1867 |
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Le Capital - Livre premier
Le développement de la production capitaliste
III° section : la production de la plus-value absolue
Nous sommes partis de la supposition que la force de travail est achetée et vendue à sa valeur. Cette valeur, comme celle de toute autre marchandise, est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production. Si donc la production des moyens de subsistance journaliers, tels qu'il les faut en moyenne pour le travailleur, coûte six heures, il doit travailler en moyenne six heures par jour pour produire journellement sa force de travail, ou pour reproduire la valeur qu'il a obtenue en la vendant. La partie nécessaire de sa journée comprend alors six heures; toutes circonstances restant égales, c'est une grandeur donnée. Mais il ne s'ensuit pas que la grandeur de la journée elle-même soit donnée.
Admettons que la ligne a---b représente la durée ou la longueur du temps de travail nécessaire, soit six heures. Suivant que le travail sera prolongé au-delà de ab de une, de trois ou de six heures, nous obtiendrons trois lignes différentes :
Journée de travail I. a------b-c |
Journée de travail II. a------b---c |
Journée de travail III. a------b------c |
qui représentent trois journées de travail différentes de sept, de neuf et de douze heures. La ligne de prolongation bc représente la longueur du travail extra. Puisque la journée de travail = ab + bc ou bien est ac, elle varie avec la grandeur variable de bc. Puisque ab nous est donné, le rapport de bc à ab peut toujours être mesuré. Ce rapport s'élève dans la journée de travail I à 1/6; dans la journée de travail Il à 3/4, et dans la journée de travail III à 6/6, de ab. Enfin, puisque la proportion
détermine le taux de la plus-value, ce taux est donné par le rapport ci-dessus. Il est respectivement dans les trois différentes journées de travail de seize deux tiers, de cinquante et de cent pour cent. Mais le taux de la plus-value seul ne nous donnerait point réciproquement la grandeur de la journée de travail. S'il était, par exemple, de cent pour cent, la journée de travail pourrait être de son côté de huit, de dix, de douze heures, et ainsi de suite. Il indiquerait que les deux parties constitutives de la journée, travail nécessaire et surtravail, sont de grandeur égale; mais il n'indiquerait pas la grandeur de chacune de ces parties.
La journée de travail n'est donc pas une grandeur constante, mais une grandeur variable. Une de ses parties est bien déterminée par le temps de travail qu'exige la reproduction continue de l'ouvrier lui-même; mais sa grandeur totale varie suivant la longueur ou la durée du surtravail. La journée de travail est donc déterminable; mais, par elle-même, elle est indéterminée [1].
Bien que la journée de travail ne soit rien de fixe, elle ne peut néanmoins varier que dans certaines limites. Sa limite minima, cependant, ne peut être déterminée. Assurément, si nous posons la ligne de prolongation bc, ou le surtravail = 0, nous obtenons ainsi une limite minima, c'est-à-dire la partie de la journée pendant laquelle l'ouvrier doit nécessairement travailler pour sa propre conservation. Mais le mode de production capitaliste une fois donné, le travail nécessaire ne peut jamais former qu'une partie de la journée de travail, et cette journée elle-même ne peut, par conséquent, être réduite à ce minimum. Par contre, la journée de travail possède une limite maxima. Elle ne peut être prolongée au-delà d'un certain point. Cette limite maxima est doublement déterminée, et d'abord par les bornes physiques de la force de travail. Un homme ne peut dépenser pendant le jour naturel de vingt-quatre heures qu'un certain quantum de sa force vitale. C'est ainsi qu'un cheval ne peut, en moyenne, travailler que huit heures par jour. Pendant une partie du jour, la force doit se reposer, dormir; pendant une autre partie, l'homme a des besoins physiques à satisfaire; il lui faut se nourrir, se vêtir, etc. Cette limitation purement physique n’est pas la seule. La prolongation de la journée de travail rencontre des limites morales. Il faut au travailleur du temps pour satisfaire ses besoins intellectuels et sociaux, dont le nombre et le caractère dépendent de l'état général de la civilisation. Les variations de la journée de travail ne dépassent donc pas le cercle formé par ces limites qu'imposent la nature et la société. Mais ces limites sont par elles-mêmes très élastiques et laissent la plus grande latitude. Aussi trouvons-nous des journées de travail de dix, douze, quatorze, seize, dix-huit heures, c'est-à-dire avec les plus diverses longueurs.
Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu'est-ce qu'un jour de travail [2] ? Dans tous les cas, il est moindre qu'un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa propre manière de voir sur cette ultima Thule, la limite nécessaire de la journée de travail. En tant que capitaliste, il n'est que capital personnifié; son âme et l'âme du capital ne font qu'un. Or le capital n'a qu'un penchant naturel, qu'un mobile unique; il tend à s'accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra [3]. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s'anime qu'en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu'il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l'ouvrier travaille, est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu'il lui a achetées [4]. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu'il a de disponible, il vole le capitaliste [5].
Le capitaliste en appelle donc à la loi de l'échange des marchandises. Il cherche, lui, comme tout autre acheteur, à tirer de la valeur d'usage de sa marchandise le plus grand parti possible. Mais tout à coup s'élève la voix du travailleur qui jusque-là était comme perdu dans le tourbillon de la production :
La marchandise que je t'ai vendue se distingue de la tourbe des autres marchandises, parce que son usage crée de la valeur, et une valeur plus grande qu'elle ne coûte elle-même. C'est pour cela que tu l'as achetée. Ce qui pour toi semble accroissement de capital, est pour moi, excédant de travail. Toi et moi, nous ne connaissons sur le marché qu'une loi, celle de l'échange des marchandises. La consommation de la marchandise appartient non au vendeur qui l'aliène, mais à l'acheteur qui l'acquiert. L'usage de ma force de travail t'appartient donc. Mais par le prix quotidien de sa vente, je dois chaque jour pouvoir la reproduire et la vendre de nouveau. Abstraction faite de l'âge et d'autres causes naturelles de dépérissement, je dois être aussi vigoureux et dispos demain qu'aujourd'hui, pour reprendre mon travail avec la même force. Tu me prêches constamment l'évangile de « l'épargne », de « l'abstinence » et de « l'économie ». Fort bien ! Je veux, en administrateur sage et intelligent, économiser mon unique fortune, ma force de travail, et m'abstenir de toute folle prodigalité. Je veux chaque jour n'en mettre en mouvement, n'en convertir en travail, en un mot n'en dépenser que juste ce qui sera compatible avec sa durée normale et son développement régulier. Par une prolongation outre mesure de la journée de travail, tu peux en un seul jour mobiliser une plus grande quantité de ma force que je n'en puis remplacer en trois. Ce que tu gagnes en travail je le perds en substance. Or, l'emploi de ma force et sa spoliation sont deux choses entièrement différentes. Si la période ordinaire de la vie d'un ouvrier, étant donné une moyenne raisonnable de travail, est de trente ans, la valeur moyenne de ma force que tu me payes par jour, forme 1/(365 x 30) ou 1/10950 de sa valeur totale. La consommes-tu dans dix ans, eh bien ! Tu ne payes, dans ce cas, chaque jour, que 1/10950 au lieu de 1/3650 de sa valeur entière, c'est-à-dire tu ne me payes que un tiers de sa valeur journalière, tu me voles donc chaque jour deux tiers de ma marchandise. Tu payes une force de travail d'un jour quand tu en uses une de trois. Tu violes notre contrat et la loi des échanges. Je demande donc une journée de travail de durée normale, et je la demande sans faire appel à ton cœur, car, dans les affaires, il n'y a pas de place pour le sentiment. Tu peux être un bourgeois modèle, peut-être membre de la société protectrice des animaux, et, par-dessus le marché, en odeur de sainteté; peu importe. La chose que tu représentes vis-à-vis de moi n'a rien dans la poitrine; ce qui semble y palpiter, ce sont les battements de mon propre cœur. J'exige la journée de travail normal, parce que je veux la valeur de ma marchandise, comme tout autre vendeur [6].
Comme on le voit, à part des limites tout élastiques, la nature même de l'échange des marchandises n'impose aucune limitation à la journée de travail, et au travail extra. Le capitaliste soutient son droit comme acheteur, quand il cherche à prolonger cette journée aussi longtemps que possible et à faire deux jours d'un. D'autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue exige que sa consommation par l'acheteur ne soit pas illimitée, et le travailleur soutient son droit comme vendeur quand il veut restreindre la journée de travail à une durée normalement déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, tous deux portent le sceau de la loi qui règle l'échange des marchandises. Entre deux droits égaux qui décide ? La Force. Voilà pourquoi la réglementation de la journée de travail se présente dans l'histoire de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c'est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur, c'est-à-dire la classe ouvrière.
Notes
[1] « Travail d'un jour, c'est très vague; ça peut être long ou court. » (An Essay on Trade and Commerce, containing Observations on Taxation, etc., London, 1770, p.73.)
[2] Cette question est infiniment plus importante que la célèbre question de Sir Robert Peel à la Chambre de commerce de Birmingham : « Qu'est-ce qu'une livre sterling ? » question qui ne pouvait être posée, que parce que Robert Peel n'en savait pas plus sur la nature de la monnaie que les « little shilling men » auxquels il s'adressait.
[3] « C'est la tâche du capitaliste d'obtenir du capital dépensé la plus forte somme de travail possible. » (J. G. Courcelle Seneuil : Traité théorique et pratique des entreprises industrielles. 2° édit., Paris, 1857. p.63.)
[4] « Une heure de travail perdue par jour porte un immense préjudice à un état commercial. » - « Il se fait une consommation de luxe extraordinaire parmi les pauvres travailleurs du royaume et particulièrement dans la populace manufacturière : elle consiste dans la consommation de leur temps, consommation la plus fatale de toutes. » (An Essay on Trade and Commerce, etc., p.47 et 153.)
[5] « Si le manouvrier libre prend un instant de repos, l'économie sordide qui le suit des yeux avec inquiétude, prétend qu'il la vole. » (N. Linguet: Théorie des lois civiles, etc. Londres, 1767, t. II, p.466.)
[6] Pendant la grande agitation des ouvriers en bâtiment à Londres, 1860-61, pour la réduction de la journée de travail à neuf heures, leur comité publia un manifeste qui contient à peu de chose près le plaidoyer de notre travailleur. Il y est fait allusion, non sans ironie, à ce que Sir M. Peto, le maître entrepreneur le plus âpre au gain, devenu depuis célèbre par sa gigantesque banqueroute, était en odeur de sainteté.