1859 |
"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale." |
Critique de l'économie politique
PREMIER LIVRE : DU CAPITAL
Le procès de production bourgeois s'empare tout d'abord de la circulation métallique comme d'un organisme qui lui est transmis tout prêt à fonctionner, qui se transforme sans doute peu à peu, mais conserve toujours néanmoins sa structure fondamentale. La question de savoir pourquoi, au lieu d'autres marchandises, ce sont l'or et l'argent qui servent de matière de la monnaie, ce n'est pas dans le cadre du système bourgeois qu'elle se pose. Nous ne ferons donc que résumer sommairement les points de vue les plus essentiels.
Comme le temps de travail général n'admet lui-même que des différences quantitatives, il faut que l'objet, qui doit être considéré comme son incarnation spécifique, soit capable de représenter des différences purement quantitatives, ce qui suppose l'identité, l'uniformité de la qualité. C'est là la première condition pour qu'une marchandise remplisse la fonction de mesure de valeur. Si, par exemple, j'évalue toutes les marchandises en bœufs, peaux, céréales, etc., il me faut, en fait, mesurer en bœuf moyen idéal, en peau moyenne idéale, puisqu'il y a des différences qualitatives de bœuf à bœuf, de céréales à céréales, de peau à peau. L'or et l'argent, par contre, étant des corps simples, sont toujours identiques à eux-mêmes, et des quantités égales de ces métaux représentent donc des valeurs de grandeur égale [1]. L'autre condition à remplir par la marchandise destinée à servir d'équivalent général, condition qui découle directement de la fonction de représenter des différences purement quantitatives, est qu'on puisse la diviser en autant de fractions que l'on veut et que l'on puisse de nouveau rassembler ces fractions de manière que la monnaie de compte puisse être représentée aussi sous une forme tangible. L'or et l'argent possèdent ces qualités au plus haut degré.
Comme moyen de circulation, l'or et l'argent ont sur les autres marchandises cet avantage qu'à leur densité élevée, leur conférant un poids relativement grand pour le petit espace qu'ils occupent, correspond une densité économique leur permettant de contenir sous un petit volume une quantité relativement élevée de temps de travail, c'est-à-dire une grande valeur d'échange. Cela assure la facilité du transport, du transfert de main en main et d'un pays à l'autre, ainsi que l'aptitude à apparaître et à disparaître avec une égale rapidité - bref, la mobilité matérielle, le sine qua non [la condition indispensable] de la marchandise qui doit servir de perpetuum mobile dans le procès de circulation.
La grande valeur spécifique des métaux précieux, leur durabilité, leur indestructibilité relative, leur propriété de ne pas s'oxyder à l'air, et, spécialement pour l'or, de n'être pas soluble dans les acides, sauf dans l'eau régale, toutes ces propriétés naturelles font des métaux précieux la matière naturelle de la thésaurisation. Aussi Pedro Martyr, qui semble avoir été grand amateur de chocolat, dit-il, en parlant des sacs de cacao qui étaient l'une des sortes de monnaie utilisées au Mexique :
O, bienheureuse monnaie, qui offre au genre humain un doux et nourrissant breuvage et, ne pouvant être enfouie, ni longtemps conservée, préserve ses innocents possesseurs de la peste infernale de l'avarice. (De orbe novo [Alcalà 1530. Dec. 5. Cap. 4].)
La grande importance des métaux en général dans le procès de production immédiat est liée à leur fonction d'instruments de production. Indépendamment de leur rareté, la malléabilité de l'or et de l'argent en comparaison du fer et même du cuivre (à l'état durci où l'employaient les anciens) les rend impropres à ce genre d'emploi utilitaire et les prive ainsi dans une large mesure de la qualité sur laquelle repose la valeur d'usage des métaux en général. Sans utilité dans le procès de production immédiat, ils n'apparaissent pas davantage comme indispensables en tant que moyens d'existence, en tant qu'objets de consommation. On peut donc en introduire une quantité quelconque dans le procès de circulation social sans porter préjudice aux procès immédiats de production et de consommation. Leur valeur d'usage individuelle n'entre pas en conflit avec leur fonction économique. D'autre part, l'or et l'argent n'ont pas seulement le caractère négatif de choses superflues, c'est-à-dire dont on peut se passer : leurs qualités esthétiques en font le matériau naturel du luxe, de la parure, de la somptuosité, des besoins des jours de fête, bref, la forme positive du superflu et de la richesse. Ils apparaissent comme une sorte de lumière dans sa pureté native que l'homme extrait des entrailles de la terre, l'argent réfléchissant tous les rayons lumineux dans leur mélange primitif et l'or ne réfléchissant que le rouge, la plus haute puissance de la couleur. Or le sens de la couleur est la forme la plus populaire du sens esthétique en général. Le lien étymologique existant dans les différentes langues indo-européennes entre les noms des métaux précieux et les rapports de couleur a été prouvé par Jacob Grimm. (Voir son Histoire de la langue allemande.)
La faculté enfin qu'ont l'or et l'argent de passer de la forme de numéraire à la forme de lingots, de la forme de lingots à la forme d'articles de luxe et vice versa, l'avantage qu'ils ont donc sur les autres marchandises de ne pas rester prisonniers de formes d'usage déterminées, données une fois pour toutes, fait d'eux la matière naturelle de la monnaie, qui doit constamment passer d'une forme déterminée dans une autre.
La nature ne produit pas plus de monnaie que de banquiers, ou de cours du change. Mais, comme la production bourgeoise doit nécessairement faire de la richesse un fétiche et la cristalliser sous la forme d'un objet particulier, l'or et l'argent en sont l'incarnation adéquate. Par nature, l'or et l'argent ne sont pas monnaie, mais la monnaie est, par nature, or et argent. D'une part, la cristallisation de la monnaie en argent ou en or n'est pas seulement un produit du procès de circulation, mais, en fait, son unique produit stable. D'autre part, l'or et l'argent sont des produits finis naturels, et ils sont produits de la circulation et produits de la nature de façon immédiate et sans que les sépare quelque différence de forme que ce soit. Le produit général du procès social, ou encore le procès lui-même en tant que produit, est un produit naturel particulier, un métal caché dans les entrailles de la terre et qu'on en peut extraire [2].
Nous avons vu que l'or et l'argent ne peuvent satisfaire à ce qu'on exige d'eux comme monnaie : être des valeurs de grandeur constante. Ils possèdent toutefois, comme le remarque déjà Aristote, une grandeur de valeur plus durable que la moyenne des autres marchandises. Indépendamment de l'effet général d'une hausse ou d'une dépréciation des métaux précieux, les fluctuations du rapport de valeur de l'or et de l'argent sont d'une importance particulière, parce que sur le marché mondial ces deux métaux servent côte à côte de matière de la monnaie. Les causes purement économiques de ces changements de valeur - conquêtes et autres bouleversements politiques, qui avaient dans le monde antique une grande influence sur la valeur des métaux, n'ont qu'un effet local et passager - doivent être ramenées à la variation du temps de travail requis pour la production de ces métaux. Ce temps dépendra lui-même de leur rareté naturelle relative, ainsi que de la plus ou moins grande difficulté de se les procurer à l’état de métal pur. L'or est en fait le premier métal que découvre l'homme. La nature, d'une part, le livre elle-même sous sa forme cristalline pure, individualisé, sans combinaison chimique avec d'autres corps, ou, comme disaient les alchimistes, à l'état vierge; d'autre part, en le soumettant aux grands lavages des cours d'eau, la nature assume elle-même l'œuvre de la technologie. Ainsi n'est exigé de l'homme que le travail le plus élémentaire pour obtenir soit l'or de rivière, soit l'or des terrains thalassiques, tandis que la production de l'argent suppose le travail de la mine et, d'une manière générale, un développement relativement élevé de la technique. C'est pourquoi, bien qu'il soit moins rare absolument, la valeur primitive de l'argent est relativement supérieure à celle de l'or. L'affirmation de Strabon, suivant laquelle on donnait dans une tribu arabe 10 livres d'or pour 1 livre de fer et 2 livres d'or pour 1 livre d'argent, ne semble nullement invraisemblable. Mais, à mesure que les forces productives du travail social se développent et que par suite le produit du travail simple devient plus cher par rapport à celui du travail complexe, à mesure qu'est fouillée en un plus grand nombre de points l'écorce de la terre et que tarissent les sources monétaires d'approvisionnement en or que l'on trouvait à sa surface, la valeur de l'argent diminuera par rapport à celle de l'or. A un stade donné du développement de la technologie et des moyens de communication, la découverte de nouveaux pays aurifères et argentifères fera finalement pencher la balance. Dans l'ancienne Asie, le rapport de l'or à l'argent était de 6 à 1 ou de 8 à 1; ce dernier rapport est celui que l'on constatait encore en Chine et au Japon au début du XIX° siècle; le rapport de 10 à 1, celui de l'époque de Xénophon, peut être considéré comme le rapport moyen de la période moyenne de l'antiquité. L'exploitation des mines d'argent espagnoles par Carthage et plus tard par Rome eut dans l'antiquité à peu près le même effet que la découverte des mines américaines dans l'Europe moderne. Pour l'époque de l'Empire romain, on peut considérer que le rapport moyen est en gros de 15 ou 16 à 1, bien que l'on constate fréquemment à Rome une dépréciation supérieure de l'argent. Le même mouvement, commençant par une dépréciation relative de l'or et aboutissant à la chute de la valeur de l'argent, se reproduit dans la période suivante, qui s'étend du moyen âge à nos jours. Comme au temps de Xénophon, le rapport moyen est de 10 à 1 au moyen âge et, à la suite de la découverte des mines américaines, il passe de nouveau à 16 ou 15 pour 1. La découverte des gisements d'or d'Australie, de Californie et de Colombie rend vraisemblable une nouvelle chute de la valeur de l'or *.
*. Jusqu'ici, les découvertes d'Australie, etc., n'ont pas encore affecté le rapport de l'or et de l'argent. Les affirmations contraires de Michel Chevalier n'ont ni plus, ni moins de valeur que le socialisme de cet ex-saint-simonien. La cote de l’argent sur le marché de Londres prouve, il est vrai, que de 1850 à 1858 le prix-or moyen de l'argent est supérieur d'un peu moins de 3 % à ce qu'il était pour la période 1830-1850. Mais cette hausse s'explique simplement par la demande d'argent de l'Asie. De 1852 à 1858, le prix de l'argent dans les différentes années et les différents mois varie uniquement avec cette demande, et nullement avec les arrivages d’or en provenance des sources de production nouvellement découvertes. Voici un aperçu des prix-or de l'argent sur le marché de Londres.
Année |
Mars |
Juillet |
Novembre |
1852 |
61 1/8 |
60 1/4 |
61 7/8 |
1853 |
61 3/8 |
61 1/2 |
61 7/8 |
1854 |
61 7/8 |
61 3/4 |
61 1/2 |
1855 |
60 7/8 |
61 1/2 |
60 7/8 |
1856 |
60 |
61 1/4 |
62 1/8 |
1857 |
61 3/4 |
61 6/8 |
61 1/2 |
1858 |
61 5/8 |
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Notes
[1] « Les métaux possèdent cette propriété et cette particularité que chez eux seulement tout se ramène à une seule chose, qui est la quantité : Ils n'ont reçu de la nature, ni dans leur structure interne, ni dans leur forme et leur façon externes, de diversité de qualité. » (Galiani : Della Moneta, p. 130.)
[2] En 780, une foule de pauvres gens émigra pour aller laver les sables aurifères au sud de Prague, et trois hommes purent, en un jour, extraire 3 marcs d'or. En conséquence, l'affluence aux digginqs [placers] et le nombre de bras enlevés à l'agriculture furent si grands que, l'année suivante, le pays fut éprouvé par la famine. (Voir M. G. KOERNER : A bhandlung von dem Altertum des bahmischn Bergwerks, Schneeberg, 1768. [p. 37 et suiv.])