous le titre La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets. La conclusion de lauteur est déjà indiquée clairement par ce titre, mais il déclare navoir entrepris son travail que pour établir la vérité historique sur cet événement douloureux. Y a-t-il réussi ? Il reconnaît que des éléments manquent encore pour une analyse définitive, les Archives du gouvernement soviétique et de lArmée rouge ne pouvant être consultées. Cependant il reproduit et commente beaucoup de documents importants. Mais que de contradictions parmi les témoignages et appréciations quil cite, émanant pour la plupart de partisans délibérément hostiles aux bolchéviks.
Sur lorigine et la cause du soulèvement, un des chefs de linsurrection, Pétritchenko, écrit en 1926 que cest le maintien du régime du communisme de guerre quand la guerre civile était finie qui a irrité les ouvriers et les a poussés à se soulever contre le gouvernement soviétique. Mais celui-ci nétait pas moins désireux queux de passer dun régime de guerre à un régime de paix. A-t-il trop tardé à le faire ? Pouvait-il appliquer plus tôt la nouvelle politique économique qui, depuis des mois, faisait lobjet de ses préoccupations ? on étudiait, on cherchait ; la grande discussion sur les syndicats sinscrit précisément dans le cadre de ces recherches. Bien téméraire serait celui qui croirait pouvoir donner une réponse à ces questions, alors quil est difficile, sinon impossible, de reconstituer exactement la situation générale existant alors.
Même si on admet que le soulèvement fut le fait douvriers et de marins qui agissaient en pleine indépendance, de leur propre initiative, sans liaison avec des contre-révolutionnaires, il faut reconnaître que dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de létranger exulte ; elle na même pas attendu la phase active du conflit pour le signaler ; le programme des rebelles ne lintéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées nont pu faire : renverser un régime exécré dont depuis des années elle guette vainement la chute.
Parmi les tracts distribués à Cronstadt, celui qui est signé : un groupe de menchéviks, se termine par ces mots : Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolchéviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive lAssemblée constituante ! Daprès le Messager socialiste, organe officiel des social-démocrates russes publié à létranger, les mots dordre cronstadiens sont menchéviks , tandis que Martov nie la participation au mouvement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Pour lui, linitiative appartient aux marins, qui rompent avec le parti communiste sur des questions dorganisation non de principes.
Les faits rapportés dans la brochure montrent que cest le Comité révolutionnaire provisoire qui prit linitiative des mesures militaires. Sur une fausse nouvelle, il se hâta de faire occuper les points stratégiques, sempara des établissements dEtat, etc. Ces opérations ont lieu le 2 mars, et cest seulement le 7, que le gouvernement, ayant épuisé les tentatives de conciliation, dut se résoudre à ordonner lattaque. Les socialistes-révolutionnaires sétaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov, cet ancien ministre des cabinets de coalition qui menèrent la révolution de Février à Kornilov et à Kérensky, sécria : Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps. Le gouvernement engagea laction devenue inévitable à contre-coeur comme le confirme le témoignage de Loutovinov, un des leaders de l Opposition ouvrière ; arrivant à Berlin le 21 mars, il déclarait : Les nouvelles publiées par la presse étrangère sur les événements de Cronstadt sont fortement exagérées. Le gouvernement des Soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles ; la lenteur des opérations sexplique par le fait quon veut épargner la population de la ville.
Loutovinov avait été envoyé à Berlin en disgrâce, et le fait quil appartenait à l Opposition ouvrière donne un prix spécial à sa déclaration.
Sil est possible que le gouvernement des Soviets ait commis des fautes, que dire du rôle dun homme comme Tchernov qui ne voit dans laffaire que loccasion dune revanche contre les bolchéviks qui lont détrôné de son fauteuil présidentiel en dissolvant lAssemblée constituante. Sachant que linsurrection est vouée à léchec, il fait tout ce quil peut pour exciter les marins, contribuant ainsi à accroître un vain sacrifice de vies humaines. Étant donnée la situation, les combats, dès quils sengagèrent, ne pouvaient être quacharnés ; les pertes furent lourdes des deux côtés, parmi les rebelles et parmi les aspirants de lArmée rouge.
À diverses reprises, les marins de Cronstadt avaient montré quils étaient enclins à céder à limpatience. Sous le Gouvernement provisoire, le 13 mai, ils avaient proclamé que le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet . Cest Trotsky qui prit alors leur défense contre le ministre menchévik Tsérételli, comme on la vu par la note ci-dessus. Deux mois plus tard, au cours de la période de grands troubles connue comme les Journées de Juillet consécutive à la malheureuse offensive décidée par Kérensky sous la pression des Alliés, les marins de Cronstadt vinrent en masse à Petrograd. Après avoir manifesté à travers la ville, ils se rendirent au Palais de Tauride où siégeait le Soviet et, sur un ton impératif, demandèrent que les ministres socialistes vinssent sexpliquer devant eux. Cest Tchernov qui se montra le premier. Fouillez-le ! Assurez-vous quil na pas darmes ! crie-t-on aussitôt de divers côtés. Laccueil manquait de cordialité. Dans ce cas, je nai rien à dire , déclara-t-il, et tournant le dos à la foule, se dispose à regagner le Palais. Cependant le tumulte sapaise. Il peut faire un bref discours pour tenter dapaiser les protestataires. Quand il a fini, plusieurs marins, des costauds, semparent de lui, le poussent vers une auto, le prenant comme otage. Cet acte imprévu provoque une extrême confusion ; on approuve ou on proteste. Tandis quon discute, des ouvriers se précipitent vers lintérieur du Palais, criant : Tchernov a été arrêté par des énergumènes ! Il faut le sauver ! Martov, Kaménev, Trotsky quittent en hâte la séance. Non sans peine, Trotsky obtient que Tchernov soit libéré et, le prenant par le bras, le ramène au Soviet. En 1921, Tchernov avait complètement oublié cette scène vieille de quatre années. Il ne songeait plus quà exciter criminellement les frères de ces marins qui lavaient traité plus rudement que ne le firent les bolchéviks.
Notes
[25] Trotsky connaissait bien Cronstadt et ses militants. Dans son Histoire de la Révolution russe, il en parle en ces termes : Malgré des répressions implacables, la flamme de la révolte ne sétait jamais éteinte à Cronstadt. Elle jaillit menaçante après linsurrection... Le 13 mai 1917, le Soviet prit cette décision : Le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet des députés ouvriers et soldats. Un ordre exemplaire fut maintenu ; on ferma les bouges... Les marins de Cronstadt constituèrent une sorte d Ordre militant de la révolution... Chez les hauts dirigeants il fut décidé de donner aux gens de Cronstadt une leçon. Ce fut Tsérételli qui se fit le procureur. Trotsky prit leur défense. I, 392.
[26] Correspondance internationale, 12 avril 1922.