1867 |
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Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste
I° section : la marchandise et la monnaie
Les marchandises ne peuvent point aller elles-mêmes au marché ni s'échanger elles-mêmes entre elles. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et conducteurs, c'est-à-dire vers leurs possesseurs. Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n'opposent à l'homme aucune résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en d'autres termes s'en emparer [1] . Pour mettre ces choses en rapport les unes avec les autres à titre de marchandises, leurs gardiens doivent eux-mêmes se mettre en rapport entre eux à titre de personnes dont la volonté habite dans ces choses mêmes, de telle sorte que la volonté de l'un est aussi la volonté de l'autre et que chacun s'approprie la marchandise étrangère en abandonnant la sienne, au moyen d'un acte volontaire commun. Ils doivent donc se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés. Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, légalement développé ou non, n'est que le rapport des volontés dans lequel se reflète le rapport économique. Son contenu est donné par le rapport économique lui-même [2] . Les personnes n'ont affaire ici les unes aux autres qu'autant qu'elles mettent certaines choses en rapport entre elles comme marchandises. Elles n'existent les unes pour les autres qu'à titre de représentants de la marchandise qu'elles possèdent. Nous verrons d'ailleurs dans le cours du développement que les masques divers dont elles s'affublent suivant les circonstances ne sont que les personnifications des rapports économiques qu'elles maintiennent les unes vis-à-vis des autres.
Ce qui distingue surtout l'échangiste de sa marchandise, c'est que pour celle-ci toute autre marchandise n'est qu'une forme d'apparition de sa propre valeur. Naturellement débauchée et cynique, elle est toujours sur le point d'échanger son âme et même son corps avec n'importe quelle autre marchandise, cette dernière fût-elle aussi dépourvue d'attraits que Maritorne. Ce sens qui lui manque pour apprécier le côté concret de ses surs, l'échangiste le compense et le développe par ses propres sens à lui, au nombre de cinq et plus. Pour lui, la marchandise n'a aucune valeur utile immédiate; s'il en était autrement, il ne la mènerait pas au marché. La seule valeur utile qu'il lui trouve, c'est qu'elle est porte-valeur, utile à d'autres et, par conséquent, un instrument d'échange [3] . Il veut donc l'aliéner pour d'autres marchandises dont la valeur d'usage puisse le satisfaire. Toutes les marchandises sont des non-valeurs d'usage pour ceux qui les possèdent et des valeurs d'usage pour ceux qui ne les possèdent pas. Aussi faut-il qu'elles passent d'une main dans l'autre sur toute la ligne. Mais ce changement de mains constitue leur échange, et leur échange les rapporte les unes aux autres comme valeurs et les réalise comme valeurs. Il faut donc que les marchandises se manifestent comme valeurs, avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs d'usage.
D'un autre côté, il faut que leur valeur d'usage soit constatée avant qu'elles puissent se réaliser comme valeurs ; car le travail humain dépensé dans leur production ne compte qu'autant qu'il est dépensé sous une forme utile à d'autres. Or, leur échange seul peut démontrer si ce travail est utile à d'autres, c'est-à-dire si son produit peut satisfaire des besoins étrangers.
Chaque possesseur de marchandise ne veut l'aliéner que contre une autre dont la valeur utile satisfait son besoin. En ce sens, l'échange n'est pour lui qu'une affaire individuelle. En outre, il veut réaliser sa marchandise comme valeur dans n'importe quelle marchandise de même valeur qui lui plaise, sans s'inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l'autre une valeur utile ou non. Dans ce sens, l'échange est pour lui un acte social général. Mais le même acte ne peut être simultanément pour tous les échangistes de marchandises simplement individuel et, en même temps, simplement social et général.
Considérons la chose de plus près : pour chaque possesseur de marchandises, toute marchandise étrangère est un équivalent particulier de la sienne ; sa marchandise est, par conséquent, l'équivalent général de toutes les autres. Mais comme tous les échangistes se trouvent dans le même cas, aucune marchandise n'est équivalent général, et la valeur relative des marchandises ne possède aucune forme générale sous laquelle elles puissent être comparées comme quantités de valeur. En un mot, elles ne jouent pas les unes vis-à-vis des autres le rôle de marchandises mais celui de simples produits ou de valeurs d'usage.
Dans leur embarras, nos échangistes pensent comme Faust : au commencement était l'action. Aussi ont-ils déjà agi avant d'avoir pensé, et leur instinct naturel ne fait que confirmer les lois provenant de la nature des marchandises. Ils ne peuvent comparer leurs articles comme valeurs et, par conséquent, comme marchandises qu'en les comparant à une autre marchandise quelconque qui se pose devant eux comme équivalent général. C'est ce que l'analyse précédente a déjà démontré. Mais cet équivalent général ne peut être le résultat que d'une action sociale. Une marchandise spéciale est donc mise à part par un acte commun des autres marchandises et sert à exposer leurs valeurs réciproques. La forme naturelle de cette marchandise devient ainsi la forme équivalent socialement valide. Le rôle d'équivalent général est désormais la fonction sociale spécifique de la marchandise exclue, et elle devient argent.
« Illi unum consilium habent et virtutem et potestatem suam bestiæ tradunt. Et ne quis possit emere aut vendere, nisi qui habet characterem aut nomen bestiæ, aut numerum nominis ejus » (Apocalypse) [4] .
L'argent est un cristal qui se forme spontanément dans les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait égalisés entre eux et, par cela même, transformés en marchandises. Le développement historique de l'échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandises et développe en même temps l'opposition que recèle leur nature, celle de valeur d'usage et de valeur. Le besoin même du commerce force à donner un corps à cette antithèse, tend à faire naître une forme valeur palpable et ne laisse plus ni repos ni trêve jusqu'à ce que cette forme soit enfin atteinte par le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent. A mesure donc que s'accomplit la transformation générale des produits du travail en marchandises, s'accomplit aussi la transformation de la marchandise en argent [5] .
Dans l'échange immédiat des produits, l'expression de la valeur revêt d'un côté la forme relative simple et de l'autre ne la revêt pas encore. Cette forme était : x marchandise A = y marchandise B. La forme de l'échange immédiat est : x objets d'utilité A = y objets d'utilité B [6] . Les objets A et B ne sont point ici des marchandises avant l'échange, mais le deviennent seulement par l'échange même. Dès le moment qu'un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse d'être valeur d'usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d'échange. Les choses sont par elles-mêmes extérieures à l'homme et, par conséquent, aliénables. Pour que l'aliénation soit réciproque, il faut tout simplement que des hommes se rapportent les uns aux autres, par une reconnaissance tacite, comme propriétaires privés de ces choses aliénables et, par là même, comme personnes indépendantes. Cependant, un tel rapport d'indépendance réciproque n'existe pas encore pour les membres d'une communauté primitive, quelle que soit sa forme, famille patriarcale, communauté indienne, Etat inca comme au Pérou, etc. L'échange des marchandises commence là où les communautés finissent, à leurs points de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de ces dernières communautés. Dès que les choses sont une fois devenues des marchandises dans la vie commune avec l'étranger, elles le deviennent également par contrecoup dans la vie commune intérieure. La proportion dans laquelle elles s'échangent est d'abord purement accidentelle, Elles deviennent échangeables par l'acte volontaire de leurs possesseurs qui se décident à les aliéner réciproquement. Peu à peu, le besoin d'objets utiles provenant de l'étranger se fait sentir davantage et se consolide. La répétition constante de l'échange en fait une affaire sociale régulière, et, avec le cours du temps, une partie au moins des objets utiles est produite intentionnellement en vue de l'échange. A partir de cet instant, s'opère d'une manière nette la séparation entre l'utilité des choses pour les besoins immédiats et leur utilité pour l'échange à effectuer entre elles, c'est à-dire entre leur valeur d'usage et leur valeur d'échange. D'un autre côté, la proportion dans laquelle elles s'échangent commence à se régler par leur production même. L'habitude les fixe comme quantités de valeur.
Dans l'échange immédiat des produits, chaque marchandise est moyen d'échange immédiat pour celui qui la possède, mais pour celui qui ne la possède pas, elle ne devient équivalent que dans le cas où elle est pour lui une valeur d'usage. L'article d'échange n'acquiert donc encore aucune forme valeur indépendante de sa propre valeur d'usage ou du besoin individuel des échangistes. La nécessité de cette forme se développe à mesure qu'augmentent le nombre et la variété des marchandises qui entrent peu à peu dans l'échange, et le problème éclôt simultanément avec les moyens de le résoudre. Des possesseurs de marchandises n'échangent et ne comparent jamais leurs propres articles avec d'autres articles différents, sans que diverses marchandises soient échangées et comparées comme valeurs par leurs maîtres divers avec une seule et même troisième espèce de marchandise. Une telle troisième marchandise, en devenant équivalent pour diverses autres, acquiert immédiatement, quoique dans d'étroites limites, la forme équivalent général ou social. Cette forme générale naît et disparaît avec le contact social passager qui l'a appelée à la vie, et s'attache rapidement et tour à tour tantôt à une marchandise, tantôt à l'autre. Dès que l'échange a atteint un certain développement, elle s'attache exclusivement à une espèce particulière de marchandise, ou se cristallise sous forme argent. Le hasard décide d'abord sur quel genre de marchandises elle reste fixée ; on peut dire cependant que cela dépend en général de deux circonstances décisives. La forme argent adhère ou bien aux articles d'importation les plus importants qui révèlent en fait les premiers la valeur d'échange des produits indigènes, ou bien aux objets ou plutôt à l'objet utile qui forme l'élément principal de la richesse indigène aliénable, comme le bétail, par exemple. Les peuples nomades développent les premiers la forme argent parce que tout leur bien et tout leur avoir se trouve sous forme mobilière, et par conséquent immédiatement aliénable. De plus, leur genre de vie les met constamment en contact avec des sociétés étrangères, et les sollicite par cela même à l'échange des produits. Les hommes ont souvent f ait de l'homme même, dans la figure de l'esclave, la matière primitive de leur argent ; il n'en a jamais été ainsi du sol. Une telle idée ne pouvait naître que dans une société bourgeoise déjà développée. Elle date du dernier tiers du XVIIe siècle ; et sa réalisation n'a été essayée sur une grande échelle, par toute une nation, qu'un siècle plus tard, dans la révolution de 1789, en France.
A mesure que l'échange brise ses liens purement locaux, et que par suite la valeur des marchandises représente de plus en plus le travail humain en général, la forme argent passe à des marchandises que leur nature rend aptes à remplir la fonction sociale d'équivalent général, c'est-à-dire aux métaux précieux.
Que maintenant bien que, « par nature, l'or et l'argent ne soient pas monnaie, mais [que] la monnaie soit, par nature, or et argent [7] », c'est ce que montrent l'accord et l'analogie qui existent entre les propriétés naturelles de ces métaux et les fonctions de la monnaie [8] . Mais jusqu'ici nous ne connaissons qu'une fonction de la monnaie, celle de servir comme forme de manifestation de la valeur des marchandises, ou comme matière dans laquelle les quantités de valeur des marchandises s'expriment socialement. Or, il n'y a qu'une seule matière qui puisse être une forme propre à manifester la valeur ou servir d'image concrète du travail humain abstrait et conséquemment égal, c'est celle dont tous les exemplaires possèdent la même qualité uniforme. D'un autre côté, comme des valeurs ne diffèrent que par leur quantité, la marchandise monnaie doit être susceptible de différences purement quantitatives ; elle doit être divisible à volonté et pouvoir être recomposée avec la somme de toutes ses parties. Chacun sait que l'or et l'argent possèdent naturellement toutes ces propriétés.
La valeur d'usage de la marchandise monnaie devient double. Outre sa valeur d'usage particulière comme marchandise — ainsi l'or, par exemple, sert de matière première pour articles de luxe, pour boucher les dents creuses, etc. elle acquiert une valeur d'usage formelle qui a pour origine sa fonction sociale spécifique.
Comme toutes les marchandises ne sont que des équivalents particuliers de l'argent, et que ce dernier est leur équivalent général, il joue vis-à-vis d'elles le rôle de marchandise universelle, et elles ne représentent vis-à-vis de lui que des marchandises particulières [9] .
On a vu que la forme argent ou monnaie n'est que le reflet des rapports de valeur de toute sorte de marchandises dans une seule espèce de marchandise. Que l'argent lui-même soit marchandise, cela ne peut donc être une découverte que pour celui qui prend pour point de départ sa forme tout achevée pour en arriver à son analyse ensuite [10] . Le mouvement des échanges donne à la marchandise qu'il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique. Confondant deux choses aussi disparates, on a été amené à considérer l'argent et l'or comme des valeurs purement imaginaires [11] . Le fait que l'argent dans certaines de ses fonctions peut être remplacé par de simples signes de lui-même a fait naître cette autre erreur qu'il n'est qu'un simple signe.
D'un autre côté, il est vrai, cette erreur faisait pressentir que, sous l'apparence d'un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social. Dans ce sens, toute marchandise serait un signe, parce qu'elle n'est valeur que comme enveloppe matérielle du travail humain dépensé dans sa production [12] . Mais dès qu'on ne voit plus que de simples signes dans les caractères sociaux que revêtent les choses, ou dans les caractères matériels que revêtent les déterminations sociales du travail sur la base d'un mode particulier de production, on leur prête le sens de fictions conventionnelles, sanctionnées par le prétendu consentement universel des hommes.
C'était là le mode d'explication en vogue au XVIIIe siècle ; ne pouvant encore déchiffrer ni l'origine ni le développement des formes énigmatiques des rapports sociaux, on s'en débarrassait en déclarant qu'elles étaient d'invention humaine et non pas tombées du ciel.
Nous avons déjà fait la remarque que la forme équivalent d'une marchandise ne laisse rien savoir sur le montant de sa quantité de valeur. Si l'on sait que l'or est monnaie, c'est-à-dire échangeable contre toutes les marchandises, on ne sait point pour cela combien valent par exemple 10 livres d'or. Comme toute marchandise, l'argent ne peut exprimer sa propre quantité de valeur que, relativement, dans d'autres marchandises. Sa valeur propre est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production, et s'exprime dans le quantum de toute autre marchandise qui a exigé un travail de même durée [13] . Cette fixation de sa quantité de valeur relative a lieu à la source même de sa production dans son premier échange. Dès qu'il entre dans la circulation comme monnaie, sa valeur est donnée. Déjà dans les dernières années du XVIIe siècle, on avait bien constaté que la monnaie est marchandise ; l'analyse n'en était cependant qu'à ses premiers pas. La difficulté ne consiste pas à comprendre que la monnaie est marchandise, mais à savoir comment et pourquoi une marchandise devient monnaie [14] .
Nous avons déjà vu que dans l'expression de valeur la plus simple x marchandise A = y marchandise B, l'objet dans lequel la quantité de valeur d'un autre objet est représentée semble posséder sa forme équivalent, indépendamment de ce rapport, comme une propriété sociale qu'il tire de la nature. Nous avons poursuivi cette fausse apparence jusqu'au moment de sa consolidation. Cette consolidation est accomplie dès que la forme équivalent général s'est attachée exclusivement à une marchandise particulière ou s'est cristallisée sous forme argent. Une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises expriment en elle réciproquement leurs valeurs ; tout au contraire, ces dernières paraissent exprimer en elle leurs valeurs parce qu'elle est argent. Le mouvement qui a servi d'intermédiaire s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Les marchandises trouvent, sans paraître y avoir contribué en rien, leur propre valeur représentée et fixée dans le corps d'une marchandise qui existe à côté et en dehors d'elles. Ces simples choses, argent et or, telles qu'elles sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt comme incarnation immédiate de tout travail humain. De là la magie de l'argent.
Notes
[1] Dans le XIIe siècle, si renommé pour sa piété, on trouve souvent parmi les marchandises des choses très délicates. Un poète français de cette époque signale, par exemple, parmi les marchandises qui se voyaient sur le marché du Landit, à côté des étoffes, des chaussures, des cuirs et des instruments d'agriculture, « des femmes folles de leurs corps ».
[2] Bien des gens puisent leur idéal de justice dans les rapports juridiques qui ont leur origine dans la société basée sur la production marchande, ce qui, soit dit en passant, leur fournit agréablement la preuve que ce genre de production durera aussi longtemps que la justice elle-même. Ensuite, dans cet idéal, tiré de la société actuelle, ils prennent lent point d'appui pour réformer cette société et son droit. Que penserait-on d'un chimiste qui, au lieu d'étudier les lois des combinaisons matérielles et de résoudre sur cette base des problèmes déterminés, voudrait transformer ces combinaisons d'après les « idées éternelles de l'affinité et de la naturalité ? » Sait-on quelque chose de plus sur « l'usure », par exemple, quand on dit qu'elle est en contradiction avec la « justice éternelle » et l'« équité éternelle », que n'en savaient les Pères de l'Église quand ils en disaient autant en proclamant sa contradiction avec la « grâce éternelle, la foi éternelle et la volonté éternelle de Dieu » ?
[3] « Car l'usage de chaque chose est de deux sortes : l'une est propre à la chose comme telle, l'autre non ; une sandale, par exemple, sert de chaussure et de moyen d'échange. Sous ces deux points de vue, la sandale est une valeur d'usage, car celui qui l'échange pour ce qui lui manque, la nourriture, je suppose, se sert aussi de la sandale comme sandale, mais non dans son genre d'usage naturel, car elle n'est pas là précisément pour l'échange. » (ARISTOTE, De Rep., l. I, ch. IX.)
[4] « Ils ont tous un même dessein et ils donneront à la bête leur force et leur puissance. » (Apocalypse, XVII, 13) « Et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. » (Apocalypse, XIII, 17, trad. Lemaistre de Sacy.)
[5] On peut d'après cela apprécier le socialisme bourgeois qui veut éterniser la production marchande et, en même temps, abolir « l'opposition de marchandise et argent », c'est-à-dire l'argent lui-même, car il n'existe que dans cette opposition. Voir sur ce sujet : Contribution..., p. 61.
[6] Tant que deux objets utiles différents ne sont pas encore échangés, mais qu'une masse chaotique de choses est offerte comme équivalent pour une troisième, ainsi que nous le voyons chez les sauvages, l'échange immédiat des produits n'est lui-même qu'à son berceau.
[7] Karl MARX, Contribution..., p. 121, — « Les métaux précieux ... sont naturellement monnaie » (GALIANI, Della Monetta, dans le recueil de Custodi, Parte moderna, t. III, p. 137).
[8] V. de plus amples détails à ce sujet dans mon ouvrage déjà cité, ch. « Les métaux précieux ».
[9] « L'argent est la marchandise universelle. » (VERRI, Meditazioni sulla Economia Politica, p. 16.)
[10] « L'argent et l'or eux-mêmes, auxquels nous pouvons donner le nom général de lingots, sont ... des marchandises ... dont la valeur ... hausse et baisse. Le lingot a une plus grande valeur là où, avec un moindre poids, on achète une plus grande quantité de produits ou de marchandises du pays. » (A Discourse on the general notions of Money, Trade and Exchange, as they stand in relations to each other, by a Merchant, London, 1695, p. 7.) « L'argent et l'or, monnayés ou non, quoiqu'ils servent de mesure à toutes les autres choses, sont des marchandises tout aussi bien que le vin, l'huile, le tabac, le drap et les étoffes. » (A Discourse concerning Trade, and that in particular of the East Indies, etc., London, 1689, p. 2.) « Les fonds et les richesses du royaume ne peuvent pas consister exclusivement en monnaie, et* l'or et l'argent ne doivent pas être exclus du nombre des marchandises. » (The East India Trade, a most profitable Trade..., London, 1677, p. 4.)
[11] « L'or et l'argent ont leur valeur comme métaux avant qu'ils deviennent monnaie. »(GALIANI, op. cit., p. 72.) Locke dit : « Le commun consentement des hommes assigna une valeur imaginaire à l'argent, à cause de ses qualités qui le rendaient propre à la monnaie. » Law, au contraire : « Je ne saurais concevoir comment différentes nations pourraient donner une valeur imaginaire à aucune chose ... ou comment cette valeur imaginaire pourrait avoir été maintenue ? » Mais il n'entendait rien lui-même à cette question, car ailleurs il s'exprime ainsi : « L'argent s'échangeait sur le pied de ce qu'il était évalué pour les usages », c'est-à-dire d'après sa valeur réelle ; « il reçut une valeur additionnelle ... de son usage comme monnaie ». (Jean LAW, Considérations sur le numéraire et le commerce, Éd. Daire, « Économistes financiers du XVIIIe siècle », p. 469-470.)
[12] « L'argent en [des denrées] est le signe » (V. DE FORBONNAIS, Eléments du commerce, nouv. éd. Leyde, 1766, t. II, p. 143). — « Comme signe il est attiré par les denrées » (op. cit., p. 155). « L'argent est un signe d'une chose et la représente » (MONTESQUIEU, Esprit des lois [uvres, Londres, 1766, t. II, p. 148]). L'argent « n'est pas simple signe, car il est lui-même richesse ; il ne représente pas les valeurs, il les équivaut » (LE TROSNE, op. cit., p. 910).
« Si on considère le concept de valeur, la chose elle-même n'est prise que comme un signe, et elle ne représente pas ce qu'elle est elle-même, mais ce qu'elle vaut. » HEGEL, Philosophie du droit. [Première édition]
[Longtemps avant les économistes, les juristes avaient mis en vogue cette idée que l'argent n'est qu'un simple signe et que les métaux précieux n'ont qu'une valeur imaginaire. Valets et sycophantes du pouvoir royal, ils ont pendant tout le Moyen Age appuyé le droit des rois à la falsification des monnaies sur les traditions de l'Empire romain et sur le concept du rôle de l'argent tel qu'il se trouve dans les Pandectes. « Que aucun puisse ne doit faire doute, dit leur habile disciple Philippe de Valois dans un décret de 1346 (16 janvier), que à Nous et à Nostre Majesté royal, n'appartiengne seulement ... le mestier, le fait, la provision et toute l'Ordenance de monoie et de faire monnoier teles monnoyes et donner tel cours, pour tel prix comme il Nous plaist et bon Nous semble » [Ordonnances des rois de France de la 3e race..., Paris, 1729, t. II, p. 254]. C'était un dogme du droit romain que l'empereur décrétât la valeur de l'argent. Il était défendu expressément de le traiter comme une marchandise. Pecunias veto nulli emere fas erit, nam in usu publico constitutas oportet non esse mercem. [Il ne peut être permis à personne d'acheter de l'argent, car, créé pour l'usage public, il ne peut être marchandise.] On trouve d'excellents commentaires là-dessus dans G.F. PAGNINI, Saggio sopra il giusto pregio delle cose, 1751, dans Custodi, Parte moderna, t. II. Dans la seconde partie de son écrit notamment, Pagnini dirige sa polémique contre les juristes.
[13] « Si un homme peut livrer à Londres une once d'argent extraite des mines du Pérou, dans le même temps qu'il lui faudrait pour produire un boisseau de grain, alors l'un est le prix naturel de l'autre. Maintenant, si un homme, par l'exploitation de mines plus nouvelles et plus riches, peut se procurer aussi facilement deux onces d'argent qu'auparavant une seule, le grain sera aussi bon marché à 10 shillings le boisseau qu'il l'était auparavant à 5 shillings, caeteris paribus [toutes choses égales d'ailleurs] (William PETTY, A Treatise of Taxes and Contributions, London, 1667, p. 31).
[14] Maître Roscher, le professeur, nous apprend d'abord : « Que les fausses définitions de l'argent peuvent se diviser en deux groupes principaux : il y a celles d'après lesquelles il est plus et celles d'après lesquelles il est moins qu'une marchandise. » Puis il nous fournit un catalogue des écrits les plus bigarrés sur la nature de l'argent, ce qui ne jette pas la moindre lueur sur l'histoire réelle de la théorie. A la fin, arrive la morale: « On ne peut nier, dit-il, que la plupart des derniers économistes ont accordé peu d'attention aux particularités qui distinguent l'argent des autres marchandises [il est donc plus ou moins qu'une marchandise ?]. En ce sens, la réaction mi-mercantiliste de Ganilh, etc., n'est pas tout à fait sans fondement. » (Wilhelm ROSCHER, Die Grundlagen der Nationalökonomie, 3e édit., 1858, p. 207-210.) Plus – moins trop peu en ce sens pas tout à fait quelle clarté et quelle précision dans les idées et le langage ! Et c'est un tel fatras d'éclectisme professoral que maître Roscher baptise modestement du nom de « méthode anatomico-physiologique » de l'économie politique ! On lui doit cependant une découverte, à savoir que l'argent est « une marchandise agréable ».