1859

"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale."


Critique de l'économie politique

Karl MARX

PREMIER LIVRE : DU CAPITAL

PREMIÈRE SECTION : LE CAPITAL EN GÉNÉRAL


Chapitre II : La monnaie ou la circulation simple

III. La monnaie
b) Moyen de paiement.

Les deux formes, sous lesquelles l'argent se distinguait jusqu'à maintenant du moyen de circulation, étaient celles du numéraire latent et du trésor. Dans la transformation passagère du numéraire en argent, la première forme reflétait le fait que le deuxième membre de M-A-M, l'achat A-M, s'éparpille nécessairement à l'intérieur d'une sphère déterminée de la circulation en une série d'achats successifs. La thésaurisation, elle, reposait simplement sur l'isolement de l'acte M-A, qui ne se poursuivait pas jusqu’à A-M, ou encore elle n'était que le développement autonome de la première métamorphose de la marchandise, c'est-à-dire l'ar­gent, devenu le mode d'existence aliéné de toutes les marchandises, par opposition au moyen de circulation qui, lui, représente le mode d'existence de la marchandise sous la forme où elle s'aliène constamment. Numéraire de réserve et trésor n'étaient de l'argent qu'en tant que non-moyens de circulation, et ils étaient non-moyens de circulation seulement parce qu'ils ne circulaient pas. Dans la détermination où nous considérons mainte­nant l'argent, il circule, ou entre dans la circulation, mais non dans la fonction de moyen de circulation. Moyen de circu­lation, l'argent était toujours moyen d'achat; il agit maintenant comme non-moyen d'achat.

Dès que par la thésaurisation l'argent est devenu le mode d'existence de la richesse so­ciale abstraite et le représentant tangible de la richesse matérielle, il acquiert, sous cette for­me déterminée en tant que monnaie, des fonctions particulières dans le cadre du procès de circulation. Si l'argent circule comme simple moyen de circulation et, partant, comme moyen d'achat, cela sous-entend que la marchandise et l'argent se font face simultanément; donc, que la même grandeur de valeur existe sous une double forme, marchandise à l'un des pôles, dans la main du vendeur, et argent à l'autre pôle, dans la main de l'acheteur. Cette existence simultanée des deux équivalents à des pôles opposés et leur permutation simultanée, ou leur aliénation réciproque, supposent à leur tour que vendeur et acheteur ne se rapportent l'un à l'autre qu'à titre de possesseurs d'équivalents existants. Cependant, le procès de métamor­phose des marchandises, qui engendre les différentes déterminations formelles de l'argent, méta­mor­phose aussi les possesseurs de marchandises, ou, encore, modifie les caractères sociaux sous lesquels ils apparaissent les uns aux autres. Dans le procès de métamorphose de la marchandise, le détenteur de marchandises change de peau aussi souvent que la marchan­dise se déplace, ou que l'argent revêt des formes nouvelles. C'est ainsi qu'à l'origine les posses­seurs de marchandises ne se faisaient face qu'en qualité de possesseurs de marchan­dises; puis ils sont devenus l'un, vendeur, l'autre, acheteur, puis chacun alternativement acheteur et vendeur, puis thésauriseurs et finalement des gens riches. Les possesseurs de marchandises ne sortent donc pas du procès de circulation tels qu'ils y sont entrés. De fait, les différentes déterminations formelles, que revêt l'argent dans le procès de la circulation, ne sont que la cristallisation du changement de forme des marchandises elles-mêmes, qui n'est lui-même que l'expression objective des relations sociales mouvantes dans lesquelles les possesseurs de marchandises effectuent leur échange de substance. Dans le procès de circula­tion naissent de nouveaux rapports dans les relations et, incarnation de ces rapports ainsi transformés, les possesseurs de marchandises acquièrent de nouveaux caractères économi­ques. De même que, dans la circulation intérieure, l'argent s'idéalise et que le simple papier, en tant que représentant de l'or, remplit la fonction de la monnaie, par le même procès l'ache­teur ou le vendeur, qui y entre comme simple représentant d'argent ou de marchandise, c'est-à-dire qui représente de l'argent à venir ou de la marchandise à venir, acquiert l'efficacité du vendeur ou de l'acheteur réels.

Toutes les formes déterminées, vers lesquelles évolue l'or en tant que monnaie, ne sont que le déploiement des déterminations incluses dans la métamorphose des marchandises, mais qui, dans la circulation monétaire simple, apparition de l'argent comme numéraire ou mouvement M-A-M en tant qu'unité en mouvement, ne se sont pas dégagées sous une forme autonome ou qui encore, comme par exemple l'interruption de la métamorphose de la mar­chan­dise, n'apparaissaient que comme de simples possibilités. Nous avons vu que dans le procès M-A la marchandise, en tant que valeur d'usage réelle et valeur d'échange idéale, se rapportait à l'argent en tant que valeur d'échange réelle et valeur d'usage seulement idéale. En aliénant la marchandise comme valeur d'usage, le vendeur en réalisait la propre valeur d'échan­ge ainsi que la valeur d'usage de l'argent. Inversement, en aliénant l'argent comme valeur d'échange, l'acheteur en réalisait la valeur d'usage ainsi que le prix de la marchandise. Il y avait ainsi permutation entre la marchandise et l'argent. En se réalisant, le procès vivant de cette opposition polaire bilatérale se scinde alors de nouveau. Le vendeur aliène réellement la marchandise, mais, par contre, il n'en réalise d'abord le prix qu'idéalement. Il l'a vendue à son prix, mais celui-ci ne sera réalisé qu'à une époque ultérieure. L'acheteur achète en tant que représentant d'argent à venir, tandis que le vendeur vend comme possesseur de marchandise présente. Du côté vendeur, la marchandise est réellement aliénée comme valeur d'usage sans avoir été réellement réalisée comme prix; du côté acheteur, l'argent est réelle­ment réalisé dans la valeur d'usage de la marchandise sans avoir été réellement aliéné comme valeur d'échange. Au lieu que ce soit, comme autrefois, le signe de valeur, c'est maintenant le vendeur lui-même qui représente symboliquement l'argent. Mais, de même qu'autrefois le caractère symbolique général du signe de valeur suscitait la garantie et le cours forcé de l'État, le caractère symbolique personnel de l'acheteur suscite maintenant l'établisse­ment entre les possesseurs de marchandises de contrats privés légalement exécutoires.

Inversement, dans le procès A-M, l'argent peut être aliéné comme moyen d'achat réel et le prix de la marchandise être ainsi réalisé avant que la valeur d'usage de l'argent soit réalisée, ou que la marchandise soit aliénée. C'est ce qui se produit par exemple sous la forme cou­rante du paiement anticipé. Ou encore sous la forme où le gouvernement anglais achète l'opium des ryots aux Indes, ou bien où des commerçants étrangers établis en Russie achètent une grande partie des produits du pays. Mais l'argent n'agit alors que sous la forme déjà connue de moyen d'achat et partant ne revêt pas de forme déterminée nouvelle  [1]. Nous ne nous arrêterons donc pas à ce dernier cas, mais ferons seulement remar­quer, au sujet de la modification de la forme sous laquelle apparaissent ici les deux procès A-M et M-A, que la différence purement fictive entre l'achat et la vente, telle qu'elle apparaît immédiatement dans la circulation, devient maintenant une différence réelle, puisque, sous l'une des formes, la marchandise seule est présente et, sous l'autre, l'argent seul, mais que, sous les deux formes, l'extrême d'où part l'initiative est seul présent. De plus, les deux formes ont ceci de commun que, dans l'une et l'autre, l'un des équivalents n'existe que dans la volonté commune de l'acheteur et du vendeur, volonté qui a pour tous deux valeur d'obliga­tion et revêt des formes légales déterminées.

Vendeur et acheteur deviennent créancier et débiteur. Si le détenteur de marchandises jouait, comme gardien du trésor, le rôle d'un personnage plutôt comique, il devient mainte­nant terrible, car ce n'est plus lui-même, mais son prochain qu'il identifie à l'existence d'une somme d'argent déterminée, et ce n'est pas de lui-même, mais de son prochain, qu'il fait le martyr de la valeur d'échange. De croyant, il devient créancier; de la religion, il tombe dans la jurisprudence.

I stay here on my bond ! [2]

Ainsi, dans la forme M-A transformée, où la marchandise est présente et l'argent seule­ment représenté, l'argent remplit d'abord la fonction de mesure des valeurs. La valeur d'échange de la marchandise est évaluée en argent considéré comme sa mesure, mais le prix, en tant que valeur d'échange mesurée par contrat, n'existe pas seulement dans la tête du vendeur, il existe également comme mesure de l'obligation de l'acheteur. Deuxièmement, l'argent fonctionne ici comme moyen d'achat, bien qu'il ne projette devant lui que l'ombre de son existence future. Il tire en effet de sa place la marchandise, qui passe de la main du vendeur dans celle de l'acheteur. A l'échéance du terme fixé pour l'exécution du contrat, l'argent entre dans la circulation, car il change de place et passe des mains de l'ancien ache­teur dans celles de l'ancien vendeur. Mais il n'entre pas dans la circulation comme moyen de circulation ou comme moyen d'achat. Il fonctionnait comme tel avant d'être présent et il apparaît après avoir cessé de remplir cette fonction. Il entre au contraire dans la circulation comme l'unique équivalent adéquat de la marchandise, comme mode d'existence absolu de la valeur d'échange, comme dernier mot du procès d'échange, bref, comme argent, et comme argent dans la fonction précise de moyen de paiement général. Dans cette fonction de moyen de paiement, l'argent apparaît comme la marchandise absolue, mais à l'intérieur de la circu­lation elle-même, non, comme le trésor, en dehors de celle-ci. La différence entre moyen d'achat et moyen de paiement [3] se fait très désagréablement sentir dans les périodes de crises commerciales [4].

A l'origine, la transformation du produit en argent dans la circulation n'apparaît que comme une nécessité individuelle pour le possesseur de marchandises, son produit n'étant pas valeur d'usage pour lui et ne devant le devenir que par son aliénation. Mais, pour payer à l'échéance fixée par contrat, il lui faut avoir au préalable vendu de la marchandise. En dehors de toute considération de ses besoins individuels, la vente a donc été transformée pour lui par le mouvement du procès de circulation en une nécessité sociale. En tant qu'ancien acheteur d'une marchandise, il devient par force vendeur d'une autre marchandise, afin d'acquérir de l'argent non comme moyen d'achat, mais comme moyen de paiement, comme forme absolue de la valeur d'échange. La transformation de la marchandise en argent conçue comme acte final, ou encore la première métamorphose de la marchandise conçue comme but en soi, qui, dans la thésaurisation, semblait être un caprice du possesseur de marchandises, est devenue maintenant une fonction économique. Le motif et le contenu de la vente en vue du paiement, c'est un contenu découlant de la forme du procès de circulation même.

Dans cette forme de la vente, la marchandise accomplit son changement de place, elle circule, tandis qu'elle ajourne sa première métamorphose, sa transformation en argent. Du côté acheteur, par contre, la seconde métamorphose s'accomplit, c'est-à-dire que l'argent est converti en marchandise avant que la première métamorphose soit accomplie, c'est-à-dire que la marchandise ait été convertie en argent. La première métamorphose apparaît donc ici chronologiquement après la seconde. Et ainsi, l'argent, aspect de la marchandise dans sa pre­mière métamorphose, revêt une nouvelle forme déterminée. L'argent, c'est-à-dire la forme auto­no­me vers laquelle évolue la valeur d'échange, n'est plus la forme qui permet la circula­tion des marchandises, mais son résultat final.

Que ces ventes à terme, où les deux pôles de la vente se trouvent séparés dans le temps, soient un produit spontané de la circulation simple des marchandises, c'est un fait dont il n'est pas besoin de donner des preuves détaillées. En premier lieu, le développement de la circulation entraîne la répétition de la rencontre des mêmes possesseurs de marchandises se présentant alternativement l'un à l'autre comme vendeur et comme acheteur. Cette apparition répétée ne reste pas purement accidentelle. Une marchandise est, par exemple, commandée pour un terme à venir, à l'échéance duquel elle doit être livrée et payée. Dans ce cas, la vente s'accomplit idéalement, c'est-à-dire juridiquement, sans la présence physique de la marchan­dise ni de l'argent. Les deux formes de l'argent - moyen de circulation et moyen de paiement - coïncident encore ici, la marchandise et l'argent, d'une part, changeant de place simultané­ment, et l'argent, d'autre part, n'achetant pas la marchan­dise, mais réalisant le prix de la marchandise antérieurement vendue. De plus, la nature de toute une série de valeurs d'usage implique qu'elles soient réellement aliénées non par la livraison effective de la marchandise, mais seulement par sa cession pour un temps déterminé. Par exemple, quand l'usage d'une maison est vendu pour un mois, la valeur d'usage de la maison n'est fournie qu'après l'écoulement du mois, bien qu'elle ait changé de main au début du mois. Comme la cession effective de la valeur d'usage et son aliénation véritable sont ici séparées dans le temps, la réalisation de son prix a également lieu postérieurement à son changement de place. Enfin, comme les différentes marchandises comportent des temps de production différents et se produisent à des époques différentes, il s'ensuit que l'un des échangistes se présente comme vendeur alors que l'autre ne peut encore se présenter comme acheteur, et, en raison de la fréquente répétition de l'achat et de la vente entre les mêmes possesseurs de marchandises, les deux moments de la vente se dissocient suivant les conditions de production des marchan­dises. Ainsi naît entre les possesseurs de marchandises une relation de créancier à débiteur, qui forme sans doute la base naturelle du système de crédit, mais peut avoir acquis un complet développement avant que ce dernier existe. Il est clair, en tout cas, qu'avec le perfec­tion­nement du système de crédit, donc de la production bourgeoise en général, la fonction de l'argent comme moyen de paiement prendra de l'extension aux dépens de sa fonction de moyen d'achat et plus encore comme élément de la thésaurisation. En Angleterre, par exem­ple, l'argent en tant que numéraire est à peu près exclusivement refoulé dans la sphère du commerce de détail et du petit commerce entre producteurs et consommateurs, tandis qu'en tant que moyen de paiement il règne dans la sphère des grandes transactions commerciales [5].

En tant que moyen général de paiement, l'argent devient la marchandise générale des contrats - tout d'abord à l'intérieur seulement de la sphère de la circulation des marchan­dises [6]. Mais, en même temps qu'il se développe dans cette fonction, toutes les autres formes de paiement se résolvent peu à peu en paiement en monnaie. La mesure dans laquelle l'argent est devenu moyen de paiement exclusif indique la mesure dans laquelle la valeur d'échange s'est emparée de la production en extension et en profondeur [7].

La masse de l'argent circulant comme moyen de paiement est déterminée d'abord par le montant des paiements, c'est-à-dire par la somme des prix des marchandises aliénées, non des marchandises à aliéner, comme dans la circulation monétaire simple. Toutefois, la somme ainsi déterminée est doublement modifiée, en premier lieu par la rapidité avec laquelle la même pièce de monnaie remplit de nouveau la même fonction, ou encore, avec laquelle la masse des paiements se manifeste comme chaîne de paiements en mouvement. A paie B, sur quoi B paie C, et ainsi de suite. La rapidité avec laquelle la même pièce de monnaie remplit une seconde fois sa fonction de moyen de paiement dépend, d'une part, de l'enchaînement des rapports de créancier à débiteur entre les possesseurs de marchandises, tels que les mêmes possesseurs de marchandises sont créanciers vis-à-vis de l'un et débiteurs vis-à-vis de l'autre etc., et, d'autre part, de l'intervalle qui sépare les diverses échéances de paiement. Cette chaîne de paiements, ou de premières métamorphoses après coup des marchandises, diffère qualitativement de la chaîne des métamorphoses qui se manifestent dans la circulation de l'argent en tant que moyen de circulation. Cette dernière chaîne de métamorphoses ne se borne pas à apparaître dans une succession chronologique, mais c'est dans celle-ci seulement qu'elle devient. La marchandise devient argent, puis redevient marchandise, et permet ainsi à l'autre marchandise de devenir argent, etc., ou encore, le vendeur devient acheteur, grâce à quoi un autre possesseur de marchandises devient vendeur. Cette connexion naît fortuitement dans le procès d'échange des marchandises lui-même. Mais que l'argent avec lequel A a payé Bsoit successivement versé par Bà C, par C à D, etc., et cela à des intervalles de temps se succédant rapidement - cet enchaînement extérieur ne fait que mettre en lumière un enchaînement social déjà existant. Le même argent ne passe pas par des mains différentes parce qu'il joue le rôle de moyen de paiement, mais circule comme moyen de paiement parce que ces différentes mains ont déjà scellé l'accord des échangistes. La rapidité avec laquelle l'argent circule comme moyen de paiement montre donc que les individus sont bien plus profondément entraînés dans le procès de circulation que ne l'indique la rapidité avec laquelle circule l'argent comme numéraire ou moyen d'achat.

La somme des prix des achats et des ventes simultanés, qui donc se produisent parallèle­ment dans l'espace, forme la limite où la rapidité de la circulation peut suppléer à la masse du numéraire. Cette barrière disparaît pour l'argent fonctionnant comme moyen de paiement. Si des paiements à effectuer simultanément se concentrent au même endroit, ce qui n'a lieu spontanément tout d'abord que dans les grands centres de circulation des marchandises, ces paiements, représentant des grandeurs négatives et positives, se balancent les uns les autres, A ayant à payer à Bet en même temps à recevoir un paiement de C, etc. La somme d'argent requise comme moyen de paiement ne sera donc pas déterminée par la somme des prix des paiements à réaliser simultanément, mais par leur plus ou moins grande concentration et par la grandeur de la balance que laisse subsister leur annulation réciproque en tant que grandeurs négatives et positives. Des dispositions spéciales en vue de ces compensations se font jour en dehors de tout développement du système de crédit, comme, par exemple, dans la Rome antique. Mais il n'y a pas lieu de les étudier ici, pas plus que les échéances générales qui s'établissent partout dans des cercles sociaux déterminés. Remarquons seulement encore ici que l'influence spécifique qu'exercent ces échéances de paiement sur les fluctuations périodiques de la quantité de monnaie en circulation n'a été étudiée scientifiquement que dans les tout derniers temps.

Pour autant que les paiements se compensent à titre de grandeurs positives et négatives, il n'y a pas la moindre intervention d'argent réel. L'argent ne se développe ici que sous sa forme de mesure des valeurs, d'une part dans le prix de la marchandise, d'autre part dans la gran­deur des obligations réciproques. En dehors de son existence idéale, la valeur d'échange n'acquiert donc pas ici d'existence autonome, pas même celle de signe de valeur, ou encore, la monnaie devient seulement de la monnaie de compte idéale. La fonction de l'argent com­me moyen de paiement implique donc cette contradiction que, d'un côté, si les paiements se compensent, il n'agit qu'idéalement comme mesure et que, d'un autre côté, si le paiement doit être effectué réellement, il entre dans la circulation non comme moyen de circulation transitoire mais il adopte le mode d'existence stable de l'équivalent général, il y entre comme la marchandise absolue, en un mot comme monnaie. Aussi, là où se sont développés la chaîne des paiements et un système artificiel de compensation, en cas de secousses interrom­pant brutalement le cours des paiements et désorganisant le mécanisme de leur compen­sation, l'argent passe brusquement de la forme chimérique de fluide gazeux qu'il a comme mesure des valeurs à la forme solide de monnaie ou à celle de moyen de paiement. Ainsi, au stade d'une production bourgeoise développée, où le possesseur de marchandises est depuis longtemps devenu un capitaliste, connaît son Adam Smith et n'a que sourire condescendant pour cette superstition selon laquelle l'or et l'argent seuls seraient de la monnaie, ou que l'argent en général, par opposition aux autres marchandises, serait la marchandise absolue, l'argent reparaît brusquement non comme médiateur de la circulation, mais comme la seule forme adéquate de la valeur d'échange, comme l'unique richesse, exactement tel que le conçoit le thésauriseur. Sous cette forme d'existence exclusive de la richesse, il ne se révèle pas, comme par exemple dans le système monétaire, en faisant simplement croire que toute richesse matérielle est dépréciée et sans valeur. Cette dépréciation et dévaluation totale sont réelles. C'est là la phase particulière des crises du marché mondial que l'on appelle crise monétaire. Le summum bonum [le bien suprême] que, dans ces moments, on demande à grands cris comme l'unique richesse, c'est l'argent, l'argent comptant, et toutes les autres mar­chandises, précisément par ce que ce sont des valeurs d'usage, semblent auprès de lui inutiles, des futilités, des hochets, ou encore, comme dit notre docteur Martin Luther, simples parures et ripailles. Cette brusque conversion du système de crédit en système monétaire ajoute la crainte théorique à la panique pratique, et les facteurs de la circulation frémissent devant l'impénétrable mystère de leurs propres rapports économiques [8].

De leur côté, les paiements rendent nécessaire un fonds de réserve, une accumulation d'argent à titre de moyen de paiement. La constitution de ces fonds de réserve n'apparaît plus, comme dans la thésaurisation, sous l'aspect d'une activité extérieure à la circulation elle-même, ni, comme dans la réserve de numéraire, sous celui d'une interruption purement technique du cours de la monnaie; il faut ici amasser l'argent peu à peu pour pouvoir en disposer à des échéances ultérieures déter­minées. Ainsi, alors que sous sa forme abstraite où elle passe pour un enrichissement, la thésaurisation diminue avec le développement de la production bourgeoise, cette thésaurisa­tion-ci, immédiatement imposée par le procès d'échan­ge, augmente, ou plutôt une partie des trésors qui se forment en général dans la sphère de la circulation des marchandises est absor­bée comme fonds de réserve de moyens de paiement. Plus la production bourgeoise est développée, plus ces fonds de réserve sont limités au minimum indispensable. Dans son écrit sur l'abaissement du taux de l'intérêt [9], Locke donne des renseignements intéressants sur l'importance de ces fonds de réserve à son époque. On y voit quelle fraction importante de la masse de l'argent circulant de façon générale était absorbée en Angleterre par ces réserves de moyens de paiement à l'époque précisément où le système bancaire commençait à se développer.

La loi de la quantité de l'argent en circulation, telle qu'elle résultait de l'étude de la circu­lation monétaire simple, est essentiellement modifiée par la circulation du moyen de paie­ment. Étant donnée la vitesse de rotation de la monnaie, soit comme moyen de circula­tion, soit comme moyen de paiement, la somme totale de l'argent circulant dans un temps donné sera déterminée par la somme totale des prix des marchandises à réaliser, [plus] la somme totale des paiements échus dans le même temps, moins les paiements s'annulant les uns les autres par compensation. La loi générale, selon laquelle la masse de l'argent circulant dépend des prix des marchandises, n'en est pas affectée le moins du monde, puisque le montant des paiements est lui-même déterminé par les prix fixés par contrat. Mais il apparaît d'une manière frappante que, même en supposant constantes la vitesse du cours et l'économie des paiements, la somme des prix des masses de marchandises circulant dans une période déterminée, par exemple un jour, et la masse de l'argent circulant le même jour ne coïncident nullement, car il circule une masse de marchandises dont le prix ne sera réalisé en argent que dans l'avenir et il circule une masse d'argent pour laquelle les marchandises correspondantes sont depuis longtemps sorties de la circulation. Cette dernière masse dépendra elle-même de la grandeur de la somme des valeurs des paiements qui viennent à échéance le même jour, bien qu'étant l'objet de contrats établis à des époques tout à fait différentes.

Nous avons vu que le changement de valeur de l'or et de l'argent n'affecte pas leur fonc­tion de mesure des valeurs ou de monnaie de compte. Ce changement prendra cependant une importance décisive pour la monnaie constituant le trésor, car la hausse ou la baisse de la valeur de l'or et de l'argent détermine l'augmentation ou la diminution de la grandeur de va­leur du trésor constitué en or ou en argent. L'importance de ce changement est plus grande encore pour l'argent moyen de paiement. Le paiement ne s'effectue que postérieurement à la vente des marchandises, ou encore l'argent agit à deux périodes différentes et dans deux fonctions différentes, d'abord comme mesure des valeurs, puis comme moyen de paiement correspon­dant à cette mesure. Si, dans l'intervalle, la valeur des métaux précieux varie, ou que varie le temps de travail requis pour leur production, la même quantité d'or ou d'argent, si elle sert de moyen de paiement, aura une valeur plus ou moins grande qu'au moment où il a servi de mesure des valeurs ou que le contrat a été conclu. La fonction d'une marchandise particulière comme l'or et l'argent utilisée comme monnaie ou comme valeur d'échange promue à l'autonomie entre ici en conflit avec sa nature de marchandise particulière dont la grandeur de valeur dépend de la variation de ses frais de production. La grande révolution sociale qui provoqua en Europe la chute de la valeur des métaux précieux est un fait tout aussi connu que la révolution inverse qui, aux premiers temps de la République de l'ancienne Rome, fut causée par la hausse de la valeur du cuivre, métal dans lequel étaient contractées les dettes des plébéiens. Sans pousser plus loin l'étude des fluctuations de la valeur des métaux précieux dans leur influence sur le système de l'économie bourgeoise, il apparaît dès maintenant ici qu'une baisse dans la valeur des métaux précieux favorise les débiteurs aux dépens des créanciers et qu'inversement une hausse dans leur valeur favorise les créanciers aux dépens des débiteurs.


Notes

[1]  Du capital est naturellement avancé aussi sous forme d'argent, et l'argent avancé peut être du capital avancé, mais ce point de vue ne rentre pas dans le cadre de la circulation simple.

[2]  Je m'en tiens à mon reçu. (Shylock, dans Le Marchand de Venise, de Shakespeare.) (N. R.)

[3]  1° édition : « moyens d'achat et moyens de paiement ». Corrigé dans l'exemplaire I, annoté à la main. (N. R.)

[4]  Différence entre moyen d'achat et moyen de paiement soulignés dans Luther. [Note de l'exemplaire I, annoté à la main.]

[5]  M. Macleod, malgré toute la suffisance doctrinaire dont font preuve ses définitions, comprend si peu les rapports économiques les plus élémentaires qu'il fait dériver l'argent en général de sa forme la plus développée, celle de moyen de paiement. Il dit, entre autres : comme les gens n'ont pas toujours besoin en même temps de leurs services réciproques, ni de services de même grandeur de valeur, « Il resterait une certaine différence ou une certaine somme de service payable par le premier au second... la dette ». Le bénéficiaire de cette dette a besoin des services d'un tiers, qui n'a pas immédiatement besoin des siens, et « il transfère au troisième la dette que le premier a envers lui. La reconnaissance de dette passe ainsi de main en main... moyen de circulation... Quand on reçoit une obligation exprimée en monnaie métallique, on peut disposer non seulement des services du débiteur primitif, mais de ceux de la communauté laborieuse tout entière ». (MACLEOD : Theory and Practice of Banking, etc., Londres, 1855, vol. 1°, [p. 23 et suiv., 29].)

[6] BAILEY : Money and its Vicissitudes, Londres, 1837, p. 3 : « L'argent est la marchandise générale des contrats, ou celle en quoi sont conclus la plupart des contrats de propriété qui doivent être exécutés à une époque ultérieure. »

[7]  SENIOR (Principes fondamentaux, etc.) dit, page 221 : « Comme la valeur de toute chose varie dans une période de temps donnée, on convient alors que le paiement se fera au moyen de cette chose dont la valeur paraîtra devoir être moins affectée par des causes éventuelles et qui paraîtra devoir conserver longtemps la même... faculté moyenne d'acheter d'autres objets. C'est ainsi que la monnaie devient l'expression ou [le] représentant de la valeur ». C'est l'inverse. C'est parce que l'or, l'argent, etc., sont devenus monnaie, c'est-à-dire le mode d'existence de la valeur d'échange promue à l'autonomie, qu'ils deviennent moyens de paiement universels. Là où intervient la considération de la durée de la grandeur de valeur de la monnaie mentionnés par M. Senior, c'est-à-dire dans les périodes où la monnaie s'impose par la force des choses comme moyen de paiement général, on constate justement aussi une oscillation de la grandeur de valeur de la monnaie. En Angleterre, l'époque d'Elizabeth a constitué l'une de ces périodes, et c'est alors que lord Burleigh et sir Thomas Smith, considérant la dépréciation des métaux précieux, qui devenait sensible, firent passer au Parlement un acte obligeant les Universités d'Oxford et de Cambridge à se réserver un tiers de leurs rentes foncières en froment et en orge.

[8]  Boisguillebert, qui voudrait empêcher les rapports de production bourgeois de se cabrer devant les bourgeois eux-mêmes, marque, dans ses idées, une prédilection pour les formes de l'argent où il n’apparaît qu'idéalement ou de manière fugitive. Ainsi avait-il fait pour le moyen de circulation. Ainsi fait-il pour le moyen de paiement. Ce qu'une fois encore il ne voit pas, c'est le passage immédiat de l'argent de sa forme Idéale à sa réalité extérieure, c'est que la mesure des valeurs, imaginée seulement, recèle déjà le dur argent à l'état latent. Le fait, dit-il, que l'argent est une simple forme des marchandises elles-mêmes apparaît dans le grand commerce, où l'échange s'effectue sans intervention de l'argent après que « les marchandises sont appréciées ». (Le détail de la France, ibid., p. 210.)

[9] Locke : Some Considerations on the lowering of Interest, etc.. ibid. pp. 17, 18.


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