1867 |
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Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste
VIII° section : L'accumulation primitive
L'expropriation et l'expulsion, par secousses toujours renouvelées, des cultivateurs fournit, comme on l'a vu, à l'industrie des villes des masses de prolétaires recrutés entièrement en dehors du milieu corporatif, circonstance heureuse qui fait croire au vieil Anderson (qu'il ne faut pas confondre avec James Anderson), dans son Histoire du commerce, à une intervention directe de la Providence. Il nous faut nous arrêter un instant encore à cet élément de l'accumulation primitive. La raréfaction de la population campagnarde composée de paysans indépendants, cultivant leurs propres champs, n'entraîna pas seulement la condensation du prolétariat industriel, de même que, suivant l'hypothèse de Geoffroy Saint-HiIaire, la raréfaction de la matière cosmique sur un point en entraîne la condensation sur un autre [1]. Malgré le nombre décroissant de ses cultivateurs, le sol rapporta autant, et même plus de produits qu'auparavant, parce que la révolution dans les conditions de la propriété foncière était accompagnée du perfectionnement des méthodes de culture, de la coopération sur une plus grande échelle, de la concentration des moyens de production, etc. En outre, les salariés agricoles furent astreints à un labeur plus intense [2], tandis que le champ qu'ils exploitaient pour leur propre compte et à leur propre bénéfice se rétrécissait progressivement, le fermier s'appropriant ainsi de plus en plus tout leur temps de travail libre. C'est de cette manière que les moyens de subsistance d'une grande partie de la population rurale se trouvèrent disponibles en même temps qu'elle et qu'ils durent figurer à l'avenir comme élément matériel du capital variable. Désormais le paysan dépossédé dut en acheter la valeur, sous forme de salaire, de son nouveau maître, le capitaliste manufacturier. Et il en fut des matières premières de l'industrie provenant de l'agriculture comme des subsistances : elles se transformèrent en élément du capital constant.
Figurons-nous, par exemple, une partie des paysans westphaliens, qui du temps de Frédéric II, filaient tous le lin, brusquement expropriée du sol, et la partie restante convertie en journaliers de grandes fermes. En même temps s'établissent des filatures et des tissanderies de dimensions plus ou moins considérables, où les ci-devant paysans sont embauchés comme salariés.
Le lin ne paraît pas autre que jadis, pas une de ses fibres n'est changée, mais une nouvelle âme sociale s'est, pour ainsi dire, glissée dans son corps. Il fait désormais partie du capital constant du maître manufacturier. Réparti autrefois entre une multitude de petits producteurs qui le cultivaient eux-mêmes et le filaient en famille par petites fractions, il est aujourd'hui concentré dans les mains d'un capitaliste pour qui d'autres filent et tissent. Le travail supplémentaire dépensé dans le filage se convertissait autrefois en un supplément de revenu pour d'innombrables familles de paysans, ou, si l'on veut, puisque nous sommes au temps de Frédéric, en impôts « pour le roi de Prusse ». Il se convertit maintenant en profit pour un petit nombre de capitalistes. Les rouets et les métiers, naguère dispersés sur la surface du pays, sont à présent rassemblés dans quelques grands ateliers-casernes, ainsi que les travailleurs et les matières premières. Et rouets, métiers et matières premières, ayant cessé de servir de moyens d'existence indépendante à ceux qui les manœuvrent, sont désormais métamorphosés en moyens de commander des fileurs et des tisserands et d'en pomper du travail gratuit [3].
Les grandes manufactures ne trahissent pas à première vue leur origine comme les grandes fermes. Ni la concentration des petits ateliers dont elles sont sorties, ni le grand nombre de petits producteurs indépendants qu'il a fallu exproprier pour les former ne laissent de traces apparentes.
Néanmoins l'intuition populaire ne s'y laisse point tromper. Du temps de Mirabeau, le lion révolutionnaire, les grandes manufactures portaient encore le nom de « manufactures réunies », comme on parle à présent de « terres réunies ». Mirabeau dit : « On ne fait attention qu'aux grandes manufactures, où des centaines d'hommes travaillent sous un directeur, et que l'on nomme communément manufactures réunies. Celles où un très grand nombre d'ouvriers travaillent chacun séparément, et chacun pour son propre compte, sont à peine considérées; on les met à une distance infinie des autres. C'est une très grande erreur; car ces dernières font seules un objet de prospérité nationale vraiment importante... La fabrique réunie enrichira prodigieusement un ou deux entrepreneurs, mais les ouvriers ne seront que des journaliers plus ou moins payés, et ne participeront en rien au bien de l'entreprise. Dans la fabrique séparée, au contraire, personne ne deviendra riche, mais beaucoup d'ouvriers seront à leur aise; les économes et les industrieux pourront amasser un petit capital, se ménager quelque ressource pour la naissance d'un enfant, pour une maladie, pour eux-mêmes, ou pour quelqu'un des leurs. Le nombre des ouvriers économes et industrieux augmentera, parce qu'ils verront dans la bonne conduite, dans l'activité, un moyen d'améliorer essentiellement leur situation, et non d'obtenir un petit rehaussement de gages, qui ne peut jamais être un objet important pour l'avenir, et dont le seul produit est de mettre les hommes en état de vivre un peu mieux, mais seulement au jour le jour... Les manufactures réunies, les entreprises de quelques particuliers qui soldent des ouvriers au jour la journée, pour travailler à leur compte, peuvent mettre ces particuliers à leur aise; mais elles ne feront jamais un objet digne de l'attention des gouvernements [4]. » Ailleurs il désigne les manufactures séparées, pour la plupart combinées avec la petite culture, comme « les seules libres ». S'il affirme leur supériorité comme économie et productivité sur les « fabriques réunies » et ne voit dans celles-ci que des fruits de serre gouvernementale, cela s'explique par l'état où se trouvaient alors la plupart des manufactures continentales.
Les événements qui transforment les cultivateurs en salariés, et leurs moyens de subsistance et de travail en éléments matériels du capital, créent à celui-ci son marché intérieur. Jadis la même famille paysanne façonnait d'abord, puis consommait directement - du moins en grande partie - les vivres et les matières brutes, fruits de son travail. Devenus maintenant marchandises, ils sont vendus en gros par le fermier, auquel les manufactures fournissent le marché. D'autre part, les ouvrages tels que fils, toiles, laineries ordinaires, etc., - dont les matériaux communs se trouvaient à la portée de toute famille de paysans - jusque-là produits à la campagne, se convertissent dorénavant en articles de manufacture auxquels la campagne sert de débouché, tandis que la multitude de chalands dispersés, dont l'approvisionnement local se tirait en détail de nombreux petits producteurs travaillant tous à leur compte, se concentre dès lors et ne forme plus qu'un grand marché pour le capital industriel [5]. C'est ainsi que l'expropriation des paysans, leur transformation en salariés, amène l'anéantissement de l'industrie domestique des campagnes, le divorce de l'agriculture d'avec toute sorte de manufacture. Et, en effet, cet anéantissement de l'industrie domestique du paysan peut seul donner au marché intérieur d'un pays l'étendue et la constitution qu'exigent les besoins de la production capitaliste.
Pourtant la période manufacturière proprement dite ne parvient point à rendre cette révolution radicale. Nous avons vu qu'elle ne s'empare de l'industrie nationale que d'une manière fragmentaire, sporadique, ayant toujours pour base principale les métiers des villes et l'industrie domestique des campagnes. Si elle détruit celle-ci sous certaines formes, dans certaines branches particulières et sur certains points, elle la fait naître sur d'autres, car elle ne saurait s'en passer pour la première façon des matières brutes. Elle donne ainsi lieu à la formation d'une nouvelle classe de petits laboureurs pour lesquels la culture du sol devient l'accessoire, et le travail industriel, dont l'ouvrage se vend aux manufactures, soit directement, soit par l'intermédiaire du commerçant, l'occupation principale. Il en fut ainsi, par exemple, de la culture du lin sur la fin du règne d'Elisabeth. C'est là une des circonstances qui déconcertent lorsqu'on étudie de près l'histoire de l'Angleterre. En effet, dès le dernier tiers du XV° siècle, les plaintes contré l'extension croissante de l'agriculture capitaliste et la destruction progressive des paysans indépendants ne cessent d'y retentir que pendant de courts intervalles, et en même temps on retrouve constamment ces paysans, quoique en nombre toujours moindre et dans des conditions de plus en plus empirées. Exceptons pourtant le temps de Cromwell : tant que la République dura, toutes les couches de la population anglaise se relevèrent de la dégradation où elles étaient tombées sous le règne des Tudors.
Cette réapparition des petits laboureurs est en partie, comme nous venons de le voir, l'effet du régime manufacturier lui-même, mais la raison première en est que l'Angleterre s'adonne de préférence tantôt à la culture des grains, tantôt à l'élève du bétail, et que ses périodes d'alternance embrassent les unes un demi-siècle, les autres à peine une vingtaine d'années; le nombre des petits laboureurs travaillant à leur compte varie aussi conformément à ces fluctuations.
C'est la grande industrie seule qui, au moyen des machines, fonde l'exploitation agricole capitaliste, sur une base permanente, qui fait radicalement exproprier l'immense majorité de la population rurale, et consomme la séparation de l'agriculture d'avec l'industrie domestique des campagnes, en en extirpant les racines - le filage et le tissage. Par exemple : « des manufactures proprement dites et de la destruction des manufactures rurales ou domestiques sort, à l'avènement des machines, la grande industrie lainière [6]. » « La charrue, le joug », s'écrie M. David Urquhart, furent l'invention des dieux et l'occupation des héros : le métier à tisser, le fuseau et le rouet ont-ils une moins noble origine ? Vous séparez le rouet de la charrue, le fuseau du joug, et vous obtenez des fabriques et des workhouses, du crédit et des paniques, deux nations hostiles, l'une agricole, l'autre commerciale [7]. » Mais de cette séparation fatale datent le développement nécessaire des pouvoirs collectifs du travail et la transformation de la production morcelée, routinière, en production combinée, scientifique. L'industrie mécanique consommant cette séparation, c'est elle aussi qui la première conquiert au capital tout le marché intérieur.
Les philanthropes de l'économie anglaise, tels que J. Stuart Mill, Rogers, Goldwin Smith, Fawcett, etc., les fabricants libéraux, les John Brighht et consorts, interpellent les propriétaires fonciers de l'Angleterre comme Dieu interpella Caïn sur son frère Abel. Où s'en sont-ils allés, s'écrièrent-ils, ces milliers de francs-tenanciers (freeholders) ? Mais vous-mêmes, d'où venez-vous, sinon de la destruction de ces freeholders ? Pourquoi ne demandez-vous pas aussi ce que sont devenus les tisserands, les fileurs et tous les gens de métiers indépendants ?
Notes
[1] Dans ses Notions de philosophie naturelle, Paris, 1838.
[2] Un point que sir James Steuart fait ressortir.
[3] « Je permettrai, dit le capitaliste, que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander. » (J.-J. Rousseau : Discours sur l'économie politique.)
[4] Mirabeau : De la Monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, Londres, 1788, III, p. 20, 21, 109.
[5] « Vingt livres de laine tranquillement converties en hardes de paysan par la propre industrie de la famille, pendant les moments de loisir que lui laisse le travail rural, - cela ne fait pas grand fracas : mais portez-les au marché, envoyez-les à la fabrique, de là au courtier, puis au marchand, et vous aurez de grandes opérations commerciales et un capital nominal engagé, représentant vingt fois la valeur de l'objet... La classe productive est ainsi mise à contribution afin de soutenir une misérable population de fabrique, une classe de boutiquiers parasites et un système commercial, monétaire et financier absolument fictif. » (David Urquhart, l. c., p. 120.)
[6] Tuckett, l. c., vol. I, p. 144.
[7] David Urquhart, l. c., p. 122. Mais voici Carey qui accuse l'Angleterre, non sans raison assurément, de vouloir convertir tous les autres pays en pays purement agricoles pour avoir seule le monopole des fabriques. Il prétend que c'est ainsi que la Turquie a été ruinée, l'Angleterre « n'ayant jamais permis aux propriétaires et cultivateurs du sol turc de se fortifier par l'alliance naturelle de la charrue et du métier, du marteau et de la herse » (The Slave Trade, etc., p. 125). D'après lui, D. Urquhart lui-même aurait été un des principaux agents de la ruine de la Turquie en y propageant dans l'intérêt anglais la doctrine du libre-échange. Le plus joli, c'est que Carey, grand admirateur du gouvernement russe, veut prévenir la séparation du travail industriel d'avec le travail agricole au moyen du système protectionniste, qui n'en fait qu'accélérer la marche.