1844 |
Marx et Engels rompent avec l'hégélianisme.... |
La sainte famille
« Vie terrestre et transfiguration de la critique critique »,
ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein
Disons un mot encore de la « Fleur-de-Marie » spéculative de M. Szeliga, avant de passer à la Fleur-de-Marie d'Eugène Sue.
La « Fleur-de-Marie » spéculative est avant tout une rectification. De la construction de M. Szeliga, le lecteur pourrait en effet conclure qu'Eugène Sue
« a séparé la présentation de la base objective [I' « état du monde »] de l'évolution des forces individuelles agissantes, que l'on ne peut concevoir qu'en tenant compte de cet arrière-plan ».
Outre la mission de rectifier cette supposition erronée produite chez le lecteur par la présentation de M. Szeliga, Fleur-de-Marie a encore une fonction métaphysique dans notre « épopée », c'est-à-dire dans celle de M. Szeliga.
« L'état du monde et l'aventure épique ne se seraient pas encore, artistiquement, groupés en un tout vraiment uni, s'ils ne faisaient que s'entrecroiser pêle-mêle, un fragment d'état du monde alternant avec une action des personnages. Pour qu'il y ait unité réelle, il faut que les deux éléments, les mystères de ce monde sans liberté, et la clarté, la loyauté, la sûreté avec lesquelles Rodolphe y pénètre et les dévoile, se rencontrent dans un seul et même individu... C'est à Fleur-de-Marie qu'incombe cette tâche. »
M. Szeliga construit Fleur-de-Marie par analogie avec la Mère de Dieu telle qu'elle est échafaudée par Bauer.
Nous avons, d'un côté, le « divin » (Rodolphe), auquel on attribue « toute-puissance et liberté », qui est le seul principe actif; et nous avons, de l'autre côté, l' « état du monde » passif et les hommes qui en font partie. L'état du monde est le « terrain du réel ». Si l'on ne veut pas y « renoncer complètement », si l'on ne veut pas « supprimer le dernier reste de l'état de nature », si l'on veut que le monde lui-même conserve une part quelconque dans le «principe d'évolution» que Rodolphe concentre en sa personne face à lui, si l'on ne veut pas que « l'humain soit représenté purement et simplement comme non libre et non actif », M. Szeliga est fatalement promis à la « contradiction de la conscience religieuse ». Bien qu'il sépare violemment l'état du monde et son activité, en les présentant comme le dualisme d'une Masse morte et de la Critique (Rodolphe), il est bien obligé, cependant, de concéder de nouveau à l'état du monde et à la Masse quelques attributs de la divinité et de recréer, en la personne de Fleur-de-Marie, l'unité spéculative des deux ensembles, c'est-à-dire de Rodolphe et du monde (voir Kritik der Synoptiker, tome I, p. 39).
En dehors des relations réelles qui existent entre le propriétaire (la « force individuelle » agissante) et sa maison (la «base objective »), il faut à la spéculation mystique, comme à l'esthétique spéculative, une troisième unité spéculative, concrète, un sujet-objet, qui est la maison et le propriétaire en une seule personne. Comme la spéculation n'aime pas les médiations naturelles avec leurs trop amples détails, elle ne comprend pas que le même «fragment d'état du monde », la maison par exemple, qui est « base objective » pour l'un par exemple pour le propriétaire, soit « aventure épique » pour l'autre, par exemple pour l'architecte de la maison. Pour obtenir un « tout véritablement uni », une « unité réelle », la Critique critique, qui reproche à l' « art romantique » le « dogme de l'unité », remplace les rapports naturels et humains de l'état du monde et de l'aventure dans le monde par une connexion fantastique, par un sujet-objet mystique, tout comme Hegel remplace les rapports réels de l'homme et de la nature par un sujet-objet absolu, l'esprit absolu, qui est à la fois toute la nature et toute l'humanité.
Chez cette Fleur-de-Marie critique, « la culpabilité universelle de l'époque, la culpabilité du mystère », devient le « mystère de la culpabilité », de même que la culpabilité universelle du mystère devient, chez l'épicier coupable de dettes [2], le mystère des dettes.
Par analogie avec la construction de la Mère de Dieu, Fleur-de-Marie devrait être en réalité la mère de Rodolphe, rédempteur du monde. M. Szeliga le déclare expressément :
« Dans l'ordre logique, Rodolphe devrait être le fils de Fleur-de-Marie. » Comme il n'est pas son fils, mais son père, M. Szeliga voit là « un nouveau mystère : le présent au lieu d'engendrer le futur donne, dans bien des cas, naissance au passé depuis longtemps révolu », Bien mieux ! Il découvre cet autre mystère, plus grand encore, en contradiction directe avec la statistique de la Masse, qu' « un enfant, qui ne devient à son tour ni père ni mère, mais descend dans la tombe, virginal et innocent... est, de par son essence... une fille. »
M. Szeliga s'en tient fidèlement à la spéculation hégélienne, quand il considère selon « l'ordre logique » la fille comme la mère de son père. Dans la philosophie de l'histoire de Hegel, ainsi que dans sa philosophie de la nature, le fils engendre la mère, l'esprit, la nature, la religion chrétienne, le paganisme, le résultat final, le commencement.
Après avoir démontré que, selon « l'ordre logique », il faudrait que Fleur-de-Marie soit la mère de Rodolphe, M. Szeliga démontre maintenant le contraire : prouvant que « pour répondre entièrement à l'idée qu'elle incarne dans notre épopée elle ne doit jamais devenir mère ». Ce qui démontre du moins que l'idée de notre épopée et l'ordre logique de M. Szeliga se contredisent l'une l'autre.
La Fleur-de-Marie spéculative n'est que « l'incarnation d'une idée ». Et de quelle idée ?
« Elle a bien pour mission de représenter pour ainsi dire la dernière larme de mélancolie que le passé verse avant de disparaître tout à fait. »
Elle est la représentation d'une larme allégorique, et ce peu qu'elle est, elle ne l'est même que « pour ainsi dire ».
Nous ne suivrons pas M. Szeliga dans sa présentation ultérieure de Fleur-de-Marie. Nous lui laisserons le plaisir de se trouver, suivant la prescription de M. Szeliga, « en contradiction totale avec tout un chacun », contradiction mystérieuse aussi mystérieuse que les propriétés de Dieu.
Nous ne ruminerons pas davantage sur « le vrai mystère », que « Dieu verse dans le sein de l'homme » et auquel la Fleur-de-Marie spéculative semble « bien pour ainsi dire » faire allusion. Nous passons de la Fleur-de-Marie de M. Szeliga à la Fleur-de-Marie d'Eugène Sue et aux miraculeuses guérisons critiques que Rodolphe opère en elle.
Nous trouvons Marie au milieu des escarpes; c'est une fille de joie qui est esclave de la patronne du bouge. Dans cette déchéance, elle garde une noblesse d'âme, une candeur et une beauté humaines, qui en imposent à son entourage; ce sont ces qualités qui font d'elle la fleur poétique de ce cercle d'apaches et lui valent le nom de Fleur-de-Marie.
Il est nécessaire d'observer exactement Fleur-de-Marie dès sa première entrée en scène, afin de pouvoir faire la comparaison entre sa nature primitive et sa métamorphose critique.
Malgré toute sa délicatesse, Fleur-de-Marie donne aussitôt des preuves de courage, d'énergie, de bonne humeur, de souplesse, de caractère, qualités qui seules peuvent expliquer son épanouissement humain dans sa situation qui la déshumanise.
Contre le Chourineur, qui la maltraite, elle se défend à l'aide de ses ciseaux. Telle est la première situation où nous la rencontrons. Elle n'apparaît pas comme un agneau sans défense, se livrant sans résistance à la brutalité du plus fort, mais comme une jeune fille qui sait faire valoir ses droits et soutenir une lutte.
Dans la taverne de la rue aux Fèves, elle raconte sa vie au Chourineur et à Rodolphe [3]. Pendant son récit, l'esprit du Chourineur la fait rire. Elle s'accuse d'avoir, à sa sortie de prison, dépensé en promenades et en toilettes les 300 francs qu'elle avait gagnés, au lieu de chercher du travail.
« Mais je n'avais personne pour me conseiller. »
Elle devient mélancolique en se ressouvenant de la catastrophe de sa vie : le jour où elle s'est vendue à la tenancière du bouge. Depuis son enfance, c'est la première fois qu'elle se rappelle toutes ces aventures.
« Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi... ça doit être bien bon d'être honnête [4]. »
Et, comme le Chourineur se moque d'elle en lui disant de devenir honnête, elle s'écrie :
« Honnête ! mon Dieu, et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête [5] ? »
Elle déclare nettement qu'elle n'est pas pleurnicheuse : « je ne suis pas pleurnicheuse [6] », mais sa situation est bien triste :
« Ça n'est pas gai [7]. »
À l'opposé du repentir chrétien, elle finit par énoncer, à propos du passé, la formule stoïcienne et épicurienne à la fois, le principe humain d'une femme libre et forte :
« Enfin, ce qui est fait, est fait [8]. »
Accompagnons maintenant Fleur-de-Marie dans sa première promenade avec Rodolphe [9].
« La conscience de ton horrible position a dû souvent te tourmenter », dit Rodolphe, que démange déjà l'envie d'entamer une conversation morale. « Oui, répond-elle, plus d'une fois, j'ai regardé la Seine par-dessus le parapet; mais après je regardais les fleurs, le soleil... Alors je me disais; la rivière sera toujours là; je n'ai que seize ans et demi... qui sait ? Dans ces moments-là, il me semblait que mon sort n'était pas mérité, qu'il y avait en moi quelque chose de bon. Je me disais : on m'a bien tourmentée, mais au moins je n'ai jamais fait de mal à personne [10]. »
Fleur-de-Marie considère la situation où elle se trouve non comme une création libre, non comme une expression d'elle-même, mais comme un sort qu'elle n'a pas mérité. Cette infortune peut changer. Elle est jeune encore.
Le bien et le mal, dans la conception de Marie, ne sont pas les abstractions morales du bien et du mal. Elle est bonne, car elle n'a jamais fait de mal à personne, elle a toujours été humaine envers son entourage humain. Elle est bonne, car le soleil et les fleurs lui révèlent sa propre nature lumineuse et fleurie. Elle est bonne, car elle est encore jeune, pleine d'espoir et de courage. C'est sa situation qui n'est pas bonne, parce qu'elle lui impose une contrainte contre nature, parce qu'elle n'est pas la manifestation de ses instincts humains ni la réalisation de ses désirs humains, parce qu'elle est pleine de tourments et sans joie. C'est à sa propre individualité, à sa propre nature qu'elle mesure sa situation, et non pas à l'idéal du bien.
Dans la nature, là où tombent les chaînes de la vie bourgeoise et où elle peut librement manifester sa propre nature, Fleur-de-Marie débordera donc de joie de vivre, d'une richesse de sentiment, d'une allégresse humaine devant la beauté de la nature, qui démontrent que sa position bourgeoise n'a fait que l'effleurer, sans action profonde sur elle ; ce n'a été qu'une malchance, et elle-même n'est ni bonne ni mauvaise, mais humaine.
« Monsieur Rodolphe, quel bonheur !- de l'herbe ! des champs ! Si vous vouliez me permettre de descendre ; il fait si beau !.. J'aimerais tant courir dans ces prairies [11] ! »
Et, descendue de voiture, elle cueille des fleurs pour Rodolphe, elle « peut à peine parler de joie », etc. Rodolphe lui révèle qu'il va la conduire à la ferme de Mule Georges [12]. Elle y verra des pigeonniers, des étables, etc.; il y a là du lait, du beurre, des fruits, etc. Voilà les vrais moyens de la grâce pour cette enfant. Elle s'amusera, voilà ce qui la préoccupe d'abord. « C'est à n'y pas croire... comme je veux m'amuser [13]. » De la façon la plus naïve, elle explique à Rodolphe la part qui revient à elle-même dans son infortune, «Tout mon mauvais sort est venu de ce que je n'ai pas économisé mon argent. » Et elle lui conseille d'être économe et de placer de l'argent à la Caisse d'Épargne. Son imagination se complaît aux châteaux en Espagne que Rodolphe bâtit devant ses yeux. Elle ne retombe dans la tristesse que parce qu'elle « avait oublié le présent » et que « le contraste de ce présent avec le rêve d'une existence douce et riante lui rappelle l'horreur de sa position [14] ».
Nous voyons jusqu'ici Fleur-de-Marie sous sa forme primitive, avant l'intervention de la Critique : Eugène Sue s'est élevé au-dessus de l'horizon de son étroite conception du monde. Il a heurté de front les préjugés de la bourgeoisie. Sans doute a-t-il livré Fleur-de-Marie à son héros Rodolphe pour expier sa propre témérité, s'assurer l'approbation de tous les vieillards et de toutes les vieilles femmes, de toute la police parisienne, de la religion en vogue et de la « Critique critique ».
Mme Georges, à qui Rodolphe remet Fleur-de-Marie, est une femme malheureuse, hypocondriaque et religieuse. Elle accueille aussitôt l'enfant avec ces paroles pleines d'onction :
« Dieu bénit ceux qui l'aiment et qui le craignent- ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent [15]. »
Rodolphe, l'homme de la « Critique pure », fait appeler le malheureux abbé Laporte [16], blanchi dans la superstition. C'est l'abbé qui est destiné à accomplir la réforme critique de Fleur-de-Marie.
Marie s'approche, gaie et candide, du vieux prêtre. Eugène Sue, dans sa brutalité chrétienne, lui fait murmurer aussitôt à l'oreille par un « merveilleux instinct » que « la honte finit où commencent le repentir et l'expiation », c'est-à-dire dans l'Église, hors de laquelle il n'est pas de salut, Il oublie la gaie candeur de la promenade, cette gaieté qu'avaient fait naître la grâce que dispense la nature et l'amicale sympathie de Rodolphe, et qui n'était troublée que par la pensée du retour chez la tenancière.
L'abbé Laporte prend aussitôt une pose supra-terrestre. Sa première parole est :
« La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant... Il vous l'a prouvé en ne vous abandonnant pas dans de bien douloureuses épreuves... L'homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l'Écriture : (notons-le : la parole de l'Écriture, et non un but humain). Le Seigneur est près de ceux qui L'invoquent... Il accomplira les désirs de ceux qui Le redoutent; Il écoutera leurs cris, et les sauvera... Le Seigneur terminera son uvre. »
Marie ne comprend pas encore le sens pernicieux du sermon ecclésiastique. Elle répond :
« Je prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi et qui m'ont ramenée à Dieu. »
Sa première pensée n'est pas Dieu, mais son sauveur humain; et c'est pour lui, non pour sa propre absolution, qu'elle veut prier. Elle croit que sa prière peut influer sur le salut d'autrui. Bien plus, elle est encore assez naïve pour se croire déjà ramenée à Dieu. L'abbé ne peut s'empêcher de détruire cette illusion hétérodoxe.
Il l'interrompt :
« Bientôt vous mériterez l'absolution, l'absolution de vos grandes fautes... car, pour parler encore avec le prophète : Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber. »
Remarquez la formule inhumaine du prêtre : bientôt vous mériterez l'absolution ! Vos péchés ne vous sont pas encore remis.
De même que Laporte, en accueillant la jeune fille, lui présente la conscience de ses péchés, Rodolphe au moment de prendre congé lui présente une croix en or, symbole de la crucifixion chrétienne qui l'attend.
Marie habite depuis quelque temps déjà la ferme de Mme Georges. Écoutons d'abord une conversation du vieil abbé Laporte et de Mme Georges [17]. Le prêtre estime un « mariage » impossible pour Marie,
« parce que pas un homme, malgré sa garantie [18], n'osera affronter le passé qui a souillé la jeunesse de Fleur-de-Marie ».
Et il ajoute :
« Elle a de grandes fautes à expier... Le bon sens moral aurait dû la soutenir.»
Il démontre la possibilité de ne pas quitter le droit chemin,comme le ferait le plus vulgaire des bourgeois :
« Les âmes charitables sont-elles donc si rares à Paris ? »
Le prêtre hypocrite sait parfaitement que ces âmes charitables de Paris passent indifférentes, à toute heure et dans les rues les plus animées, à côté des petites filles de sept à huit ans qui jusqu'à minuit vendent des allumettes et autres objets analogues, comme le faisait jadis Marie, et dont le sort futur sera presque sans exception celui de Marie.
Le prêtre veut que Marie expie; dans son for intérieur, il l'a condamnée. Suivons Fleur-de-Marie dans une promenade, le soir, en compagnie de Laporte, qu'elle reconduit chez lui [19].
« Voyez donc, mon enfant, commence-t-il avec une rhétorique pleine d'onction, cette immensité dont on n'aperçoit plus les bornes. [C'est en effet le soir ...] Il me semble que le silence et l'infini nous donnent presque une idée de l'éternité... Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création... Souvent, j'ai été touché de l'admiration religieuse qu'elles vous inspiraient, à vous... qui en avez été si longtemps déshéritée. »
Le prêtre a déjà réussi à métamorphoser en admiration religieuse la joie directe et naïve de Marie devant les beautés de la nature. À ses yeux, la nature se trouve déjà ravalée au rang d'une nature devenue dévote, christianisée, au rang de création. L'éther transparent est profané, il n'est plus que l'obscur symbole d'une fade éternité. Fleur-de-Marie a déjà appris que toutes les manifestations humaines de son être étaient « profanes », privées de religion, c'est-à-dire de la vraie consécration, irréligieuses, athées. Il faut que le prêtre la salisse à ses propres yeux, traîne dans la boue ses facultés naturelles et spirituelles, les moyens de la grâce, afin qu'elle devienne accessible au moyen surnaturel qu'il lui promet, le baptême.
Lorsque Marie veut faire un aveu au prêtre et lui demande son indulgence, il répond :
« Le Seigneur vous a prouvé qu'Il était miséricordieux. »
Dans l'indulgence qu'elle rencontre, Marie ne doit pas voir le bon mouvement naturel et spontané qui pousse vers elle un être humain, son semblable. Il faut qu'elle y voie une miséricorde et une condescendance infinies, surnaturelles, surhumaines, et dans l'indulgence humaine, une miséricorde divine. Il faut qu'elle transcende tous les rapports humains et naturels en rapports avec Dieu. La manière dont Fleur-de-Marie se laisse prendre, dans sa réponse, au radotage du prêtre sur la miséricorde de Dieu, prouve jusqu'à quel point la doctrine religieuse l'a déjà corrompue.
Dès qu'elle fut installée dans sa situation meilleure, elle n'a, dit-elle, éprouvé autre chose que son nouveau bonheur.
« À chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent... je levais les yeux au ciel comme pour y chercher non pas Dieu, mais lui, M. Rodolphe, et le remercier. Enfin... je m'en accuse, mon Père, je pensais plus à lui qu'à Dieu; car il avait fait pour moi ce que D4ieu seul aurait pu faire... J'étais heureuse, heureuse comme quelqu'un qui a échappé pour toujours à un grand danger. »
Fleur-de-Marie trouve déjà répréhensible d'avoir ressenti une situation nouvelle où elle trouve le bonheur simplement comme ce qu'elle est réellement, comme un bonheur nouveau, c'est-à-dire qu'elle se reproche d'avoir eu une attitude naturelle et non surnaturelle. Elle s'accuse déjà d'avoir vu dans l'homme qui l'a sauvée ce qu'il est réellement, son sauveur, et de ne pas lui avoir substitué un sauveur imaginaire, Dieu. Elle est déjà la proie de cette hypocrisie religieuse qui ôte à l'homme, mon semblable, les mérites qu'il s'est acquis envers moi pour les donner à Dieu; qui, d'une façon générale, regarde comme étranger à l'homme tout ce qui, en lui, est humain et comme sa propriété proprement dite tout ce qui, en lui, est non-humain.
Marie nous raconte que la transformation religieuse de ses pensées, de ses sentiments, de son attitude devant la vie a été le fait de Mme Georges et de Laporte.
« Lorsque M. Rodolphe m'a emmenée de la Cité, j'avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation. Mais croyez-vous que l'éducation, que les conseils, que les exemples que j'ai reçus de Mme Georges et de vous [...] ne m'aient pas, hélas ! fait comprendre que j'avais été encore plus coupable que malheureuse ?... Vous et Mme Georges, vous m'avez fait comprendre la profondeur infinie de mon abjection [20]. »
En d'autres termes, c'est à l'abbé Laporte et à Mme Georges qu'elle doit d'avoir échangé la conscience humaine, et par suite supportable, de sa dégradation, contre la conscience chrétienne, et par suite insupportable, d'une abjection infinie. Le prêtre et la bigote lui ont enseigné à se juger du point de vue chrétien.
Marie éprouve l'étendue du malheur moral où on l'a précipitée. Elle dit :
« Puisque la conscience du bien et du mal devait m'être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort !.. Si on ne m'eût pas arrachée à l'infamie, la misère, les coups m'eussent tuée bien vite; au moins, je serais morte dans l'ignorance d'une pureté que je regretterai toujours. »
Le prêtre sans cur répond :
« La nature même la plus généreuse n'eût-elle été plongée qu'un jour dans la fange d'où on vous a tirée en garde un stigmate ineffaçable. Telle est l'immutabilité de la justice divine. »
Fleur-de-Marie, profondément blessée par cette mielleuse malédiction ecclésiastique, s'écrie :
« Vous le voyez bien, je dois désespérer. »
L'esclave grisonnant de la religion réplique :
« Vous devez désespérer d'effacer de votre vie cette page désolante, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie de Dieu. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation; mais un jour, là-haut, là-haut, pardon, félicité éternelle ! »
Marie n'est pas encore assez simple d'esprit pour se laisser consoler par la félicité éternelle et le pardon qu'on lui promet là-haut.
« Pitié, pitié, mon Dieu » ! s'écrie-t-elle, « je suis encore si jeune... malheur à moi ! »
Et la sophistique hypocrite du prêtre atteint à son comble :
« Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d'amertume, mais salutaires ! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme... Chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissée un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l'expiation ! »
À partir de ce moment, Marie est devenue esclave de la conscience du péché. Alors que, dans la situation la plus misérable, elle avait su se créer une individualité humaine, aimable, et qu'au sein de la dégradation extrême elle avait eu conscience de son essence humaine où elle voyait son essence véritable, désormais la fange de la société actuelle, qui n'a fait que la toucher extérieurement, devient son essence intime; s'infliger sans cesse de noirs tourments en se rappelant cette fange devient le devoir d'une vie, voulu par Dieu lui-même, la fin en soi de son existence. Alors que jadis elle se vantait de « ne pas être pleurnicheuse », alors qu'elle savait que « ce qui est fait, est fait », elle tient à présent la contrition pour le bien, et le repentir, pour la gloire.
Il apparaît plus tard que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe. Nous la retrouvons princesse de Gerolstein [21].
Nous écoutons un de ses entretiens avec son père :
« En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cur de Son pieux amour, de Ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à Lui... Il n'exauce pas mes vux... sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d'entrer en communication avec lui [22]. »
Une fois qu'il a reconnu que ses égarements sont des crimes infinis contre Dieu, l'homme ne peut s'assurer la rédemption et la grâce qu'en se donnant tout entier à Dieu, en mourant tout entier au monde et aux préoccupations du monde. Une fois qu'elle a reconnu que c'est par un miracle divin qu'elle a été délivrée de sa situation inhumaine, Fleur-de-Marie est obligée de devenir elle-même une sainte pour être digne d'un pareil miracle. Son amour humain est obligé de se métamophoser en amour religieux, son aspiration au bonheur en aspiration à la félicité éternelle, la satisfaction temporelle en sainte espérance, la communion avec les hommes en communion avec Dieu. Dieu doit la prendre tout entière. Elle énonce elle-même le mystère qui empêche Dieu de la prendre tout entière. Elle ne s'est pas encore donnée tout entière à lui, son cur est encore épris et possédé de préoccupations terrestres. C'est là la dernière manifestation de sa vaillante nature, les derniers feux qu'elle jette. Elle se donne toute à Dieu en mourant toute au monde et en entrant au couvent.
« Personne ne doit entrer au couvent,
Sans être pourvu congrûment
De bons péchés à suffisance
Afin que de toute son existence
Pour lui jamais ne cesse le plaisir
De se tourmenter par le repentir. »
GOETHE [23].
Au couvent, Fleur-de-Marie est promue abbesse grâce aux intrigues de Rodolphe. Elle refuse d'abord d'accepter ce poste, par conscience de son indignité. La vieille abbesse s'emploie à la convaincre :
« Je vous dirai plus, ma chère fille : avant d'entrer au bercail, votre existence aurait-elle été aussi égarée qu'elle a été au contraire pure et louable... que les vertus évangéliques dont vous nous avez donné l'exemple depuis votre séjour ici expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu'il fût. »
Par les paroles de l'abbesse, nous comprenons que les vertus séculières de Fleur-de-Marie se sont métamorphosées en vertus évangéliques; ou, pour mieux dire, que ses vertus réelles ne peuvent plus se manifester que sous caricature évangélique.
Marie répond aux paroles de l'abbesse :
« Sainte mère.., je crois maintenant pouvoir accepter [24]. »
La vie du couvent ne correspond pas à l'individualité de Marie; elle meurt. Le christianisme ne la console qu'en imagination, ou encore sa consolation chrétienne est précisément l'anéantissement de sa vie et de son essence réelles : sa mort [25].
Rodolphe a donc métamorphosé Fleur-de-Marie d'abord en pécheresse repentante, puis la pécheresse repentante en nonne, et enfin la nonne en cadavre. Aux obsèques, le prêtre critique Szeliga ajoute son oraison funèbre à celle du prêtre catholique.
L'existence « innocente » de Fleur-de-Marie, il l'appelle son existence « éphémère » et l'oppose à sa « faute éternelle et inoubliable ». Il célèbre le fait que son « dernier souffle » soit « imploration de la rémission et du pardon ». Mais, de même que le pasteur protestant, après avoir exposé la nécessité de la grâce du Seigneur, la participation du défunt au péché originel et la forte conscience qu'il a eue de son état de pécheur, est obligé de célébrer les vertus de ce même défunt par une formule séculière, M. Szeliga recourt lui aussi à la formule :
« Et pourtant, elle n'avait personnellement rien à se faire pardonner. »
Il jette enfin sur la tombe de Marie la fleur la plus fanée de l'éloquence ecclésiastique :
« Elle s'est éteinte et a quitté ce monde, et rarement créature humaine eut le cur plus pur qu'elle ! »
Amen.
Notes
[1] « Fleur-de-Marie » est à partir d'ici traduit en allemand dans le texte : Marienblume.
[2] Jeu de mots sur le mot Schuld (au singulier = faute, culpabilité; au pluriel Schulden = dettes).
[3] Les Mystères de Paris, I° partie, ch. III.
[4] Citation en français dans le texte.
[5] Citation en français dans le texte.
[6] Citation en français dans le texte.
[7] Citation en français dans le texte.
[8] Citation en français dans le texte.
[9] Les Mystères de Paris, I° partie, ch. VIII.
[10] Citation en français dans le texte depuis « Dans ces moments-là... »
[11] En français dans le texte.
[12] Mme Georges, personnage des Mystères de Paris; autre protégée de Rodolphe, qui l'a arrachée à la misère dans laquelle l'avait plongé « le scélérat hypocrite auquel d'aveugles parents l'avaient mariée » (ce dernier n'est autre que le Maître d'école). Elle dirige la ferme de Bouqueval.
[13] En français dans le texte.
[14] Les Mystères de Paris, 1re partie, ch. X. La citation est en français dans le texte.
[15] Ibidem, 1re partie, ch. XIV. La citation est en français dans le texte.
[16] Personnage des Mystères de Paris.
[17] Les Mystères de Paris, 2e partie, ch. XXII.
[18] Dans le texte de Sue, l'abbé dit : « malgré ma garantie et la vôtre ».
[19] Ibidem, 3e partie, ch. Il.
[20] Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. Il.
[21] Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. II.
[22] Ibidem, 10e partie, à. VII. Toute la citation est en français dans le texte.
[23] Extrait des Xénies, IX, p. 186.
[24] La citation est en français dans le texte.
[25] Les Mystères de Paris, chapitre dernier.