1865

Un rapport au Conseil Général de l'Association Internationale des Travailleurs qui pose les bases de l'analyse marxiste du mode de production capitaliste :
" pour l'émancipation définitive de la classe travailleuse, c'est-à-dire pour l'abolition définitive du salariat"


Salaire, prix et profit

Karl Marx

Principaux exemples de lutte pour une augmentation ou contre une réduction du salaire

Nous allons maintenant examiner sérieusement les exemples les plus importants de lutte pour une augmentation ou contre une réduction du salaire:

1

Nous avons vu que la valeur de la force de travail, ou, pour employer une formule plus courante, la valeur du travail, est déterminée par la valeur des objets de première nécessité, c'est-à-dire par la quantité de travail nécessaire à leur production. Si donc, dans un pays déterminé, la valeur moyenne des objets de première nécessité qu'emploie journellement l'ouvrier était de 6 heures de travail, exprimée par 3 shillings, l'ouvrier devrait travailler 6 heures par jour pour créer l'équivalent de son entretien journalier. Si la journée entière de travail s'élevait à 12 heures, le capitaliste lui paierait la valeur de son travail en lui donnant 3 shillings. La moitié de la journée de travail serait du travail non payé et le taux du profit s'élèverait à 100 pour cent. Mais supposons maintenant que, par suite d'une diminution de la productivité, on ait besoin de plus de travail pour obtenir, disons, la même quantité de produits agricoles, de telle sorte que le prix des denrées courantes journellement nécessaires monte de 3 à 4 shillings. En ce cas, la valeur du travail hausserait d'un tiers, ou de 33 1/3 pour cent. Il faudrait alors 8 heures de la journée de travail pour produire l'équivalent de l'entretien journalier de l'ouvrier conformément à son niveau de vie précédent. Le surtravail tomberait par conséquent de 6 heures à 4, et le taux du profit de 100 pour cent à 50. En réclamant une augmentation de salaire, l'ouvrier exigerait seulement la valeur accrue de son travail, comme tout autre vendeur d'une marchandise quelconque qui, dès que les frais de production de celle-ci ont augmenté, essaie d'obtenir qu'on lui paie cette valeur accrue. Si les salaires ne montaient pas ou ne montaient pas assez pour compenser la valeur accrue des objets indispensables, le prix du travail tomberait au-dessous de la valeur du travail, et les conditions d'existence de l'ouvrier empireraient.

Mais une modification peut se produire également en sens opposé. Grâce à la productivité accrue du travail, la même quantité moyenne de moyens de subsistance journellement nécessaires pourrait tomber de 3 shillings à 2, c'est-à-dire n'exiger que 4 heures de la journée de travail au lieu de 6 pour produire l'équivalent de la valeur quotidienne de ces moyens de subsistance. L'ouvrier serait alors en mesure d'acheter avec 2 shillings exactement autant de denrées de nécessité courante qu'il en pouvait acheter précédemment avec 3 shillings. En fait, la valeur du travail aurait baissé, mais cette valeur diminuée représenterait la même quantité de marchandises qu'auparavant. Alors, le profit s'élèverait de 3 à 4 shillings et le taux du profit de 100 à 200 pour cent. Bien que les conditions d'existence absolues de l'ouvrier fussent restées les mêmes, son salaire relatif et, partant, sa situation sociale relative comparée à celle du capitaliste auraient empiré. Si l'ouvrier opposait de la résistance à cette diminution de salaire relative, il ne ferait que s'efforcer d'obtenir une part de productivité accrue de son propre travail et de conserver son ancienne situation sociale relative. C'est ainsi qu'après l'abolition des lois sur les grains, et en violation flagrante des engagements les plus solennels qu'ils avaient pris au cours de la propagande contre ces lois, les fabricants anglais diminuèrent en général les salaires de 10 pour cent. Au début, la résistance des ouvriers fut réprimée, mais plus tard, à la suite de circonstances sur lesquelles je ne puis m'arrêter pour l'instant, les 10 pour cent perdus furent reconquis.

2

Les valeurs des denrées de première nécessité et par conséquent la valeur du travail pourraient rester les mêmes, mais, par suite d'une modification antérieure de la valeur de la monnaie, leur prix en argent pourrait subir un changement.

Grâce à la découverte de mines plus riches, etc., la production de deux onces d'or n'exigerait, par exemple, pas plus de travail que celle d'une once d'or auparavant. La valeur de l'or s'abaisserait de moitié, soit de 50 pour cent. Comme les valeurs de toutes les autres marchandises représenteraient alors le double de leur prix antérieur en argent, il en serait de même également de la valeur du travail. 12 heures de travail exprimées auparavant dans 6 shillings le seraient maintenant dans 12. Si le salaire de l'ouvrier restait à 3 shillings au lieu de monter à 6, le prix en argent de son travail ne correspondrait qu'à la moitié de la valeur de son travail, et ses conditions de vie empireraient terriblement. Cela se produirait également à un degré plus ou moins grand si son salaire s'élevait, mais non en proportion de la baisse de la valeur de l'or. En pareil cas, rien ne serait changé, ni dans la force productive du travail, ni dans l'offre et la demande, ni dans les valeurs. Rien n'aurait changé, sauf les appellations monétaires de ces valeurs. Prétendre en pareil cas que l'ouvrier ne doit pas réclamer avec insistance une augmentation proportionnelle des salaires revient à lui dire qu'il lui faut se contenter de mots en guise de choses. Toute l'histoire du passé prouve que chaque fois qu'il se produit une semblable dépréciation de la monnaie, les capitalistes s'empressent de saisir l'occasion pour frustrer les ouvriers. Une très grande école d'économistes confirme que, par suite de la découverte de nouveaux gisements aurifères, d'une meilleure exploitation des mines d'argent et de l'offre à meilleur marché du mercure, la valeur des métaux précieux a subi une nouvelle baisse. Cela expliquerait la lutte générale et simultanée sur le continent pour obtenir des salaires plus élevés.

3

Nous avons supposé jusqu'à maintenant que la journée de travail a des limites déterminées. Cependant, elle n'a pas, par elle-même, de limites constantes. Le capitalisme s'efforce constamment de l'allonger jusqu'à la limite physique extrême du possible, car c'est dans la même proportion qu'augmentent le surtravail et, partant, le profit qui en résulte. Plus les capitalistes réussissent à prolonger la journée de travail, plus grande est la quantité qu'ils peuvent s'approprier du travail d'autrui. Pendant le XVIIe siècle et même dans les deux premiers tiers du XVIIIe siècle, la journée normale de travail fut de 10 heures dans toute l'Angleterre. Pendant la guerre contre les Jacobins, qui fut en réalité une guerre de l'aristocratie anglaise contre les masses travailleuses anglaises, le capital célébrant ses bacchanales prolongea la journée de travail de 10 à 12, 14 et 18 heures. Malthus, qui ne saurait être soupçonné de sentimentalisme larmoyant, déclara dans une brochure parue vers 1815 que si les choses continuaient ainsi, la vie de la nation serait menacée à la source même. Quelques années avant la généralisation des nouvelles inventions mécaniques, vers 1765, parut en Angleterre une brochure sous le titre: Essai sur le commerce. L'auteur anonyme, ennemi juré de la classe ouvrière, s'y étend sur la nécessité d'élargir les limites de la journée de travail. Dans ce but, il propose, entre autres, la création de maisons de travail (working houses), qui, dit-il, doivent être des "maisons de terreur". Et quelle doit être la longueur de la journée de travail qu'il propose pour ces "maisons de terreur" ? 12 heures, tout juste le temps que les capitalistes, les économistes et les ministres déclaraient, en 1832, être la journée de travail non seulement existante, mais même nécessaire pour un enfant au-dessous de 12 ans.

En vendant sa force de travail - et l'ouvrier est obligé de le faire dans le régime actuel -, il en concède au capitaliste l'utilisation dans certaines limites raisonnables. Abstraction faite de son usure naturelle, il vend sa force de travail pour la conserver et non pour la détruire. Le fait même de vendre sa force de travail à sa valeur quotidienne ou hebdomadaire implique que cette force de travail ne sera pas l'objet, en un jour ou une semaine, d'une usure de 2 jours ou de 2 semaines. Prenons une machine valant 1000 livres. Si elle s'use en 10 ans, elle ajoute à la valeur des marchandises à la fabrication desquelles elle a participé 100 livres par an. Si elle s'use en 5 ans, elle ajoute à cette valeur 200 livres par an, c'est-à-dire que la valeur de son usure annuelle est en raison inverse de la rapidité de cette usure. Mais ce qui distingue l'ouvrier de la machine, c'est que la machine ne s'use pas entièrement dans la proportion même de l'emploi qu'on en fait, alors que l'ouvrier décline dans une mesure bien plus grande que l'accuse la simple addition numérique de son travail.

Quand les ouvriers s'efforcent de ramener la journée de travail à ses anciennes limites rationnelles, ou encore, là où ils ne peuvent arracher la fixation légale de la journée de travail normale, quand ils cherchent à mettre un frein au surtravail par une hausse des salaires non pas calculée seulement d'après le surtravail soutiré, mais portée à un taux plus élevé, ils ne font que remplir un devoir envers eux-mêmes et envers leur race. Ils ne font que mettre des bornes à l'usurpation tyrannique du capital. Le temps est le champ du développement humain. Un homme qui ne dispose d'aucun loisir, dont la vie tout entière, en dehors des simples interruptions purement physiques pour le sommeil, les repas, etc., est accaparée par son travail pour le capitaliste, est moins qu'une bête de somme. C'est une simple machine à produire de la richesse pour autrui, écrasée physiquement et abrutie intellectuellement. Et pourtant, toute l'histoire de l'industrie moderne montre que le capital, si on n'y met pas obstacle, travaille sans égard ni pitié à abaisser toute la classe ouvrière à ce niveau d'extrême dégradation.

Par cette prolongation de la journée de travail, le capitaliste pourra bien payer des salaires plus élevés, il n'en abaissera pas moins la valeur du travail si l'augmentation des salaires ne correspond pas à la quantité plus grande de travail soutiré et au déclin plus rapide de la force de travail qui en sera le résultat. Cela peut encore arriver d'une autre manière. Vos statisticiens bourgeois vous raconteront, par exemple, que les salaires moyens des familles travaillant dans les fabriques du Lancashire ont augmenté. Ils oublient qu'au lieu de l'homme seulement, ce sont aujourd'hui le chef de famille, sa femme et peut-être 3 à 4 enfants qui sont jetés sous les roues du Jaggernaut capitaliste et que l'élévation totale des salaires ne correspond pas au surtravail total soutiré à la famille.

Même dans les limites déterminées de la journée de travail, telles qu'elles existent maintenant dans toutes les branches de l'industrie soumises à la loi sur les fabriques, une hausse des salaires peut devenir nécessaire, ne serait-ce que pour maintenir la valeur du travail à son ancien niveau. En augmentant l'intensité du travail, un homme peut dépenser autant de force vitale en une heure qu'il en dépensait auparavant en 2 heures. C'est ce qui s'est produit jusqu'à un certain degré dans les industries soumises à la loi sur les fabriques par le fait de l'accélération des machines et du nombre plus grand des machines en marche que surveille maintenant une seule personne. Si l'accroissement de l'intensité du travail ou si l'augmentation de la somme de travail dépensée en une heure marche de pair avec la réduction de la journée de travail, c'est alors le travailleur qui en sera le bénéficiaire. Si cette limite est dépassée, il perd d'un côté ce qu'il gagne de l'autre, et 10 heures de travail peuvent avoir un effet aussi nuisible que 12 heures auparavant. En contrecarrant les efforts du capital par la lutte pour des augmentations de salaires qui correspondent à l'intensité croissante du travail, l'ouvrier ne fait que s'opposer à la dépréciation de son travail et à la dégradation de sa race.

4

Vous savez tous que, pour des raisons que je n'ai pas à expliquer ici, la production capitaliste traverse des cycles périodiques déterminés. Elle passe successivement par un état de calme, d'animation croissante, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. Les prix courants des marchandises et le taux courant du profit s'adaptent à ces phases, descendant parfois au-dessous de leurs moyennes et les dépassant à nouveau à d'autres moments. Si vous observez le cycle tout entier, vous trouverez qu'un écart du prix du marché est compensé par un autre et que, à prendre la moyenne du cycle, les prix des marchandises sur le marché se règlent sur leurs valeurs. Eh bien! pendant la phase de baisse des prix du marché et la phase de crise et de stagnation, l'ouvrier, à moins qu'il ne soit expulsé de la production, verrait très certainement diminuer son salaire. Pour ne pas être dupé, il lui faudra, même en cas de pareille baisse des prix du marché, discuter avec le capitaliste pour savoir dans quelle proportion une diminution des salaires est devenue nécessaire. S'il ne luttait pas pour des augmentations de salaires pendant la phase de prospérité alors que se réalisent des surprofits, il n'arriverait même pas, dans la moyenne d'un cycle industriel, à son salaire moyen, c'est-à-dire à la valeur de son travail. Ce serait pousser la bêtise à son comble que d'exiger que l'ouvrier, dont le salaire est nécessairement éprouvé par les phases du déclin du cycle, s'exclue lui-même d'une compensation correspondante pendant celles de prospérité. En général, la valeur de toutes les marchandises ne se réalise que par la compensation correspondante des prix du marché dont les variations continuelles résultent des fluctuations constantes de l'offre et de la demande. Sur la base du système actuel, le travail n'est qu'une marchandise comme toutes les autres. Il faut, par conséquent, qu'il passe par les mêmes fluctuations pour atteindre un prix moyen qui corresponde à sa valeur. Ce serait une absurdité de le traiter, d'une part, comme une marchandise, et de vouloir, d'autre part, le soustraire aux lois qui déterminent les prix des marchandises. L'esclave reçoit une quantité fixe et constante pour sa subsistance, mais pas le salarié. Il faut donc que celui-ci essaie, dans un cas, d'arracher une augmentation des salaires, ne serait-ce que pour compenser la baisse des salaires dans l'autre cas. S'il se contentait d'admettre la volonté, le diktat du capitaliste comme une loi économique constante, il partagerait toute la misère de l'esclave sans jouir de sa sécurité.

5

Dans tous les cas que j'ai envisagés, c'est-à-dire 99 fois sur 100, vous avez vu qu'une lutte pour une augmentation des salaires ne fait que suivre des modifications antérieures, qu'elle est le résultat nécessaire de fluctuations préalables dans la quantité de production, dans les forces productives du travail, dans la valeur du travail, dans la valeur de l'argent, dans l'étendue ou l'intensité du travail soutiré, dans les oscillations des prix du marché qui dépendent de celles de l'offre et de la demande et qui se produisent conformément aux diverses phases du cycle industriel; bref, que ce sont autant de réactions des ouvriers contre des actions antérieures du capital. Si vous envisagez la lutte pour des augmentations de salaires indépendamment de toutes ces circonstances et en ne considérant que les variations des salaires, si vous négligez toutes les autres variations dont elle découle, vous partez d'une prémisse fausse pour aboutir à de fausses conclusions.


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