1948

Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016
Les citations de Rosdolsky se réfèrent très souvent à l'édition MEGA (en langue allemande) des écrits de Marx et Engels. Ces références n'ont pas été reprises dans la traduction.

rosdolsky

Roman Rosdolsky

Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »

Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane

1948

  1. Engels à propos du comportement des Slaves autrichiens sans histoire en 1848/49


Commençons par la façon dont Engels voit le rôle des Slaves autrichiens sans histoire dans la Révolution de 1848/49.

Nous lisons dans son premier article (« La Hongrie ») : « La camarilla autrichienne n'a trouvé de soutien, hormis la haute aristocratie, la bureaucratie et la soldatesque, que 202 chez les Slaves. Les Slaves ont précipité la chute de l'Italie, les Slaves ont pris Vienne d'assaut, et ce sont les Slaves qui tombent maintenant de tous côtés sur les Magyars. À leur tête, les Tchèques sous Palacký pour les discours, les Croates sous Jelačić pour l'épée. Voilà le remerciement reçu en retour des déclarations de sympathie de la presse démocratique allemande, partout (?) en juin, avec les démocrates tchèques quand ils furent mitraillés par Windischgrätz, le même Windischgrätz qui est maintenant leur héros. »

Il est difficile d'expliquer ce paragraphe par autre chose que par la fougue polémique de son auteur. Tout ici est faussé. Engels, p. ex., passe totalement sous silence le fait que l'affaire italienne, précisément, n'a absolument rien d'une page glorieuse dans l'histoire de la Révolution allemande. Pas un mot sur le soutien, non seulement du Reichstag de Vienne, mais aussi de l'Assemblée Nationale de Francfort et de la Diète hongroise à l'absolutisme des Habsbourg dans sa guerre contre l'Italie. Il semble oublier que les Viennois, précisément eux, « dans les premiers jours de leur liberté fraîchement acquise, étaient si peu révolutionnaires qu'ils livrèrent de nombreux volontaires enthousiastes à l'armée de Radetzky destinée à écraser la révolution italienne 203 » , et que les vers pompeux adressés par Grillparzer à Radetzky : « L'Autriche est dans ton camp, / Nous autres ne sommes que des débris épars », ne faisaient pas qu'exhaler « la lâcheté du philistin et la servilité du conseiller aulique de Sa Majesté », mais correspondaient à l'état d'esprit réel de la bourgeoisie allemande et du monde intellectuel en Autriche (et aussi en Allemagne). Il oublie que la N.G.R., précisément elle, - « malgré les vociférations et les roulements de tambour patriotiques de presque toute la presse allemande » - avait fustigé à plusieurs reprises la « lâcheté » de la démocratie allemande vis-à-vis de l'Italie 204. - Mais ce sont les Slaves qui ont décidé du sort de l'Italie ! Et en faisant quoi ?

Engels écrit ailleurs : « En Italie, pendant longtemps, ce sont les 'Tedeschi' (les Allemands) qui ont porté seuls la marque infamante d'être les oppresseurs – mais qui composait les armées les mieux appropriées pour cette tâche et dont les brutalités étaient mises sur le compte des Allemands ? De nouveau des Slaves. »

Engels oublie simplement que c'étaient les Allemands qui étaient, quoi qu'il en soit, la nation dominante en Autriche, que le corps des officiers autrichiens était presque exclusivement allemand, et que les Slaves « sans histoire » asservis par l'Autriche n'étaient autorisés qu'à fournir la chair à canon paysanne de son armée … Une bien étrange argumentation, en tout cas, pour laquelle ce serait l'instrument qui serait le coupable, et pas ceux qui utilisent l'instrument 205 !

On peut en dire autant pour la chute de Vienne. Les Slaves constituant la majorité de la population en Autriche, il n'était que naturel que parmi les simples soldats, la proportion des Slaves ait été supérieure à celle des Allemands. On sait que pour le siège de Vienne, furent engagés de forts contingents de troupes croates, bohémiennes et galiciennes 206. Mais – les régiments d'Autriche allemande, comment se sont-ils comportés alors ? Se sont-ils révoltés, ont-ils refusé d'obéir à leurs supérieurs, ont-ils soutenu les insurgés d'une manière ou d'une autre ? Rien de tout cela. À l'exception des unités très peu nombreuses qui, étant stationnées à Vienne même, étaient exposées à la propagande révolutionnaire, et se montrées hésitantes par moments, les régiments de paysans de Haute et de Basse Autriche, de Carinthie et du Tirol ont aussi « docilement » combattu que les « uhlans galiciens, les grenadiers croates et slovaques, ainsi que les cuirassiers et canonniers de Bohème ». (La N.G.R. a publié elle-même en octobre 1848 une liste de troupes autrichiennes-allemandes assiégeant Vienne 207) ! Comment donc être convaincu par l'argument avancé par Engels ? - et en particulier si on veut bien considérer, à la lumière des expériences historiques, toute la difficulté qu'il y a à révolutionner une armée, et à quels immenses obstacles se heurtent même les membres oppositionnels d'une armée à la discipline inentamée quand il s'agit pour eux de se révolter contre leurs supérieurs 208 ! Pourquoi, donc, devrions-nous demander aux régiments de paysans slaves de l'armée autrichienne de 1848 qui se recrutaient pour l'essentiel dans des provinces arriérées sans aucune instruction primaire, plus d'intelligence de la situation et plus d'esprit de sacrifice qu'aux régiments allemands ? Si quelqu'un était responsable du comportement réactionnaire de ces régiments, c'était d'abord et avant tout les classes dominantes des nations « historiques » de l'Autriche, lesquelles faisaient tout pour maintenir ces paysans dans une servitude et une ignorance perpétuelles et en faisaient de cette façon des instruments dociles de la monarchie. (Rien n'est plus significatif de ce point de vue que l'attitude des démocrates viennois en octobre 1848, lorsque, tremblant à l'idée d'une « guerre des paysans » en Autriche, ils refusèrent d'appeler le peuple des campagnes à défendre Vienne 209.) La N.G.R. avait donc ô combien raison, au lendemain de la catastrophe, et dans la fraîcheur de la première impression, de rendre principalement responsable de la défaite de l'insurrection d'octobre la « misérable classe moyenne allemande » 210 - malgré le rôle, certes très important, joué par la « grande alliance de la contre-révolution avec les Slaves autrichiens » 211 … !

Voilà ce qui concerne la « faute » dont se seraient rendus coupables les peuples slaves lors de la défaite infligée à l'Italie et lors de la chute de Vienne. Les arguments de Engels n'en sont pas. Au mieux, il pourrait avoir raison sur le chapitre de la participation des Slaves à l'écrasement de l'insurrection hongroise. Là, les Slaves – et en particulier les Serbes et les Croates – ont été réellement actifs, et même « con amore ». Mais nous avons déjà vu (dans le chapitre sur les Slaves du sud) combien les Hongrois eux-mêmes, la noblesse hongroise et la toute jeune bourgeoisie hongroise, avec leur « traditionnelle » politique anti-slave, ont contribué à ce qu'on en arrive là.

Si, dans ses deux articles, Engels porte un jugement sévère sur le rôle historique des peuples slaves, son appréciation du rôle des Allemands ne peut nous apparaître en revanche que fort indulgente :

Il écrit : « On a toujours dit jusqu'ici que les Allemands avaient été dans toute l'Europe les agents du despotisme préposés aux basses besognes. Loin de nous l'idée de nier la honteuse participation des Allemands aux honteuses guerres menées contre la Révolution française de 1792 à 1815, à l'oppression de l'Italie depuis 1815 et de la Pologne depuis 1772 ; mais qui tirait les ficelles dans le dos des Allemands, qui les utilisait comme ses mercenaires ou son avant-garde ? L'Angleterre et la Russie … Il y a une chose au moins qui est certaine, c'est que les armées dont la supériorité numérique a repoussé Napoléon des rives de l'Oder jusqu'à Paris, étaient composées pour les trois-quarts de Russes – des Slaves - ou de Slaves autrichiens. Et que dire de l'oppression exercée par les Allemands aux dépens des Italiens et des Polonais ! Au moment du partage de la Pologne, deux puissances slaves étaient sur les rangs, une entièrement slave et une demi-slave » (l'Autriche), « les armées qui ont défait Kosciuszko étaient slaves dans leur majorité ; les armées de Diebitsch et de Paskevitch étaient exclusivement slaves. Et en Italie … ? Qui composait les armées les plus aisément utilisables contre les Italiens … ? Des Slaves, de nouveau. »

C'est clair: les troupes mercenaires allemandes et les gouvernements allemands se voient accorder le bénéfice de « circonstances atténuantes », puisqu'ils avaient derrière eux « l'Angleterre et la Russie », et que donc, dans une certaine mesure, ils n'étaient que des instruments. Mais derrière les paysans tchèques et croates enrôlés de force dans l'armée autrichienne, il semblerait qu'il n'y ait eu personne, c'est poussés par un pur enthousiasme réactionnaire qu'ils auraient été là où ils étaient, étant, effectivement, des « peuples contre-révolutionnaires par nature 212 » … N'ont-ils, en fin de compte, pas réussi à accomplir en plus un miracle d'une tout autre nature : en se laissant opprimer et exploiter par l'Autriche, faire de cette dernière une puissance « à moitié slave » ?

Mais comment à présent Engels juge-t-il l'insurrection de Prague dont la N.G.R. faisait l'éloge encore peu de temps auparavant et qui pouvait susciter quelques doutes sur l'idée de la nature contre-révolutionnaire du peuple tchèque ?

Il écrit : « Nous le répétons : chez les Slaves autrichiens, les soi-disant démocrates sont ou bien des canailles ou bien des songe-creux, et ces derniers, ne trouvant dans leur peuple aucun terreau pour des idées importées de l'étranger, ont été de bout en bout menés en bateau par les premiers. Au congrès slave de Prague, c'est eux qui avaient les premiers rôles. Quand les aristocrates panslavistes, ces messieurs le Comte de Thun, Palacký et consorts, trouvèrent que les chimères devenaient dangereuses, ils trahirent les rêveurs et les livrèrent à Windischgrätz et à la contre-révolution noire et jaune. Quelle ironie amère et ravageuse n'y a-t-il pas dans ce spectacle où l'on voit un congrès d'utopistes romanesques défendu par la jeunesse idéaliste de Prague, se faire brutalement disperser par des soldats de leur propre nation, où l'on voit pour ainsi dire un congrès slave militaire s'attaquer au congrès slave des utopistes ! L'armée autrichienne s'emparant de Prague, de Vienne, de Lemberg 213, de Cracovie, de Milan et de Budapest, voilà le congrès slave réel, le congrès slave en action ! 214 »

Ici aussi, donc, nous retombons sur le même argument cousu de fil blanc que nous connaissions déjà, et auquel le marxiste russe Steklov répond à juste raison :

« Comme si on ne pouvait user de la même ironie aussi envers les soldats allemands qui ont étouffé la Révolution en Allemagne, aux « canonniers et cuirassiers » français qui ont écrasé, d'abord le prolétariat, puis la République elle-même en France ! Aveuglé par son hostilité envers le mouvement slave si habilement exploité en Autriche par la réaction, Engels ne se rend pas compte de la faiblesse de son argumentation ... 215 »

Les combats de rue à Prague, « la jeunesse idéaliste de Prague » qui s'était battue si courageusement contre les troupes de Windischgrätz, tout cela ne signifiait donc rien pour Engels ? Est-ce que cela ne contre-balançait pas dans une certaine mesure le rôle du « congrès slave en action », des Slaves sous l'uniforme impérial ?

« Cela est vrai » - dit Engels - « chez les Slaves du sud plus instruits, il existait un petit parti démocratique qui, certes, ne voulait pas renoncer à sa nationalité » (pourquoi auraient-ils dû le faire?), « mais voulait la mettre au service de la liberté. Cette illusion, qui réussit à éveiller les sympathies parfaitement justifiées des démocrates d'Europe de l'ouest tant que les démocrates slaves participèrent à la lutte contre l'ennemi commun, - cette illusion fut détruite par le bombardement de Prague … Le bombardement de Prague aurait rempli toute autre nation d'une haine inextinguible contre ses oppresseurs. Mais que firent les Tchèques ? Ils baisèrent les verges qui les avaient fouettés jusqu'au sang, ils prêtèrent avec enthousiasme serment au drapeau sous lequel leurs frères avaient été massacrés et leurs femmes déshonorées. » Cela suffisait, dit-il, à démontrer « à quel point les chimères du congrès slave étaient inconsistantes et confuses », à quel point il convenait de ne pas prendre au sérieux les illusions des démocrates slaves. - Mais mieux encore : « Les combats de rue à Prague furent un tournant pour les panslavistes démocrates … À compter de ces événements, l'ensemble des tribus slaves du sud, suivant l'exemple des Croates, se mit à la disposition de la réaction autrichienne … Tandis que les Français, les Allemands, les Italiens, les Polonais, les Magyars, plantaient le drapeau de la Révolution, les Slaves se placèrent comme un seul homme sous celui de la contre-révolution. » « Les discours des planslavistes démocrates », continue-t-il, « n'ont de ce fait absolument aucun intérêt: leurs protestations démocratiques n'ont pas plus de valeur que les protestations démocratiques de la contre-révolution autrichienne officielle … Dans la pratique, la restauration de la nationalité 216 sud-slave commence par le déchaînement de la plus grande brutalité contre la Révolution autrichienne et magyare », en réalité, les Slaves « ne se sont levés en 1848 pour asseoir leur autonomie nationale que dans le but d'écraser en même temps la Révolution allemande et magyare ... »

Il est facile de voir combien la critique de Engels est unilatérale, combien il oublie les causes au-delà des faits bruts, et facile de voir qu'il n'y pas lieu de chercher, dans ce réquisitoire passionné, de jugement historique lucide. Il a bien entendu raison de fustiger le comportement contre-révolutionnaire des partis tchèques et des autres partis slaves qui ont été manipulés par l'absolutisme avant d'être remerciés à coups de pied, il a raison, dans cette situation, de demander aux « panslavistes démocrates » de prouver par des actes et non par des discours leur orientation révolutionnaire. (C'est pourquoi il faut séparer rigoureusement cet aspect de sa critique de ce qu'elle contient par ailleurs.) Mais il y avait un revers de la médaille : Qu'est-ce qui s'est produit pour que les partis slaves, après la courte phase d'ivresse, d'enthousiasme et de fraternisation des premiers mois de la Révolution, soient passés dans le camp de la contre-révolution ? Pour quelle raison est-ce que les Tchèques – malgré l'humiliation subie – se sont mis à « baiser les verges qui les avaient fouettés jusqu'au sang » ? Et la démocratie révolutionnaire était-elle au fond en droit d'espérer un autre résultat, alors qu'elle récusait à priori comme une « illusion » l'aspiration des démocrates slaves à conjuguer liberté et maintien de leur nationalité et que pour elle, (pensons à Engels lui-même) la « seule solution » à la situation créée par l'insurrection de Prague – même pour le cas où les démocrates tchèques auraient été victorieux – était une « guerre d'anéantissement des Allemands contre les Tchèques » ?

On chercherait en vain une réponse à cette question dans les deux articles d'Engels ! À la différence de ce qu'il écrivait auparavant, il ne laisse plus maintenant la moindre place à l'idée que ce sont les Allemands qui « ont trahi les Tchèques et les ont livrés aux Russes ». Tout à sa fureur, il refuse tout simplement d'admettre que les nations « historiques » elles aussi portent de leur côté une grande part de responsabilité si les Slaves sans histoire se sont tournés vers l'absolutisme pour les r protéger ; que par exemple les Allemands des Sudètes (tout comme les Tchèques) firent les yeux doux à la cour impériale dans les mois les plus critiques de la Révolution parce que, tremblant pour leurs acquis nationaux, ils subordonnèrent les intérêts de la Révolution à cet intérêt national 217, etc. Bien loin de tenir compte de ces faits, Engels exige des Tchèques et des autres Slaves un renoncement inconditionnel à leur nationalité ; comme si un tel renoncement était la chose la plus simple du monde, et comme si les nations « historiques » (c'est-à-dire leurs classes dominantes) avaient jamais été disposées à renoncer, ne serait-ce qu'à leurs privilèges nationaux, pour ne pas parler de leur nationalité ! Il reproche en outre aux Slaves de faire passer « la nationalité avant la révolution » et leur oppose les Polonais qui seraient « un peuple slave qui tient plus à la liberté qu'à l'âme slave » (mais pas qu'à l'âme polonaise), et qui de ce fait « s'assure son avenir ». Mais, répétons-le : qu'en était-il de ce point de vue des « nations historiques » révolutionnaires ? Ont-elles jamais, dans les années révolutionnaires 1848/49, été disposées à faire passer les intérêts de leurs nationalités derrière ceux de la Révolution ? Et les Slaves sans histoire n'étaient-ils pas dans une certaine mesure en droit de dire : Allez-y, donnez-nous l'exemple, montrez-nous d'abord comment on s'y prend 218 ?!

Il ressort de tout cela à vrai dire un tableau des luttes de nationalités en Autriche qui est très différent de celui dessiné par la N.G.R.. Quand on y regarde de plus près, on voit en effet que les classes dominantes de nations dites historiques se battaient en 1848/49, non seulement pour leurs États nationaux, mais en même temps pour leurs « sphères de pouvoir nationales », c'est-à-dire pour la perpétuation de l'exploitation et de l'oppression des peuples jusqu'ici asservis, alors que d'un autre côté, le mouvement des Slaves sans histoire était pour l'essentiel issu précisément d'une révolte contre la suprématie nationale et sociale de l'aristocratie féodale hongroise, polonaise et allemande et de la bourgeoisie allemande – que donc, en l'occurrence, les forces de l'avenir entraient dans l'arène en partie contre celles du passé, mais celles du passé pour la Révolution … Un tableau contradictoire qui ne fait que refléter les contradictions réelles de la Révolution de 1848, et montre sa faiblesse intrinsèque, son incapacité à maîtriser les tâches que l'histoire lui assignait.

Nous avons déjà indiqué plus haut pourquoi Engels ne pouvait pas voir ce problème de cette façon. C'est que la plupart des peuples slaves d'Autriche vivaient dans des régions que, soit la noblesse hongroise, soit la noblesse polonaise, revendiquaient comme leur « part naturelle d'héritage » ; or, les Hongrois et les Polonais étaient les seuls alliés de la Révolution allemande en Europe centrale et orientale. Comment, dans ces conditions, Engels aurait-il pu reconnaître la légitimité de la résistance opposée par les masses paysannes sud-slaves, roumaines, slovaques, ukrainiennes à l'aristocratie hongroise et polonaise en pleine activité révolutionnaire, sans remettre en question cette alliance et sans révoquer en même temps sa croyance (à vrai dire illusoire) à la mission social-révolutionnaire de la démocratie nobiliaire hongroise et polonaise, la croyance en sa capacité à faire avancer la « révolution agraire » dans l'Europe orientale ? Mais la question des peuples slaves auxquels les Allemands étaient immédiatement confrontés, n'était pas, elle non plus, si facile à résoudre. Pour des raisons économiques, géographiques et stratégiques, il paraissait indispensable de conserver la Bohème, la Moravie et la Silésie (où habitaient du reste 2 millions d'Allemands) ; les Slovènes, à la différence des Serbes et des Croates, se montrèrent en 1848 politiquement si peu actifs que leur mouvement pouvait – à ce qui semblait à Engels – être considéré comme une quantité négligeable. Est-ce qu'il fallait, pour faire plaisir à ces Slaves « éparpillés », « à moitié germanisés », à l'avenir national desquels personne ne croyait en Allemagne, mettre en péril les intérêts vitaux du futur État allemand unitaire ? Et finalement : lequel de tous les peuples sans histoire d'Autriche, sans excepter les Tchèques, pouvait à cette époque représenter un facteur révolutionnaire autonome, comme c'était le cas avec les Allemands, les Polonais et les Hongrois ? Est-ce que les intérêts de ces peuples activement révolutionnaires ne devaient pas avoir la priorité sur les vagues « rêveries » incertaines des Slaves ?

Nous saisissons maintenant pourquoi Engels ne voulait faire porter aux nations historiques d'Autriche – les Allemands, les Hongrois et les Polonais – aucune sorte de « responsabilité » concernant le passage des Slaves dans le camp de la contre-révolution. Mais il fallait quand même donner une explication au phénomène ; de quelle façon ? C'est ici que commence le péché originel théorique des articles d'Engels sur les Slaves.

Si le comportement contre-révolutionnaire des Slaves sans histoire en 1848-1849 n'était pas simplement la figure sous laquelle se manifestaient les luttes de pouvoir nationales que la renaissance de ces peuples rendait inévitables en Autriche, si la cause n'en était pas – au moins en partie - les tendances chauvines des nations historiques, alors il ne pouvait visiblement s'expliquer que par l'immaturité historique propre à ces Slaves, par leur nature contre-révolutionnaire. Et c'est effectivement ce que pense Engels ! Dans son deuxième article, il écrit : « Nous avons montré comment les mini-nations de ce type, traînées par le cours de l'histoire et contre leur gré dans le sillage des autres depuis des siècles, ne peuvent nécessairement être que contre-révolutionnaires, et comment elles l'ont été réellement pendant la Révolution de 1848. » Tous ces peuples, en effet, « ont d'abord pour mission d'être engloutis dans la tempête mondiale de la révolution. Raison pour laquelle ils sont maintenant contre-révolutionnaires ».

Nous allons maintenant examiner les preuves historiques que Engels apporte à l'appui de cette thèse.

 

Notes

202 Souligné par Engels.

203 K. Kautsky, « L'émancipation des nations », 1918. Cf. également Engels, « Révolution et contre-révolution en Allemagne » : « Le système de Metternich avait réussi à enrayer à un point inouï le développement de l'intelligence politique : la preuve en est qu'au cours des six premiers mois de 1848, on a vu aller s'enrôler avec enthousiasme dans l'armée qui se battait contre les patriotes italiens, ceux-là même qui étaient montés sur les barricades à Vienne. Mais cette regrettable confusion dans les têtes ne dura pas longtemps. »

204 P. ex. dans l'article du 22.05.1848.

205 Dans les « Memoirs of the Peace Conference » de David Lloyd George (1939), on trouve les lignes suivantes :

« The Italian sentiment about the Slavonic populations of Austria was bitter. This antagonism was not without cause. It was the Croats who had been used by the Hapsburgs to crush and keep down Italian liberty, to hunt, imprison and execute Italian patriots. Even when Magyar regiments were confounded with Ctoats, all were alike feared and hated under the same generic name of Croat. Some lines of Clough (poète et savant anglais, 1819-1861) have embodied this conviction burned into the Italian heart, that the Croat was the instrument of Austrian tyranny :

I see the Croat soldier stand,

Upon the grass of your redoubts ;

The eagle with his black wings flouts

The breath and Beauty of your land. »

206 Mais dans l'armée assiégeante, qui comptait environ 70 000 hommes, il y avait aussi de nombreuses troupes allemandes. Bach cite les cuirassiers « Mengen » de Basse-Autriche, n°6, les grenadiers « Wellington » de Bohème allemande, n°42, les bataillons allemands "Hess" n° 49, les « Deutschmeister » bien connus, etc.

207 Correspondance de Vienne du 5.10.1848 : « Croyez-vous que l'armée de Jelačić ne soit composée que de Croates ? C'est la plus jésuitique, la plus sordide espèce de machiavélisme qui cherche à abuser l'opinion publique avec de tels contes de fée ; ce sont des troupes allemandes qui font la force de Jelačić. Toute son artillerie est allemande, ses pionniers, ses pontonniers sont allemands, sa cavalerie comprend six escadrons du régiments allemand des cuirassiers de Hardegg, huit escadrons du régiment allemand de chevau-légers de Kreeß ; ses officiers d'État-Major appartiennent tous à l'armée autrichienne, il n'y a que des Allemands. » (N.G.R., n°114 du 12.10.1848)

208 Cf. le passage suivant du « deuxième appel aux Slaves » de Bakounine, 1849 : « La plupart des armées permanentes d'Europe sont de simples machines aux mains de leurs commandants, de terribles machines diaboliques inventées pour soumettre les peuples au knout. Est-ce que les soldats tchèques n'ont pas, en juin, brandi une main parricide contre Prague ? Est-ce que les soldats polonais n'ont pas semé la désolation contre leurs propres frères en Galicie et à Cracovie ? Est-ce que, enfin, les soldats allemands n'ont pas, avec les Croates, bombardé et pillé la capitale allemande, Vienne ? Quoi d'étonnant à ce que des soldats russes combattent contre la liberté slave ? » (V. Čejchan, « Bakounine en Bohème » (en tchèque), 1928, p. 198.)

209 Cf . le discours de Schuselka au Reichstag de Vienne : « Nous nous armons pour protéger la liberté, mais nous devons continuer à considérer le maintien de l'ordre comme notre tâche essentielle, pour ne pas faire surgir le contraire de la liberté. Mobiliser la milice rurale serait périlleux, même si bien sûr nous saluons comme il se doit le dévouement et l'esprit de sacrifice du peuple des campagnes. (Profond silence dans l'assemblée.) Mais nous n'avons pas pour autant totalement refusé les propositions des campagnes ; nous avons maintenu les liens ... » (N.G.R., n° 117 du 15.10.1848) Le Polonais Potocki vint appuyer le valeureux Schuselka : « Si c'est à un appel aux armes que l'on pense, alors je me dois de rappeler l'année 1846 [cf. chap. 3 de la section précédente]. Nous ne pouvons pas vouloir susciter des scènes du même genre (!) ». N.G.R. du 22.10.1848.

210 Ibid., 3.10 – cf. également l'éditorial du 6.11.

211 N.G.R., 30.11.

212 «  … Pour le moment, on sait seulement qu'ébranlée jusque dans ses fondations, l'Autriche ne se maintient en vie et n'est provisoirement consolidée, que grâce à l'enthousiasme noir et jaune des Slaves ; que ce sont les Croates, les Slovènes, les Dalmates, les Tchèques, les Moraves et les Ruthènes qui ont fourni leurs contingents à un Windischgrätz et à un Jelačić pour écraser la Révolution à Vienne, à Cracovie, à Lemberg, en Hongrie ... » Le lecteur serait ici tenté de croire que l'armée autrichienne de 1848/49 n'était composée que de volontaires slaves ...

213 Deux bataillons de « Deutschmeister » (Allemands de Basse-Autriche) ont aussi participé au bombardement de Lemberg (1-2 novembre 1848). (N.G.R., n° 145 du 17.11.)

214 À rapprocher d'un passage analogue dans les articles de Engels sur « Révolution et contre-révolution en Allemagne » (1852) : « Les Bohémiens et les Croates convoquèrent alors à Prague un congrès slave qui devait préparer la fraternisation universelle des Slaves … Au même moment, se rassemblait à Prague un autre congrès slave, sous la figure d'uhlans galiciens, de grenadiers croates et slovaques et de canonniers et cuirassiers de Bohème. Et ce congrès en armes, véritable congrès slave aux ordres de Windischgrätz, chassa de la ville en moins de 24 heures les fondateurs d'une suprématie slave imaginaire et les dispersa à tous vents. »

215 J. Steklov, « M. Bakounine, sa vie et son oeuvre » (en russe), 1920, vol. I, p. 242.

216 Ici de nouveau au sens d'existence étatique.

217 .Voir Bach, op. cit., p. 756-7

218 Sans l'avoir cherché, les propos d'Engels lui-même (dans sa brochure « Le Po et le Rhin », 1859) nous reviennent en mémoire : « Nous pouvons nous passer de bien des choses qui sont liées aux frontières de notre territoire et nous entraînent dans des complications que nous ferions mieux d'éviter. Mais il en va de même pour d'autres que nous ; qu'ils nous donnent l'exemple du désintéressement ou qu'ils se taisent. »

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