1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

II : Le voyage de Moscou

Les voyages à travers l’Europe d’après guerre étaient fort compliqués. Les nations nouvelles que l’idéologie wilsonienne avait contribué à créer se barricadaient derrière leurs frontières ; elles se défendaient contre la pénétration bolchéviste, et aussi contre les trafiquants, de la variété spéciale que les temps de grand trouble font surgir. Il fallait, pour y pénétrer, des visas d’entrée, et ensuite des autorisations de sortie pour les quitter, subir des visites douanières méticuleuses, formalités interminables et insupportables, heureux encore quand on en sortait indemne ; enfin le dernier obstacle, de beaucoup le plus sérieux : les nations limitrophes détachées de la Russie tsariste ne laissaient pas passer.

Pour toutes ces raisons, mon voyage de Paris à Moscou dura six semaines ; je le trouvai bien long ; il fut néanmoins riche en enseignements car il comporta de longs détours qui me menèrent dans les nouvelles nations de l’Europe centrale et dans la nouvelle Allemagne ; je pus les observer sur place et, d’autre part, entrer en contact avec les partis et groupements divers qui avaient déjà adhéré à la 3e Internationale ou se proposaient de le faire, de connaître des hommes que je devais retrouver plus tard à Moscou.

Je consacrai d’abord quelques jours de ma semaine de délai à un voyage en Catalogne. J’y avais des parents et des amis ; je voulais les voir avant de me mettre en route. Pas plus aujourd’hui que je ne le faisais alors je ne songe à exagérer les périls du long voyage que j’allais bientôt entreprendre ni des conséquences qu’il pouvait avoir ; à vrai dire la pensée que j’allais enfin me trouver au cœur de la Révolution soviétique m’empêchait même de m’appesantir là-dessus. Mais enfin il y en avait quelques-uns et ils n’étaient certainement pas imaginaires. Cette rapide visite devait, de surcroît, me permettre de voir par moi-même l’état présent du mouvement syndicaliste si puissant dans cette région. Sur ma route, je trouvai, par chance, à la bibliothèque de la gare de Gérone, un ouvrage qui venait de paraître sur le syndicalisme révolutionnaire et sur la C.N.T. (Confédération Nationale du Travail). Il donnait d’intéressantes précisions sur le congrès récent de cette organisation, de tendance anarcho-syndicaliste, à Madrid (décembre 1920), au cours duquel l’adhésion à la 3e Internationale avait été votée à l’unanimité. Le congrès s’était en outre prononcé pour la dictature du prolétariat. C’était un événement d’extrême importance ; par lui on mesurait la répercussion qu’avait eue dans le monde la Révolution d’Octobre. Les dirigeants de l’insurrection victorieuse étaient des marxistes, des social-démocrates, même s’ils étaient différents de ceux qu’on avait jusqu’alors rencontrés dans le mouvement socialiste international. Et néanmoins ces syndicalistes révolutionnaires d’Espagne, adversaires décidés des “ politiciens ”, des partis politiques, n’avaient pas hésité à répondre à leur appel. Joaquin Maurin, commentant plus tard ces décisions, écrivait : “ Le mouvement syndicaliste subit une véritable transformation. ” Leur cas était celui des syndicalistes révolutionnaires d’Italie, et le nôtre.

Mais j’étais en Espagne, et tandis que les syndicalistes avaient pu tenir publiquement un grand congrès à Madrid, la même organisation était, à Barcelone, à la même époque, hors la loi. Ici, ses membres étaient traqués par la police ordinaire et par une police spéciale créée par les groupements patronaux, les “ somatenes ”, une loi spéciale dite de fuite donnait pouvoir aux policiers d’exécuter sommairement les hommes qu’ils décidaient de supprimer. Les anarcho-syndicalistes ripostaient par des attentats individuels sur la personne des responsables de ces crimes, sur les dénonciateurs. C’était une lutte permanente, acharnée. J’eus beaucoup de peine à retrouver quelques-uns des amis avec lesquels je m’étais lié lors de précédents séjours. Ils me confirmèrent et complétèrent ce que j’avais pu apprendre, par les journaux et par des correspondances, sur le mouvement ouvrier pendant la guerre. La Catalogne avait alors connu une exceptionnelle période de prospérité ; ses usines travaillaient à plein pour les belligérants, aussi bien pour l’Allemagne que pour la France. Cette prospérité, loin d’endormir l’esprit révolutionnaire des ouvriers, l’excitait, et la Révolution russe le porta à son point culminant ; en 1917 une grève générale avait pris des proportions menaçantes pour le régime. En outre, la Catalogne industrielle et ouvrière n’avait pas été la seule région soulevée par une agitation profonde ; les provinces agricoles du Sud avaient connu, bien que sur une moindre échelle, des tentatives insurrectionnelles dirigées contre les propriétaires des latifundia, particulièrement en Andalousie. Pour les révolutionnaires, la tâche urgente ne consistait plus désormais que dans la coordination de ces deux mouvements. Mais actuellement toutes leurs forces, en Catalogne, étaient absorbées par l’activité clandestine. Comme je prenais le dernier “ café con leche ” au kiosque de la Rambla les vendeurs de journaux du soir surgirent soudain, criant la nouvelle de jour : un patron assassiné à San Gervasio.



À Paris je rencontrai le camarade russe qui avait, disait-on, préparé mon voyage. J’aurai l’occasion de parler assez souvent de lui dans les pages qui vont suivre et comme il a disparu assez tôt de la scène politique où il ne joua jamais qu’un rôle infime, je l’appellerai Ivan pour la commodité du récit. Il m’exposa la combinaison qu’il avait imaginée : le Parti socialiste italien venait de décider d’envoyer une importante délégation en Russie ; elle comprendrait les chefs du Parti et les principaux leaders syndicaux. Elle serait donc nombreuse, elle voyagerait sans difficultés, avec des passeports réguliers et tous les visas nécessaires ; les socialistes étaient au Parlement le parti le plus nombreux, leur influence dans les villes et les campagnes était énorme ; le gouvernement s’était montré tout disposé à favoriser leur expédition ; on profiterait de ces circonstances favorables pour m’inclure dans la délégation. C’était en effet très simple ; cela me parut trop beau ; nous prîmes rendez-vous à Milan.

J’eus tout juste le temps d’y arriver ; j’attrapai à Modane le dernier train autorisé à circuler avant la cessation du travail - le syndicat des “ ferrovieri ” venait de lancer un ordre de grève. Le Conseil national du Parti socialiste était en ces jours réuni à Milan. Je fis demander Bordiga que je supposais être assez proche de nous : il était le chef de la fraction abstentionniste et défendait brillamment sa position dans l’hebdomadaire de sa tendance, Il Soviet. Contrairement à mon attente il tint tout de suite à se distancer nettement de nous. Avec cette extraordinaire volubilité qui faisait dans les congrès le désespoir des sténographes, il m’expliqua qu’il n’était pas du tout d’accord avec nous, qu’il considérait le syndicalisme révolutionnaire comme une théorie erronée, anti-marxiste, par conséquent dangereuse. J’étais surpris de ce déchaînement imprévu ; au moins étais-je exactement fixé sur la position de ce groupe d’antiparlementaires.

On nous conduisit ensuite au domicile personnel de G.-M. Serrati, alors directeur de l’Avanti ! - le quotidien du Parti - où se tenait une réunion plus intime et d’un autre caractère. Serrati avait été un zimmerwaldien très actif, il faisait un excellent journal, celui qui était le mieux informé sur le mouvement international ; il était venu à Paris pendant la guerre et je l’avais rencontré dans le bureau de Merrheim, au temps où ce bureau était le foyer et le lieu de rencontre des internationalistes de tous les pays. Outre Serrati et deux députés italiens, il y avait là des Hongrois, des Autrichiens, un Russe, des Balkaniques : un Roumain et un Bulgare, et Fernand Loriot le leader socialiste des zimmerwaldiens français arrivé déjà depuis la veille ; les éléments d’une véritable conférence internationale, comme on le voit.

Cette petite conférence, et celles du même genre auxquelles j’allais participer sur mon chemin vers Moscou, étaient avant tout des réunions d’information mutuelle. Chacun des participants savait en gros ce qui s’était passé dans l’Europe et dans le monde, mais il était impatient d’en savoir davantage, surtout lorsqu’il s’agissait des nations balkaniques et de celles de l’Europe centrale qui avaient été, plus que les autres, bouleversées par la guerre et par les mouvements révolutionnaires d’après-guerre, de savoir comment s’était développée cette Europe wilsonienne, utopie d’intellectuel libéral d’Amérique, de professeur presbytérien. De leur côté nos camarades balkaniques étaient avides d’informations sur le mouvement ouvrier des grandes nations d’Occident. Cependant comme nous étions à Milan et que la situation de l’Italie pouvait être à juste titre considérée comme pré-révolutionnaire, c’est sur ce pays que se concentra l’attention. Invité à faire un exposé, Serrati se récusa, demandant au député Sacerdoce de s’en charger. Celui-ci nous fit une sorte de rapport administratif, énumérant le nombre des députés socialistes, les municipalités conquises, les régions entières, villes et campagnes, gagnées au socialisme, la croissance continue des syndicats, les grèves générales par lesquelles la classe ouvrière intervenait dans la vie politique chaque fois qu’un problème important se posait. C’était intéressant, impressionnant et encourageant ; néanmoins nous attendions autre chose. Serrati comprit qu’un commentaire s’imposait ; en quelques mots il tira la conclusion des données statistiques que nous avions notées ; “ Nous avons avec nous la ville et la campagne, dit-il ; les ouvriers répondent à nos appels ; les paysans ne sont pas moins ardents ; dans de nombreuses communes rurales, les maires ont remplacé, dans leur mairie, le portrait du roi par celui de Lénine. Nous avons la force ; nous l’avons si absolument que personne, ami ou adversaire, ne songerait à le contester ; le seul problème pour nous “ c’est l’utilisation de cette force ”. C’était en effet le grand problème pour les ouvriers de tous les pays ; ici il se posait d’une manière plus pressante que partout ailleurs [2].

Je venais de faire de nouvelles connaissances, mais j’en avais, à Milan même, de plus anciennes : l’anarchiste Errico Malatesta, et le secrétaire de l’Unione Sindacale Italiana, Armando Borghi. Malatesta était une des plus belles figures de l’anarchisme. Obligé plus d’une fois de s’enfuir d’Italie pour échapper à la répression, il réapparaissait dès qu’une circonstance favorable se présentait - son retour avait été imposé cette fois au gouvernement qui tergiversait, par une menace de grève des inscrits maritimes - et reprenait son activité comme s’il était parti la veille. Je le connaissais bien ; j’avais lu depuis longtemps ses écrits quand je le rencontrai pour la première fois, à Londres, où il trouvait un refuge lorsque la vie en Italie lui était impossible. Le mouvement insurrectionnel qui secoua profondément l’Italie à la veille de la guerre mondiale, la “ semaine rouge ”, prit toute son ampleur à Ancône où Malatesta publiait alors un hebdomadaire, Volontà. Pendant une semaine ses amis et lui furent maîtres de la ville et de la région environnante. Gênée par les chefs socialistes, l’insurrection fut écrasée par les forces gouvernementales et, une fois de plus, Malatesta s’était enfui vers son refuge londonien [3]. Rentré en Italie dans les premiers jours de 1920, il s’installa à Milan et prépara aussitôt la publication d’un quotidien, Umanità Nova, et c’est là que j’allais le voir. Les bureaux du journal se composaient d’une pièce carrée, pas trop grande, guère plus que la place des quatre tables, une dans chacun des coins, pour les rédacteurs. Malatesta travaillait à la sienne ; on était en pleine préparation du numéro ; nous arrangeâmes un rendez-vous pour le soir. J’amenai Armando Borghi, que j’étais allé chercher à l’Union syndicale.

Malatesta avait justement consacré son article de ce jour à la 3e Internationale. Il posait la question : Qu’est-elle ? Il la posait avec cordialité et sympathie mais il ne fallait pas, pour l’instant, lui en demander davantage ; il voulait d’abord être informé exactement avant de décider pour son compte. Le Parti socialiste avait déjà donné son adhésion, sans réserve, et, entre ceux qui répondaient à l’appel de Moscou, une certaine sympathie s’établissait spontanément, les antagonismes anciens s’atténuaient. Cependant Malatesta qui connaissait bien les dirigeants du Parti socialiste italien pouvait se demander comment certains éléments du Parti, et avant tout les chefs réformistes de la “ Confederazione Generale del Lavoro ”, avaient pu approuver cette décision ; c’était là sans doute une des raisons de sa position d’attente. Une des qualités qu’il prisait le plus dans les rapports entre les hommes était la franchise ; il était lui-même incapable de déguiser sa pensée ou de l’atténuer ; il en avait donné la preuve durant la guerre quand il avait pris nettement position contre Kropotkine et ceux des anarchistes qui s’étaient ralliés à la guerre, en un sévère article intitulé “ Anarchistes de gouvernement ”, et bien qu’il eût une grande sympathie pour le syndicalisme révolutionnaire, il tenait toujours à bien préciser que syndicalisme et anarchisme restaient deux conceptions distinctes. Par contre, Borghi et son organisation syndicaliste révolutionnaire n’avaient pas hésité à s’engager dès à présent ; ils avaient voté l’adhésion, comme leurs camarades espagnols et comme la minorité de la C.G.T. française.

Le lendemain nous eûmes une longue conversation avec Ivan et le communiste russe que j’avais rencontré à la réunion internationale chez Serrati. Il était très différent d’Ivan et bien que je manquais d’informations sur ses origines et sur sa biographie politique, je pouvais imaginer qu’il appartenait à cette catégorie d’intellectuels et de techniciens que la Révolution d’Octobre avait ramenés à l’activité révolutionnaire et dont le prototype était l’ingénieur Krassine. C’est lui qui éditait avec Serrati la revue mensuelle Comunismo. “ La revue me donne un énorme travail, dit-il, au cours de la conversation ; je dois faire à peu près tout ; je n’ai pas même pu aller à un concert depuis que je suis ici ! ”

Il apparut très vite au cours de notre entretien que la magnifique combinaison imaginée pour faciliter mon voyage s’était effondrée dès qu’on en avait parlé d’une manière un peu précise ; pour toutes sortes de raisons les socialistes italiens n’étaient pas du tout disposés à s’embarrasser de moi ; ils entendaient voyager comme d’honorables citoyens, munis de passeports authentiques, et aller à Moscou comme des clients de Thos Cook. Il fallait trouver autre chose. La variante qu’on improvisa comportait un long crochet par Vienne, avec un premier arrêt à Venise où Ivan devait nous rejoindre.

Nous nous y retrouvâmes en effet, mais dans des conditions qui m’inspirèrent de sérieux doutes quant aux capacités d’Ivan en tant qu’organisateur de voyage clandestin. Il n’arriva pas par le train qu’il avait convenu de prendre et pas davantage par le suivant, et ce n’est qu’au milieu de la journée du lendemain que nous l’aperçûmes, au hasard d’une promenade à travers la ville, planté au sommet du Rialto d’où il suivait les évolutions d’une gondole sur le Grand Canal.


Notes

[2] Un écrivain non socialiste décrivait ainsi la situation à cette époque : “ Jusqu’au mois de septembre 1920, l’Italie donna vraiment l’impression d’être en proie au désordre le plus excessif et à la folie révolutionnaire, surtout verbale, la plus outrée. La manie des grèves dans toutes les catégories ouvrières, et jusque dans les services publics, atteignit la limite de la tragi-comédie. Les causes les plus minimes servaient de prétexte à l’arrêt de la production. Tout ce qui avait l’apparence “ bourgeoise ” était l’objet d’agressions ; les automobiles ne pouvaient circuler à travers les campagnes et dans les faubourgs de certaines villes “ rouges ” sans courir le danger de servir de cibles aux pierres lancées par les paysans et les ouvriers… Le mythe russe atteignit son maximum de diffusion. La Russie communiste devint l’idéal de la grande majorité de la population ouvrière. ” G. Prezzolini : Le Fascisme, pp. 65-67.

[3] Voici, sur l’homme et ses idées, l’appréciation d’un socialiste : “ L’anarchiste Malatesta, qui a environ 67 ans, et qui est rentré depuis quelques jours d’exil, est le seul vrai révolutionnaire qui se soit trouvé en Italie dans la période de 1920-1920. Le mot “ révolution ” a pour lui une signification précise… Malatesta pense qu’il faut faire la révolution au plus tôt. Car, dit-il “ si nous laissons passer le moment favorable, nous devrons ensuite payer par des larmes de sang la peur que nous faisons maintenant à la bourgeoisie. ” A. Rossi : La naissance du fascisme, p. 45.


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