1859 |
"À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale." |
Critique de l'économie politique
PREMIER LIVRE : DU CAPITAL
Dans sa fonction de moyen de circulation, l'or subit une façon qui lui est propre, il devient numéraire. Pour que son cours ne soit pas arrêté par des difficultés techniques, il est monnayé selon l'étalon de la monnaie de compte. Des pièces d'or dont l'empreinte et la figure indiquent qu'elles contiennent les fractions de poids d'or représentées par les noms de compte de la monnaie, livre sterling, shilling, etc., sont du numéraire. De même que la fixation du prix du numéraire, le travail technique du monnayage incombe à l'État. De même que comme monnaie de compte, l'argent acquiert comme numéraire un caractère local et politique, il parle des langues différentes et porte des uniformes nationaux différents. La sphère, dans laquelle l'argent circule comme numéraire, étant une sphère de circulation intérieure des marchandises circonscrite par les frontières d'une communauté, se distingue donc de la circulation générale du monde des marchandises.
Cependant, il n'y a pas plus de différence entre l'or en barre et l'or sous forme de numéraire qu'entre son nom de numéraire et son nom de poids. Ce qui était dans ce dernier [1] cas différence de nom apparaît maintenant comme simple différence de figure. Le numéraire d'or peut être jeté dans le creuset et être ainsi reconverti en or sans phrase [2], de même qu'inversement il n'y a qu'à envoyer la barre d'or à la Monnaie pour lui donner la forme de numéraire. La conversion et la reconversion de l'une des figures dans l'autre apparaissent comme des opérations purement techniques.
Pour 100 livres ou 1 200 onces troy d'or à 22 carats, la Monnaie anglaise vous donne 4.672 ½ livres sterling ou souverains d'or et, si l'on met ces souverains sur l'un des plateaux de la balance et 100 livres d'or en barre sur l'autre, le poids est le même : la preuve est ainsi faite que le souverain n'est autre chose que la fraction de poids d'or désignée par ce nom dans le prix monétaire anglais, avec sa figure et son empreinte propres. Les 4 672 ½ souverains d'or sont jetés de points différents dans la circulation et, entraînés dans son tourbillon, ils accomplissent en un jour un certain nombre de rotations, chacun en effectuant plus ou moins. Si le nombre moyen des tours quotidiens de chaque once était de 10, les 1 200 onces d'or réaliseraient une somme totale de prix de marchandises s'élevant à 12 000 onces ou 46 725 souverains. Qu'on tourne et retourne une once d'or comme on voudra, elle ne pèsera jamais 10 onces d'or. Mais ici, dans le procès de circulation, 1 once pèse effectivement 10 onces. Dans le cadre du procès de circulation, le numéraire est égal à la quantité d'or qu'il contient multiplié par le nombre de tours qu'il accomplit. En dehors de son existence réelle sous la forme d'une pièce d'or de poids déterminé, le numéraire acquiert donc une existence idéale née de sa fonction. Toutefois, que le souverain fasse un ou dix tours, il n'agit dans chaque achat ou vente particulière que comme un seul souverain. Il en est de lui comme d'un général qui, apparaissant le jour de la bataille à dix endroits différents au moment opportun, tient lieu de dix généraux, mais n'en reste pas moins à chaque endroit le même et unique général. L'idéalisation des moyens de circulation, qui provient dans la circulation de l'argent de ce que la vitesse supplée à la quantité, n'intéresse que l'existence fonctionnelle du numéraire à lintérieur du procès de circulation et n'affecte pas l'existence de la pièce de monnaie prise individuellement.
Cependant, la circulation de l'argent est un mouvement externe et le souverain, bien qu'il n'ait pas d'odeur lui-même, fréquente une société fort mêlée. En se frottant à toutes sortes de mains, de sacs, de poches, de bourses, d'escarcelles, de coffres, de caisses et caissettes, le numéraire s'use; il laisse un atome d'or par-ci, un autre par-là et, s'usant dans sa course à travers le monde, il perd de plus en plus de sa teneur intrinsèque. En en usant, on l'use. Arrêtons le souverain à un moment où la pureté naturelle de son caractère ne semble encore que faiblement atteinte.
Un boulanger qui reçoit aujourd'hui de la banque un souverain tout battant neuf et le débourse demain chez le meunier ne paie pas avec le même véritable souverain; son souverain est plus léger qu'au moment où il l'a reçu [3].
Il est clair que le numéraire, de par la nature même des choses, doit continuellement se déprécier pièce par pièce sous la seule action de cette habituelle et inévitable usure. Il est matériellement impossible d'exclure complètement de la circulation à un moment quelconque, ne fût-ce que pour un seul jour, les pièces de monnaie légères [4].
Jacob estime que, par suite du frai, sur 380 millions de livres sterling existant en Europe en 1809, en 1829, soit en vingt ans, 19 millions de livres sterling avaient complètement disparu [5]. Si donc la marchandise sort de la circulation dès le premier pas qu'elle fait pour y entrer, le numéraire, lui, après avoir fait quelques pas dans la circulation, représente plus de teneur métallique qu'il n'en contient. Plus le numéraire circule longtemps, la vitesse de circulation restant constante, ou encore, plus sa circulation devient active dans le même laps de temps, plus son existence fonctionnelle de numéraire se détache de son existence métallique d'or ou d'argent. Ce qu'il en reste est magni nominis timbra [l'ombre d'un grand nom]. Le corps de la monnaie n'est plus qu'une ombre. Alors que le procès la rend plus lourde à l'origine, il la rend maintenant plus légère, mais elle continue de valoir dans chaque achat ou vente isolés la quantité d'or primitive. Devenu un souverain fantôme, un or fantôme, le souverain continue à remplir la fonction de la pièce d'or légitime. Alors que les frictions avec le monde extérieur font perdre à d'autres leur idéalisme, la monnaie s'idéalise par la pratique, son corps d'or ou d'argent devient pure apparence. Cette deuxième idéalisation de la monnaie métallique, opérée par le procès de circulation lui-même, ou, encore, cette scission entre son contenu nominal et son contenu réel, est exploitée en partie par les gouvernements, en partie par les aventuriers privés, qui se livrent aux falsifications les plus variées de la monnaie. Toute l'histoire de la monnaie, du commencement du moyen âge jusque bien avant dans le XVIII° siècle, se ramène à l'histoire de ces falsifications d'un caractère double et antagonique et c'est autour de cette question que tournent en grande partie les nombreux volumes de la collection des économistes italiens de Custodi.
Cependant l'existence fictive de l'or dans le cadre de sa fonction entre en conflit avec son existence réelle. En circulant, chaque monnaie d'or a perdu plus ou moins de sa substance métallique et un souverain vaut donc maintenant effectivement plus que l'autre. Mais comme, dans leur existence fonctionnelle, ils ont la même valeur comme monnaie, le souverain qui est ¼ d'once, ne valant pas plus que le souverain qui n'a que l'apparence du ¼ d'once, entre les mains de possesseurs sans scrupules les souverains pesant le poids sont partiellement soumis à des opérations chirurgicales et on leur fait subir artificiellement le sort que l'action naturelle de la circulation elle-même a fait subir à leurs frères de moindre poids. On les rogne et leur excédent de graisse d'or passe au creuset. Si 4 672 ½ souverains d'or, placés sur le plateau d'une balance, ne pèsent plus en moyenne que 800 [6] onces au lieu de 1 200, apportés sur le marché, ils n'achèteront plus que 800 [7] onces d'or, ou alors le prix marchand de l'or s'élèverait au-dessus de son prix monétaire. Toute pièce de monnaie, même si elle avait tout son poids, vaudrait moins sous sa forme de monnaie que sous sa forme de barre. Aux souverains ayant tout leur poids, on redonnerait leur forme de barre, sous laquelle plus d'or a plus de valeur que moins d'or. Dès que la diminution de la teneur métallique dont il est question aurait touché un nombre suffisant de souverains pour provoquer une hausse persistante du prix marchand de l'or au-dessus de son prix monétaire, les noms de compte de la monnaie resteraient les mêmes, mais désigneraient désormais une quantité d'or moindre. En d'autres termes, l'étalon monétaire changerait et l'or serait désormais monnayé sur la base de ce nouvel étalon. Par son idéalisation comme moyen de circulation, l'or aurait par contre-coup modifié les rapports légalement établis selon lesquels il était étalon des prix. La même révolution se répéterait au bout d'un certain temps et l'or se trouverait ainsi, aussi bien dans sa fonction d'étalon des prix que comme moyen de circulation, soumis à une variation continuelle, de telle sorte que le changement sous l'une des formes provoquerait le changement sous l'autre forme et inversement. Ceci explique le phénomène que nous avons précédemment mentionné, à savoir que dans l'histoire de tous les peuples modernes on conservait le même nom monétaire à un contenu métallique allant toujours en s'amenuisant. La contradiction entre l'or numéraire et l'or étalon des prix entraîne également la contradiction entre l'or numéraire et l'or équivalent général, forme sous laquelle il circule non seulement à l'intérieur des frontières nationales, mais aussi sur le marché mondial. Comme mesure des valeurs, l'or avait toujours tout son poids parce qu'il ne servait que d'or idéal. Comme équivalent, dans l'acte isolé M-A, il sort immédiatement de son existence mouvementée pour retomber dans son existence sédentaire, mais, comme numéraire, sa substance naturelle entre en conflit perpétuel avec sa fonction. On ne saurait éviter complètement la transformation du souverain d'or en or fantôme, mais la législation cherche à empêcher qu'il se maintienne comme numéraire, en le démonétisant quand l'insuffisance de substance a atteint un certain degré. D'après la loi anglaise, par exemple, un souverain qui a perdu en poids plus de 0,747 grain n'est plus un souverain légal. La Banque d'Angleterre, qui, dans la seule période de 1844 à 1848, a pesé 48 millions de souverains d'or, possède dans la balance pour or de M. Cotton une machine qui non seulement décèle une différence de 1/100° de grain entre deux souverains, mais encore, tout comme un être doué de raison, projette le souverain de poids insuffisant sur une planche où il parvient à une autre machine qui le découpe avec une cruauté tout orientale.
Dans ces conditions, la monnaie d'or ne pourrait pas du tout circuler, si son cours n'était limité à des circuits déterminés de la circulation à l'intérieur desquels elle s'use moins rapidement. Dans la mesure où une monnaie d'or est réputée valoir un quart d'once dans la circulation, alors qu'elle ne pèse plus que 1/5° d'once, elle est de fait devenue le simple signe, ou le simple symbole de 1/20° d'once d'or, et tout le numéraire d'or est ainsi plus ou moins transformé par le procès de la circulation lui-même en un simple signe ou symbole de sa substance. Mais nulle chose ne peut être son propre symbole. Du raisin peint n'est pas le symbole de vrai raisin, mais un simulacre de raisin. Or un souverain léger peut encore moins être le symbole d'un souverain de poids normal, pas plus qu'un cheval maigre ne peut être le symbole d'un cheval gras. Comme, donc, l'or devient le symbole de lui-même, mais qu'il ne peut pas servir comme symbole de lui-même, dans les cercles de la circulation où il s'use le plus rapidement, c'est-à-dire dans les cercles où les achats et les ventes se renouvellent constamment dans les plus faibles proportions, il prend un mode d'existence symbolique, argent ou cuivre, distinct de son mode d'existence d'or. Même si ce n'étaient pas les mêmes pièces d'or, une proportion déterminée de la totalité de la monnaie d'or circulerait constamment comme numéraire dans ces cercles. Dans cette proportion, l'or est remplacé par des jetons d'argent ou de cuivre. Alors donc qu'une seule marchandise spécifique peut fonctionner à l'intérieur d'un pays comme mesure des valeurs et partant comme monnaie, des marchandises différentes peuvent servir de numéraire à côté de la monnaie. Ces moyens de circulation subsidiaires, jetons d'argent ou de cuivre par exemple, représentent à l'intérieur de la circulation des fractions déterminées du numéraire d'or. Leur propre teneur en argent ou en cuivre n'est par conséquent pas déterminée par le rapport de valeur de l'argent et du cuivre à l'or, mais arbitrairement fixé par la loi. Ils ne peuvent être émis que dans les quantités où les fractions diminutives de la monnaie d'or, qu'ils représentent, circuleraient de façon continue, soit pour le change de pièces d'or de valeur supérieure, soit pour la réalisation du prix de marchandises d'une modicité correspondant à leur propre valeur. A l'intérieur de la circulation des marchandises vendues au détail, les jetons d'argent et de cuivre appartiendront à leur tour à des cercles particuliers. Par la nature même des choses, leur vitesse de rotation est en raison inverse du prix qu'ils réalisent dans chacun des achats et chacune des ventes prises isolément, ou encore de la grandeur de la fraction du numéraire d'or qu'ils représentent. Si l'on considère l'immense volume du petit commerce quotidien dans un pays comme l'Angleterre, le peu d'importance relative de la fraction de la quantité totale des monnaies subsidiaires en circulation montre combien leur cours est rapide et continu. Dans un rapport parlementaire récemment publié on voit, par exemple, qu'en 1857 la Monnaie anglaise a frappé de l'or pour un montant de 4 859 000 livres sterling, de l'argent pour une valeur nominale de 733 000 livres sterling et une valeur métallique de 363 000 livres sterling. Le montant total de l'or frappé dans les dix années qui se sont terminées le 31 décembre 1857 était de 55 239 000 livres sterling et celui de l'argent de 2 434 000 livres sterling seulement. La monnaie de cuivre n'atteignait en 1857 qu'une valeur nominale de 6 720 livres sterling, pour une valeur de cuivre de 3 492 livres sterling, dont 3 136 livres sterling en pence, 2 464 en demi-pence et 1 120 en farthings. La valeur totale de la monnaie de cuivre frappée dans les dix dernières années était de 141 477 livres sterling en valeur nominale pour une valeur métallique de 73 503 livres sterling. Si on empêche la monnaie d'or de se maintenir dans sa fonction de monnaie en déterminant légalement la perte de métal qui la démonétise, par contre, on empêche les jetons d'argent et de cuivre de passer de leurs sphères de circulation dans la sphère de circulation de la monnaie d'or et de s'y fixer comme monnaie, en déterminant le niveau maximum du prix qu'ils réalisent légalement. Ainsi, en Angleterre, par exemple, on n'est tenu d'accepter le cuivre en paiement que pour un montant de 6 pence et l'argent pour un montant de 40 shillings. Si les jetons d'argent et de cuivre étaient émis en quantités supérieures à celles qu'exigent les besoins de leurs sphères de circulation, les prix des marchandises ne monteraient pas pour autant, mais ces jetons s'accumuleraient chez les détaillants, qui seraient finalement obligés de les vendre comme métal. C'est ainsi qu'en 1798 des monnaies de cuivre anglaises, sinises par des particuliers pour un montant de 20 350 livres sterling, c'étaient accumulées chez les boutiquiers, qui cherchèrent en vain à les remettre en circulation et durent finalement les jeter comme marchandise sur le marché du cuivre [8].
Les jetons d'argent et de cuivre, qui représentent la monnaie d'or dans des sphères déterminées de la circulation intérieure, possèdent une teneur en argent et en cuivre fixée par la loi, mais, une fois entraînés dans la circulation, ils s'usent comme la monnaie d'or et, en raison de la rapidité et de la continuité de leur cours, ils s'idéalisent plus vite encore, jusqu'à n'être plus que des ombres. Si on fixait alors de nouveau à la perte de métal une limite au delà de laquelle les jetons d'argent et de cuivre perdraient leur caractère de monnaie, ils devraient, à l'intérieur de cercles déterminés de leur propre sphère de circulation, être remplacés eux-mêmes à leur tour par une autre monnaie symbolique, fer ou plomb par exemple, et cette représentation de monnaie symbolique par une autre monnaie symbolique donnerait lieu à un procès sans fin. C'est pourquoi, dans tous les pays de circulation développée, la nécessité de la circulation monétaire elle-même oblige à rendre le caractère de numéraire des jetons d'argent et de cuivre indépendant de l'importance de leur perte de métal. Il apparaît ainsi, ce qui était dans la nature même des choses, qu'ils sont des symboles de la monnaie d'or non pas parce qu'on a fabriqué ces symboles avec de l'argent ou du cuivre, non pas parce qu'ils ont une valeur, mais dans la mesure même où ils n'en ont pas.
Des choses relativement sans valeur, comme le papier, peuvent donc remplir la fonction de symboles de la monnaie d'or. Si la monnaie subsidiaire consiste en jetons de métal, d'argent, de cuivre, etc., cela provient en grande partie de ce que, dans la plupart des pays, les métaux de moindre valeur circulaient comme monnaie [9], l'argent par exemple en Angleterre, le cuivre dans la République de l'ancienne Rome, en Suède, en Écosse, etc., avant que le procès de circulation les dégradât pour en faire de la monnaie divisionnaire et les eût remplacés par un métal plus précieux. Il est d'ailleurs dans la nature même des choses que le symbole monétaire, directement issu de la circulation métallique, soit d'abord, lui aussi, un métal. De même que la portion de l'or, qui devrait constamment circuler comme monnaie divisionnaire, est remplacée par des jetons métalliques, la portion de l'or, qui est constamment absorbée comme numéraire par la sphère de la circulation intérieure et doit donc circuler continuellement, peut être remplacée par des jetons sans valeur. Le niveau au-dessous duquel ne tombe jamais la masse de monnaie en circulation est donné de façon empirique dans chaque pays. La différence entre le contenu nominal et la teneur en métal de la monnaie métallique, insignifiante à l'origine, peut donc s'accentuer jusqu'à une scission absolue. Le nom monétaire de l'argent se détache de sa substance pour subsister en dehors d'elle sur des billets de papier sans valeur. De même que la valeur d'échange des marchandises, par leur procès d'échange, se cristallise en monnaie d'or, la monnaie d'or est sublimée dans sa circulation jusqu'à devenir son propre symbole, d'abord sous forme de numéraire d'or dégradé par l'usure, puis sous forme de monnaies métalliques subsidiaires et finalement sous forme de jetons sans valeur, de papier, de simple signe de valeur.
Mais la monnaie d'or n'a donné naissance à ses représentants métalliques d'abord, puis de papier, que parce qu'elle a continué à fonctionner comme monnaie malgré sa perte de métal. Elle ne circulait pas parce qu'elle s'usait, mais elle s'usait jusqu'à devenir pur symbole parce qu'elle continuait à circuler. Ce n'est qu'autant que la monnaie d'or elle-même devient à l'intérieur du procès simple signe de sa propre valeur que de simples signes de valeur peuvent la remplacer.
Dans la mesure où le mouvement M-A-M constitue l'unité en marche des deux moments M-A et A-M qui se convertissent directement l'un en l'autre, ou encore, pour autant que la marchandise parcourt le procès de sa métamorphose totale, elle développe sa valeur d'échange dans le prix et l'argent pour supprimer aussitôt cette forme, pour redevenir marchandise ou plutôt valeur d'usage. La marchandise ne pousse donc les choses que jusqu'à l'apparente autonomie de sa valeur d'échange. Nous avons vu d'autre part que l'or, pour autant qu'il ne fonctionne que comme numéraire, ou encore, qu'il se trouve constamment en circulation, ne représente en fait que l'enchaînement des métamorphoses des marchandises et la forme monétaire purement fugitive des marchandises, qu'il ne réalise le prix d'une marchandise que pour réaliser celui d'une autre, mais qu'il n'apparaît nulle part comme la forme au repos de la valeur d'échange ou comme étant lui-même une marchandise au repos. Dans ce procès, la valeur d'échange des marchandises que représente l'or dans son cours ne revêt d'autre réalité que celle de l'étincelle électrique. Bien qu'étant de l'or réel, il ne fonctionne que comme simulacre d'or, et on peut donc lui substituer dans cette fonction des signes qui le remplacent lui-même.
Le signe de valeur, mettons le papier, qui fonctionne comme monnaie est signe de la quantité d'or exprimée dans son nom monétaire, donc signe d'or. Pas plus qu'une quantité d'or en soi, le signe qui se substitue à elle n'exprime un rapport de valeur. C'est pour autant qu'une quantité déterminée d'or possède en tant que temps de travail matérialisé une grandeur de valeur déterminée, que le signe d'or représente de la valeur. Mais la grandeur de valeur qu'il représente dépend dans tous les cas de la valeur de la quantité d'or qu'il représente. Vis-à-vis des marchandises, le signe de valeur représente la réalité de leur prix, il n'est signum pretii [signe de prix] et signe de leur valeur que parce que leur valeur est exprimée dans leur prix. Dans le procès M-A-M, pour autant qu'il ne se présente que comme unité en voie de constitution ou conversion directe des deux métamorphoses l'une en l'autre - et c'est ainsi qu'il se présente dans la sphère de la circulation où fonctionne le signe de valeur, - la valeur d'échange des marchandises n'acquiert dans le prix qu'une existence idéale, et dans l'argent qu'une existence figurée, symbolique. La valeur d'échange se manifeste donc seulement comme valeur imaginée ou concrètement figurée, mais ne possède pas de réalité, si ce n'est dans les marchandises elles-mêmes pour autant qu'une quantité déterminée de temps de travail est matérialisée en elles. Il semble donc que le signe de valeur représente immédiatement la valeur des marchandises en se manifestant non comme signe d'or, mais comme signe de la valeur d'échange, qui est simplement exprimée dans le prix et n'existe que dans la seule marchandise. Mais cette apparence est trompeuse. Le signe de valeur n'est de façon immédiate que signe de prix, donc signe d'or, et par un détour seulement il est signe de la valeur de la marchandise. L'or n'a pas, comme Peter Schlemihl, vendu son ombre, mais il achète avec son ombre. Le signe de valeur n'agit donc que pour autant qu'il représente à l'intérieur du procès le prix d'une marchandise vis-à-vis de l'autre, ou encore qu'il représente de l'or vis-à-vis de chaque possesseur de marchandises. C'est d'abord par la force de l'habitude qu'un certain objet, relativement sans valeur, un morceau de cuir, un billet de papier, etc., devient signe de la matière monétaire, mais il ne se maintient comme tel que parce que son existence symbolique est garantie par le consentement général des possesseurs de marchandises, c'est-à-dire parce qu'il acquiert légalement une existence conventionnelle et, partant, un cours forcé. Le papier monnaie d'État à cours forcé est la forme accomplie du signe de valeur et la seule forme de papier monnaie qui prenne directement naissance dans la circulation métallique, ou dans la circulation simple des marchandises elles-mêmes. La monnaie de crédit appartient à une sphère supérieure du procès de production sociale et elle est régie par de tout autres lois. En fait, le papier monnaie symbolique ne diffère nullement de la monnaie métallique subsidiaire; seulement, il agit dans une sphère de circulation plus étendue. Si déjà le développement purement technique de l'étalon des prix, ou du prix du numéraire, et ensuite la transformation externe de l'or brut en or monnayé provoquaient l'intervention de l'État et si, de ce fait, la circulation intérieure se séparait visiblement de la circulation universelle des marchandises, cette séparation est consommée par l'évolution de la monnaie en signe de valeur. En tant que simple moyen de circulation, la monnaie en général ne peut accéder à l'autonomie que dans la sphère de la circulation intérieure.
Notre exposé a montré que l'existence monétaire de l'or comme signe de valeur, détaché de la substance de l'or elle-même, a son origine dans le procès de circulation lui-même et non dans la convention ou dans l'intervention de l'État. La Russie offre un exemple frappant de la formation naturelle du signe de valeur. A l'époque où les peaux et les fourrures y servaient de monnaie, de la contradiction entre ces matières périssables et peu maniables et leur fonction de moyens de circulation, naquit la coutume de les remplacer par de petits morceaux de cuir estampillés, qui devenaient ainsi des billets à ordre payables en peaux et en fourrures. Plus tard, ils devinrent sous le nom de kopeks de simples signes pour des fractions du rouble d'argent et leur usage se maintint par endroits jusqu'en 1700, quand Pierre le Grand les fit échanger contre de la menue monnaie de cuivre émise par l'État [10]. Des auteurs de l'antiquité, qui ne pouvaient observer que les phénomènes de la circulation métallique, conçoivent déjà la monnaie d'or comme symbole ou signe de valeur. C'est le cas de Platon [11] et d'Aristote [12]. Dans des pays où le crédit n'est pas du tout développé, comme la Chine, on trouve déjà très tôt du papier-monnaie à cours forcé [13]. Ceux qui ont les premiers préconisé le papier-monnaie ont expressément indiqué que c'est dans le procès même de la circulation que la transformation de la monnaie métallique en signes de valeur a son origine. C'est le cas de Benjamin Franklin [14] et de l'évêque Berkeley [15].
Combien de rames de papier découpées en billets peuvent-elles circuler comme monnaie ? Il serait absurde de poser ainsi la question. Les jetons dépourvus par eux-mêmes de valeur ne sont des signes de valeur que dans la mesure où ils représentent l'or à l'intérieur du procès de circulation, et ils ne le représentent que dans la mesure où l'or lui-même y entrerait comme numéraire en une quantité déterminée par sa propre valeur, les valeurs d'échange des marchandises et la vitesse de leurs métamorphoses étant données. Les billets de la dénomination de 5 livres sterling ne pourraient circuler qu'en nombre 5 fois plus petit que des billets de la dénomination de 1 livre sterling et, si tous les paiements se faisaient en billets d'un shilling, il devrait circuler 20 fois plus de billets d'un shilling que de billets d'une livre sterling. Si la monnaie d'or était représentée par des billets de dénomination différente, par exemple par des billets de 5 livres sterling, des billets d'une livre sterling, des billets de 10 shillings, la quantité de ces différentes catégories de signes de valeur ne serait pas déterminée seulement par la quantité d'or nécessaire pour la circulation totale, mais aussi par celle qui serait nécessaire pour la sphère de circulation de chaque catégorie particulière. Si 14 millions de livres sterling (c'est le chiffre adopté par la législation bancaire non pour les espèces, mais pour la monnaie de crédit) représentaient le niveau au-dessous duquel la circulation d'un pays ne tomberait jamais, il pourrait circuler 14 millions de billets, chacun étant le signe de valeur d'une livre sterling. Si la valeur de l'or diminuait ou augmentait par suite de la diminution ou de l'augmentation du temps de travail requis pour sa production, la valeur d'échange de la même masse de marchandises restant constante, le nombre des billets d'une livre sterling en circulation augmenterait ou diminuerait en raison inverse du changement de valeur de l'or. Si l'or était remplacé par l'argent comme mesure des valeurs, que le rapport de valeur de l'argent à l'or soit de 1:15, que chaque billet représente désormais la même quantité d'argent qu'il représentait d'or auparavant, au lieu de 14 millions de billets d'une livre sterling, il devrait à l'avenir en circuler 210 millions. La quantité des billets est donc déterminée par la quantité de monnaie d'or qu'ils représentent dans la circulation et, comme ils ne sont des signes de valeur que dans la mesure où ils la représentent, leur valeur est déterminée simplement par leur quantité. Alors donc que la quantité d'or en circulation dépend des prix des marchandises, la valeur des billets en circulation dépend, elle, au contraire, exclusivement de leur propre quantité.
L'intervention de l'État, qui émet le papier-monnaie à cours forcé - et nous ne nous occupons que de cette sorte de papier-monnaie, - semble abolir la loi économique. L'État, qui, en fixant le prix monétaire, n'avait fait que donner un nom de baptême à un poids d'or déterminé et que marquer l'or de son estampille en le monnayant, semble maintenant, par la magie de cette estampille, métamorphoser le papier en or. Les billets ayant cours forcé, nul ne peut l'empêcher d'en faire entrer le nombre qu'il veut dans la circulation et d'y imprimer les noms monétaires qu'il lui plaît : 1 livre sterling, 5 livres sterling, 20 livres sterling. Il est impossible de rejeter les billets hors de la circulation une fois qu'ils s'y trouvent, puisque les poteaux frontières arrêtent leur cours et qu'en dehors d'elle ils perdent toute valeur, valeur d'échange comme valeur d'usage. Détachés de leur existence fonctionnelle ils se transforment en chiffons de papier sans valeur. Ce pouvoir de lÉtat est cependant pure apparence. Il peut bien jeter dans la circulation autant de billets qu'il veut avec tous les noms monétaires qu'il veut, mais son contrôle cesse avec cet acte mécanique. Emporté par la circulation, le signe de valeur, ou le papier-monnaie, tombe sous le coup de ses lois immanentes.
Si 14 millions de livres sterling représentaient le total de l'or requis pour la circulation des marchandises et si l'État jetait dans la circulation 210 millions de billets, chacun de la dénomination d'une livre sterling, ces 210 millions de billets seraient transformés en représentants d'or pour un montant de 14 millions de livres sterling. Ce serait comme si l'État avait fait des billets d'une livre sterling les représentants d'un métal de valeur 15 fois moindre ou d'une fraction d'or d'un poids 15 fois plus petit qu'avant. Il n'y aurait de change que la dénomination de l'étalon des prix, qui est naturellement conventionnelle, qu'elle provienne directement d'une modification du titre des espèces ou indirectement de l'augmentation du nombre des billets dans la proportion exigée par un étalon inférieur. Comme la dénomination de livre sterling désignerait désormais une quantité d'or 15 fois moindre, les prix de toutes les marchandises seraient 15 fois plus élevés et 210 millions de billets d'une livre sterling seraient en fait aussi nécessaires que ne l'étaient auparavant 14 millions. La quantité d'or représentée par chaque signe de valeur particulier aurait diminué dans la même proportion que la somme totale des signes de valeur aurait augmenté. La hausse des prix ne serait que la réaction du procès de circulation, qui impose l'égalité entre les signes de valeur et la quantité d'or qu'ils sont censés remplacer dans la circulation.
Dans l'histoire de la falsification de la monnaie par les gouvernements anglais et français, on voit plus d'une fois les prix ne pas monter dans la proportion où la monnaie d'argent était altérée. Tout simplement parce que la proportion dans laquelle le numéraire était augmenté ne correspondait pas à la proportion dans laquelle il était altéré, c'est-à-dire parce qu'il n'avait pas été émis une masse suffisante de l'alliage inférieur, si les valeurs d'échange des marchandises devaient dorénavant être évaluées en cet alliage pris comme mesure des valeurs et être réalisées avec un numéraire correspondant à cette unité de mesure inférieure. Cela résout la difficulté que le duel entre Locke et Lowndes n'avait pas résolue. Le rapport dans lequel le signe de valeur, que ce soit du papier ou de l'or et de l'argent altérés, représente des poids d'or et d'argent calculés d'après le prix monétaire dépend non de sa propre matière, mais de la quantité de signes de valeur en circulation. La difficulté que l'on éprouve à comprendre ce rapport provient de ce que la monnaie, dans ses deux fonctions de mesure des valeurs et de moyen de circulation, est soumise à des lois qui non seulement sont contraires, mais sont apparemment en contradiction avec l'antagonisme de ces deux fonctions. Pour sa fonction de mesure des valeurs [16], où la monnaie sert seulement de monnaie de compte, et l'or, d'or idéal, tout dépend de la matière naturelle. Évaluées en argent, ou sous la forme de prix argent, les valeurs d'échange s'expriment naturellement tout autrement qu'évaluées en or ou sous la forme de prix or. Au contraire, dans sa fonction de moyen de circulation, fonction dans laquelle l'argent n'est pas simplement figuré, mais doit exister comme chose réelle à côté des autres marchandises, sa matière devient indifférente, alors que tout dépend de sa quantité. Pour l'unité de mesure, ce qui est décisif, c'est de savoir si elle est une livre d'or, d'argent ou de cuivre; alors que le simple nombre permet aux espèces de réaliser de façon adéquate chacune de ces unités de mesure, quelle que soit leur matière. Or il n'est pas conforme au sens commun que pour l'argent, qui est seulement figuré, tout dépende de sa substance matérielle, et que, pour le numéraire existant concrètement, tout dépende d'un rapport numérique idéal.
La hausse ou la baisse des prix des marchandises qu'accompagne l'augmentation ou la diminution de la masse des billets - ceci quand les billets constituent le moyen de circulation exclusif - n'est donc que l'application, imposée par le procès de circulation, de la loi violée mécaniquement du dehors, en vertu de laquelle la quantité d'or en circulation est déterminée par les prix des marchandises et la quantité des signes de valeur en circulation par la quantité des espèces d'or qu'ils représentent dans la circulation.
D'autre part, n'importe quelle masse de billets est donc absorbée et pour ainsi dire digérée par le procès de circulation, parce que le signe de valeur, quel que soit le titre en or avec lequel il entre dans la circulation, y est réduit au signe du quantum d'or qui pourrait circuler à sa place.
Dans la circulation des signes de valeur, toutes les lois de la circulation monétaire réelle paraissent renversées et mises sens dessus dessous. Alors que l'or circule parce qu'il a de la valeur, le papier a de la valeur parce qu'il circule. Alors que, la valeur d'échange des marchandises étant donnée, la quantité de l'or en circulation dépend de sa propre valeur, la valeur du papier dépend de la quantité qui en circule. Alors que la quantité d'or en circulation augmente ou diminue avec l'augmentation ou la diminution des prix des marchandises, les prix des marchandises semblent augmenter ou diminuer avec les variations de la quantité de papier en circulation. Alors que la circulation des marchandises ne peut absorber qu'une quantité de monnaie d'or déterminée et que par suite l'alternance de la contraction et de l'expansion de la monnaie en circulation se présente comme une loi nécessaire, la proportion dans laquelle le papier-monnaie entre dans la circulation semble pouvoir augmenter de façon arbitraire. Alors que l'État altère les monnaies d'or et d'argent et porte ainsi le trouble dans leur fonction de moyens de circulation même s'il émettait la monnaie à un simple 1/100° de grain au-dessous de son contenu nominal, il se livre à une opération parfaitement correcte en émettant des billets dépourvus de valeur qui n'ont du métal que leur nom monétaire. Alors que la monnaie d'or ne représente visiblement la valeur des marchandises que dans la mesure où celle-ci est elle-même estimée en or ou exprimée en prix, le signe de valeur semble représenter directement la valeur de la marchandise. Aussi conçoit-on aisément pourquoi des observateurs qui étudiaient les phénomènes de la circulation monétaire en s'en tenant exclusivement à la circulation du papier-monnaie à cours forcé devaient fatalement méconnaître toutes les lois immanentes de la circulation monétaire. Ces lois semblent, en effet, non seulement renversées, mais abolies dans la circulation des signes de valeur, étant donné que le papier-monnaie, s'il est émis dans la quantité voulue, accomplit des mouvements qui ne lui sont pas particuliers comme signe de valeur, alors que son mouvement propre, au lieu d'avoir son origine directe dans la métamorphose des marchandises, provient du fait que n'est pas respectée la proportion voulue par rapport à l'or.
Notes
[1] 1° édition : « premier », corrigé dans l'exemplaire II, annoté à la main. (N. R.)
[2] En français dans le texte. (N. R.)
[3] DODD : Curiosities of Industry, etc., Londres, 1854 [Gold : in gis mine, the mint and the workshop, p. 16].
[4] The Currency Question reviewed etc. by a Banker etc., Édimbourg, 1845, p. 69, etc. « Si un écu un peu usé était réputé valoir quelque chose de moins qu'un écu tout neuf, la circulation se trouverait continuellement arrêtée, et il n'y aurait pas un seul payement qui ne fût matière à contestation. » (G. GARNIER : Histoire de la monnaie, etc., vol. I, p. 24.)
[5] W. JACOB : An Historical Inquiry into thé Production and Consumption of the Precious Metals, Londres, 1831, vol. IL chap. XXVI, [p. 322].
[6] 1° édition : « 80 ». (N. R.)
[7] 1° édition : « 80 ». (N. R.)
[8] David BUCHANAN : Observations on the Subjects treated of in Doctor Smith's Inquiry on the Wealth of Nations, etc., Édimbourg, 1814, p. 8.
[9] 1° édition : « et ». Corrigé dans les exemplaires I et II, annotés à la main. (N. R.)
[10] Henry STORCH : Cours d'économie politique, etc., avec notes de J.-B. Say, Paris, 1823, vol. IV, p. 79. Storch a publié son ouvrage à Pétersbourg en langue française. J.-B. Say en prépara aussitôt une réimpression à Paris, complétée de prétendues « notes », qui ne contiennent, en fait, que des lieux communs. Storch (voir ses Considérations sur la nature du revenu national, Paris, 1824) accueillit sans nulle aménité cette annexion de son ouvrage par le « prince de la science ».
[11] PLATON : De Republica, Livre Il, « la monnaie est un symbole d'échange ». (Opera omnia, etc., Édition G. Stallbumius, Londres, 1850, p. 304.) Platon n'étudie la monnaie que dans ses deux déterminations de mesure de valeur et de signe de valeur, mais, en dehors du signe de valeur servant pour la circulation Intérieure, il en réclame un autre pour le trafic avec la Grèce et l'étranger. (Voir aussi le Livre V de ses Lois.)
[12] ARISTOTE : Ethica Nicomachea, Livre V, chap. XVIII, ibid. [p. 98]. « L'argent devint, par convention, l'unique moyen d'échange en vue de satisfaire les besoins réciproques. Aussi porte-t-il le nom de [...] parce qu'il ne procède pas de la nature, mais de la loi [...] et qu'il dépend de nous de le changer et de le priver de toute valeur utile. » Aristote a eu de la monnaie une conception incomparablement plus large et plus profonde que Platon. Dans le passage suivant, il expose fort bien comment du troc entre différentes communautés se dégage la nécessité de donner à une marchandise spécifique, donc à une substance ayant une valeur intrinsèque, le caractère de la monnaie. « Car, lorsque les services que l'on se rendait réciproquement en important ce qui manquait, et en exportant les choses en excédent, s'étendirent à de plus grandes distances, la nécessité fit naître l'usage de la monnaie... On convint de ne donner et de ne recevoir, dans les échanges réciproques, qu'une chose qui, ayant une valeur intrinsèque, aurait l'avantage d'être maniable... comme le fer et l'argent, ou une autre chose analogue. » (ARISTOTE : De Republica, Livre I, chap. IX, ibid., p. 141.) Michel Chevalier, qui n'a pas lu Aristote, et ne l'a pas compris, cite ce passage pour prouver que, d'après Aristote, le moyen de circulation est nécessairement constitué par une substance ayant une valeur intrinsèque. Aristote dit au contraire expressément que la monnaie, en tant que simple moyen de circulation, semble avoir une existence purement conventionnelle ou légale, comme déjà son nom l'indique, ainsi que le fait qu'elle doit effectivement sa valeur d'usage comme monnaie seulement à, sa fonction elle-même, et non à une valeur d'usage intrinsèque. « La monnaie semble être chose vaine, n'ayant de valeur que par la loi, et n'être rien par la nature, puisque hors cours elle est dépourvue de toute espèce de valeur et incapable de répondre à aucune nécessité. » (Ibid., p. 151.)
[13] Sir John MANDEVILLE ; Voyages and Travels, Londres, édition 1705, p. 106 : « Cet empereur (de Cathay ou de Chine) peut dépenser autant qu'il lui plaît sans compter, car il est indépendant et ne fait de la monnaie qu'avec du cuir ou du papier imprimé. Et, quand cette monnaie a circulé assez longtemps pour qu'elle commence à se décomposer, on la porte au Trésor de l'empereur, et on remplace alors la vieille monnaie par de la neuve. Et cette monnaie circule dans tout le pays et dans toutes ses provinces... on ne fait de la monnaie ni d'or, ni d'argent », et, pense Mandeville, « c'est pourquoi il peut toujours se livrer à de nouvelles dépenses et aux dépenses les plus exagérées. »
[14] Benjamin FRANKLIN : Remarks and Facts relative to the American Paper Money, 1764, p. 348, ibid. : « En ce moment même, en Angleterre, la monnaie d'argent elle-même doit au cours forcé une partie de sa valeur comme moyen de paiement légal ; c'est la partie qui représente la différence entre son poids réel et sa valeur nominale. Un grand nombre des pièces d'un shilling et de 6 pence actuellement en circulation a perdu, par usure, 5, 10, 20 et certaines pièces de 6 pence jusqu'à 50 % de leur poids. Pour compenser cette différence entre la valeur réelle et la valeur nominale, on ne dispose d'aucune valeur intrinsèque, on n'a même pas de papier, on n'a rien. C'est le cours forcé, joint à la conscience de pouvoir les repasser facilement pour la même valeur, qui fait passer une pièce d'argent valant 3 pence pour une pièce de 6 pence. »
[15] BERKELEY : The Querist [Londres, 1750, p. 3]. « Si l'on conservait la dénomination de la monnaie après que sa substance métallique fut rentrée dans le néant, la circulation du commerce ne subsisterait-elle pas tout de même ? »
[16] « Pour sa fonction » : introduit dans l'exemplaire I, annoté à la main. (N. R.)