1844

Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme....
Publication réalisée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La sainte famille

K. Marx - F. Engels

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« La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga [1]

par Karl MARX.

II : Le mystère de la construction spéculative [2]

Le mystère de l'exposé critique des Mystères de Paris, c'est le mystère de la construction spéculative, la construction hégélienne. Après avoir qualifié de « mystère », c'est-à-dire dissout dans la catégorie du « mystère », la « barbarie au sein de la civilisation » et l'absence de droit dans l'État, M. Szeliga fait enfin commencer au « mystère » sa carrière spéculative. Quelques mots suffiront pour caractériser la construction spéculative en général. Dans sa discussion des Mystères de Paris, M. Szeliga nous en donnera l'application détaillée.

Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l'idée générale de « fruit »; quand, allant plus loin, je m'imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l'essence véritable de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l'amande, etc. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la poire ou la pomme, ce n'est pas d'être poire ou pomme. Ce qui est essentiel dans ces choses, ce n'est pas leur être réel, perceptible aux sens, mais l'essence que j'en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l'essence de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l'amande, etc., sont de simples formes d'existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini, appuyé par mes sens, distingue, il est vrai, une pomme d'une poire et une poire d'une amande; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et sans intérêt. Elle voit dans la pomme la même chose que dans la poire, et dans la poire la même chose que dans l'amande, c'est-à-dire « le fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l'essence vraie est « la substance », « le fruit ».

On n'aboutit pas, de cette façon, à une particulière richesse de déterminations. Le minéralogiste, dont toute la science se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont en fait le minéral, ne serait minéralogiste... que dans son imagination. Or en présence de tout minéral le minéralogiste spéculatif dit : « le minéral », et sa science se borne à répéter ce mot autant de fois qu'il y a de minéraux réels.

Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l'abstraction - le « fruit » - la spéculation, pour arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc essayer, d'une façon ou d'une autre. de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces : la poire, la pomme, l'amande, etc. Or, autant il est facile, en partant des fruits réels, d'engendrer la représentation abstraite du « fruit », autant il est difficile, en partant de l'idée abstraite du « fruit », d'engendrer des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l'abstraction, de passer d'une abstraction au contraire de l'abstraction.

Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l'abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer. Aussi n'est-ce réellement qu'en apparence qu'il dépasse l'abstraction. Voici à peu près comment il raisonne :

Si la pomme, la poire, l'amande, la fraise ne sont, en vérité, que « la substance », « le fruit », comment se fait-il que « le fruit » m'apparaisse tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme amande ? D'où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à mon intuition spéculative de l'unité, de « la substance », « du fruit » ?

La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que « le fruit » n'est pas un être mort, indifférencié, immobile, mais un être doué de mouvement et qui se différencie en soi. Cette diversité des fruits profanes est importante non seulement pour mon entendement sensible, mais pour « le fruit » lui-même, pour la raison spéculative.

Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique »; ce sont des cristallisations que forme « le fruit » lui-même. C'est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on considérait la substance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l'amande est « le fruit »; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, «le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les autodifférenciations « du fruit », et elles font des fruits particuliers des chaînons différents dans le procès vivant « du fruit ». « Le fruit » n'est donc plus une unité vide, indifférenciée; il est l'unité en tant qu'universalité, en tant que « totalité » des fruits qui forment une « série organiquement articulée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits, par être en même temps l'unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même chacun d'eux et les engendre, de la même façon que toutes les parties du corps se dissolvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engendrées à partir du sang.

On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît qu'une incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant d'incarnations qu'il y a de choses; c'est ainsi qu'elle possède ici, dans chaque fruit, une incarnation de la substance, du fruit absolu. Pour le philosophe spéculatif, l'intérêt principal consiste donc à engendrer l'existence des fruits réels profanes et à dire d'un air de mystère qu'il y a des pommes, des poires, des amandes et des raisins de Corinthe. Mais les pommes, les poires, les amandes et les raisins de Corinthe que nous retrouvons dans le monde spéculatif, ne sont plus que des apparences de pommes, de poires, d'amandes et de raisins de Corinthe, puisque ce sont des moments de la vie « du fruit », cet être conceptuel abstrait; ce sont donc eux-mêmes des êtres conceptuels abstraits. La joie spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais en tant que fruits ayant une signification mystique supérieure, sortis de l'éther de votre cerveau et non pas du sol matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. En revenant donc de l'abstraction, de l'être conceptuel surnaturel, « du fruit », aux fruits naturels réels, vous donnez aussi en compensation aux fruits naturels une signification surnaturelle et vous les métamorphosez en autant d'abstractions. Votre intérêt principal, c'est précisément de démontrer l'unité « du fruit » dans toutes ces manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer par conséquent l'interdépendance mystique de ces fruits et comment, en chacun d'eux, « le fruit » se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son existence en tant qu'amande. La valeur des fruits profanes consiste donc non plus en leurs propriétés naturelles, mais en leur propriété spéculative, qui leur assigne une place déterminée dans le procès vital « du fruit absolu ».

L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur.

Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».

Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne.

Il était nécessaire de faire ces remarques préliminaires pour qu'on pût comprendre M. Szeliga. Jusqu'ici, M. Szeliga a dissout des rapports réels, tels que le droit et la civilisation, dans la catégorie du mystère, et il a, de cette façon, fait « du mystère » la substance; mais c'est maintenant seulement qu'il s'élève à un niveau vraiment spéculatif, au niveau de Hegel, et qu'il métamorphose « le mystère » en un sujet autonome qui s'incarne dans les situations et les personnes réelles, et dont les manifestations vivantes sont des comtesses, des marquises, des grisettes, des concierges, des notaires, des charlatans, ainsi que des intrigues d'amour, des bals, des portes de bois, etc. Après avoir engendré, à partir du monde réel, la catégorie du « mystère », il crée le monde réel à partir de cette catégorie.

Les mystères de la construction spéculative se dévoileront dans l'exposé de M. Szeliga avec d'autant plus d'évidence qu'il a indiscutablement sur Hegel un double avantage. D'une part, Hegel s'entend à exposer, avec une maîtrise de sophiste, comme étant le procès même de l'être conceptuel imaginé, du sujet absolu, le procès par lequel le philosophe passe d'un objet à l'autre par le truchement de l'intuition sensible et de la représentation. Mais ensuite il lui arrive très souvent de donner, à l'intérieur de son exposé spéculatif, un exposé réel qui appréhende la chose même. Ce développement réel à l'intérieur du développement spéculatif entraîne le lecteur à prendre le développement spéculatif pour réel, et le développement réel pour spéculatif [3].

Chez M. Szeliga, les deux difficultés tombent. Sa dialectique évite toute hypocrisie et toute feinte. Il exécute son tour d'adresse avec une louable honnêteté et la droiture d'un brave cœur. Après quoi, il ne développe nulle part de contenu réel, si bien que, chez lui, la construction spéculative parle aux yeux sans aucune fioriture gênante, sans que rien d'ambigu ne nous en cache la belle nudité. Chez M. Szeliga apparaît de façon tout aussi éclatante comment, d'un côté, la spéculation crée à partir d'elle-même, avec une apparente liberté, son objet a priori; mais d'autre part — et cela en voulant par des sophismes escamoter le lien raisonnable et naturel qui le fait dépendre de l'objet — tombe dans l'asservissement le plus déraisonnable et le moins naturel à cet objet, dont elle se voit obligée de construire, comme absolument nécessaires et universelles, les déterminations les plus fortuites et les plus individuelles.


Notes

[1] SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.

[2] Note de Lénine sur le paragraphe II: « Ces [cinq] pages tout entières sont du plus haut intérêt. Il s'agit du paragraphe 2 : Le mystère de la construction spéculative - critique de la philosophie spéculative, avec le célèbre exemple du « fruit », critique orientée directement contre Hegel. » (Cahiers philosophiques, p. 21.) L'idéalisme hégélien, que manifeste à l'extrême le criticisme de Bauer, considère comme unique réalité le processus de la pensée. C'est ce postulat idéaliste que Marx critique avant de critiquer telle ou telle démarche particulière de l'hégélien Szeliga. Dans un passage célèbre de la postface de la 2e édition allemande du Capital, datée du 24 janvier 1873, Marx écrira : « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du monde réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode [...]. Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche la tête en bas; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver sa physionomie tout à fait raisonnable. » (Le Capital, Éditions sociales, tome I, p. 29). L'apologue du « fruit » marque le début de cette opération.

[3] Lénine note ici : « Une remarque des plus intéressantes : il arrive très souvent à Hegel de donner à l'intérieur de son exposé spéculatif un exposé réel, qui appréhende la chose même - die Sache selbst. » (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 21).


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