1844 |
Article paru en deux fois dans Vorwärts en août 1844. Traduction, notes et première mise en ligne par le Groupe
Communiste Internationaliste (1994). Corrections 2017 par la
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Gloses critiques marginales à l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien »1
Juillet 1844
Le numéro 60 du Vorwärts contient un article intitulé « le Roi de Prusse et la Réforme sociale », signé : « un Prussien ».2
Tout d’abord le prétendu Prussien se réfère au contenu de l’ordre du Cabinet du roi de Prusse concernant l’insurrection ouvrière de Silésie3 et à l’opinion, sur cet ordre du journal français La Réforme . La Réforme considère, dit-il, la « terreur et le sentiment religieux » du roi comme l’origine de l’ordre du Cabinet. Elle découvrirait même dans ce document le pressentiment de grandes réformes qui s’annoncent à la société bourgeoise. Le « Prussien » fait comme suit la leçon à La Réforme :
« Le roi et la société allemande n’est pas encore arrivée4 au pressentiment de sa réforme » ; même les soulèvements de Silésie et de Bohême n’ont pas fait naître chez eux ce sentiment. Il est impossible de faire comprendre à un pays non politique comme l’Allemagne que la détresse partielle des régions manufacturières est une question d’ordre général, bien plus encore un préjudice causé à tout le monde civilisé. Pour les Allemands, cet événement a le même caractère qu’une inondation ou une famine locales. Voilà pourquoi le roi la traite comme un défaut d’administration ou de bienfaisance. Pour cette raison, et parce qu’il n’a fallu que peu de troupes pour venir à bout des faibles tisserands, la démolition des fabriques et des machines n’inspire pas la moindre « terreur » au roi et aux autorités. Bien plus, ce n’est pas le sentiment religieux qui a dicté l’ordre du Cabinet ; cet ordre du Cabinet, c’est une très sobre expression de la science politique chrétienne et d’une doctrine qui ne laisse subsister aucune difficulté devant son unique remède, la « bonne disposition des cœurs chrétiens ». La pauvreté et le crime sont deux grands maux ; qui peut les guérir ? L’Etat et les autorités ? Non, mais l’union de tous les cœurs chrétiens.
Une des raisons pour lesquelles le « Prussien » nie la « terreur » du roi, c’est qu’il n’a fallu que peu de troupes pour venir à bout des faibles tisserands.
Ainsi donc, dans un pays où les banquets avec toasts libéraux et champagne libéral — qu’on se rappelle la fête de Düsseldorf — provoquent un ordre du Cabinet du roi ; dans un pays où l’on n’eut besoin d’aucun soldat pour étouffer dans toute la bourgeoisie libérale le désir de liberté de la presse et de constitution ; dans un pays ou l’obéissance passive est à l’ordre du jour, dans un tel pays l’emploi contraint de la force armée contre de faibles tisserands ne serait pas un événement, ni surtout un événement terrifiant ? Et les faibles tisserands sortirent vainqueurs de la première rencontre. Ils furent ultérieurement réprimés grâce à un accroissement du nombre des troupes. Le soulèvement d’une masse d’ouvriers est-il moins dangereux, parce qu’on n’a pas besoin d’une armée pour l’étouffer ? Que notre malin Prussien compare la révolte des tisserands de Silésie avec les soulèvements des ouvriers anglais, et les tisserands de Silésie lui paraîtront de forts tisserands.
Nous expliquerons, à l’aide du rapport général de la politique aux maux sociaux, pourquoi le soulèvement des tisserands ne pouvait pas inspirer de « terreur » particulière au roi. Il nous suffira, pour le moment, de dire ceci : le soulèvement n’était pas dirigé directement contre le roi de Prusse, mais contre la bourgeoisie. En tant qu’aristocrate et monarque absolu, le roi de Prusse peut ne pas aimer la bourgeoisie ; il peut encore moins s’effrayer quand la tension et la difficulté des rapports entre prolétariat et bourgeoisie accroissent la servilité et l’impuissance de cette dernière. En outre, le catholique orthodoxe est plus hostile au protestant orthodoxe qu’à l’athée, de même que le légitimiste est plus hostile au libéral qu’au communiste. Non pas que l’athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, mais au contraire parce qu’ils leur sont plus étranger que le protestant et le libéral, parce qu’ils se meuvent en dehors de leur sphère. Le roi de Prusse, en tant que politicien, a son contraire immédiat dans le libéralisme. Pour le roi, la contradiction du prolétariat existe aussi peu que le roi existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour étouffer les antipathies, les oppositions politiques, pour s’attirer toute l’hostilité de la politique. Enfin, il est évident que le roi, dont le caractère avide de choses intéressantes et importantes est universellement connu, devait être surpris et enchanté à la fois de trouver sur son propre terrain ce paupérisme « intéressant » et « de grand avenir » et d’avoir ainsi une nouvelle occasion de se mettre en vedette. Quelle ne dut pas être sa béatitude, à la nouvelle qu’il possédait désormais, son « propre » paupérisme royal prussien !
Notre « Prussien » est encore plus malheureux quand il nie que le « sentiment religieux » soit la source de l’ordre du Cabinet royal.
Pourquoi le sentiment religieux n’est-il pas la source de cet ordre du Cabinet ? Parce que cet ordre « est une expression très sobre de l’art politique chrétien », une expression « très sobre » de la doctrine « qui ne laisse subsister aucune difficulté devant son unique remède, la bonne disposition des cœurs chrétiens ».
Le sentiment religieux n’est-il pas la source de l’art politique chrétien ? Une doctrine qui possède son remède universel dans les bonnes dispositions des cœurs chrétiens n’est-elle pas fondée sur le sentiment religieux ? L’expression très sobre du sentiment religieux cesse-t-elle d’être une expression du sentiment religieux ? Bien plus ! Je prétends que c’est un sentiment religieux très infatué de lui-même, très enivré, qui cherche la « guérison de grands maux » — guérison dont il dénie la possibilité « à l’Etat et aux autorités » — dans « l’union des cœurs chrétiens ». C’est un sentiment religieux très enivré qui, d’après l’aveu du « Prussien », voit tout le mal dans le manque de sens chrétien et renvoie les autorités au seul moyen qu’il y ait de fortifier ce sens religieux : à « l’exhortation ». Le sentiment chrétien, voilà, d’après le « Prussien », le but de l’ordre du Cabinet. Le sentiment religieux quand il est ivre, cela va de soi, et non quand il est sobre-, se considère comme le seul bien. Partout où il voit du mal, il l’attribue à sa propre absence : en effet, puisqu’il est le seul bien, il peut seul produire le bien. L’ordre du Cabinet dicté par le sentiment religieux dicte donc, par voie de conséquence, le sentiment religieux. Un politicien de sentiment religieux sobre ne cherchait pas, dans sa « perplexité », son « aide » dans « l’exhortation du pieux prédicateur au sentiment chrétien ».
Comment le « Prussien » de la « Réforme » démontre-t-il donc que l’ordre du Cabinet n’est pas une émanation du sentiment religieux ? En nous le présentant partout comme une émanation du sentiment religieux ! Peut-on espérer d’une tête si illogique la compréhension des mouvements sociaux ? Ecoutons ses bavardages au sujet du rapport de la société allemande au mouvement ouvrier et à la réforme sociale en général.
Distinguons, ce que le « Prussien » néglige, les différentes catégories qui ont été groupées sous l’expression « société allemande » : gouvernement, bourgeoisie, presse, enfin les ouvriers eux-mêmes. Voilà les masses différentes dont il s’agit ici. Le « Prussien » fait un tout de ces masses et, de son point de vue élevé, les condamne en masse. D’après lui, la société allemande n’est pas encore arrivée au pressentiment de sa « réforme ».
Pourquoi cet instinct lui manque-t-il ?
« Il est impossible de faire comprendre à un pays non politique comme l’Allemagne », répond le Prussien, « que la détresse partielle des régions manufacturières est une question d’ordre général, bien plus encore, un préjudice causé à tout le monde civilisé. Pour les allemands, cet événement a le même caractère qu’une inondation ou une famine locales. Voilà pourquoi le roi la traite conne un défaut d’administration ou de bienfaisance. »
Cette conception renversée de la détresse ouvrière, notre « Prussien » l’explique donc par cette particularité que l’Allemagne est un pays non politique.
On nous concédera que l’Angleterre est un pays politique. On reconnaîtra encore ceci : l’Angleterre est le pays du paupérisme, ce terme est même d’origine anglaise. L’examen de l’Angleterre sera donc le moyen le plus sûr de connaître le rapport d’un pays politique au paupérisme. En Angleterre, la détresse ouvrière n’est point partielle, mais universelle ; elle ne se limite pas aux régions industrielles, mais s’étend aux régions agricoles. Les mouvements n’y sont pas à leur naissance. Ils reviennent périodiquement depuis près d’un siècle.
Comment la bourgeoisie anglaise, le gouvernement et la presse qui lui sont liés conçoivent-ils le paupérisme ?
Dans la mesure où la bourgeoisie anglaise admet que le paupérisme est une faute de la politique, le Whig considère le Tory5 et le Tory le Whig comme la cause du paupérisme. D’après le Whig, la source principale du paupérisme, c’est la grande propriété foncière et la législation protectionniste interdisant l’importation de céréales. D’après le Tory, tout le mal réside dans le libéralisme, la concurrence, le système manufacturier poussé trop loin. Aucun des partis n’en trouve la raison dans la politique en général, mais plutôt, uniquement, dans la politique du parti adverse. Et aucun des deux partis ne songe à une réforme de la société.
L’expression la plus nette de la compréhension anglaise du paupérisme — nous parlons toujours de la compréhension de la bourgeoisie anglaise et du gouvernement — c’est l’économie politique anglaise, c’est-à-dire le reflet scientifique de la situation économique anglaise6 .
Un des meilleurs et des plus fameux économistes anglais qui connaît la situation actuelle et doit posséder une vision globale du mouvement de la société bourgeoise, Mac Culloch, élève du cynique Ricardo , vient encore d’oser dans un cours public et au milieu des applaudissements, appliquer à l’économie politique ce que Bacon dit de la philosophie :
L’homme qui, avec une sagesse véritable et inlassable, suspend son jugement, avance par paliers, surmonte l’un après l’autre les obstacles qui, semblables à des montagnes, arrêtent la marche de l’étude, finira par atteindre, avec le temps, le sommet de la science, où l’on jouit du calme et de l’air pur, où la nature s’offre aux yeux dans toute la beauté, et d’où, par un sentier commode et facile, on peut descendre aux derniers détails de la pratique.
Quel bon air pur que l’atmosphère empestée des logements anglais dans les caves ! Quelle grande beauté de la nature que les haillons étranges des pauvres Anglais et la chair ratatinée et flétrie des femmes usées par le travail et la misère ; les enfants, couchés sur le fumier ; les avortons que produit l’excès de travail dans le mécanisme uniforme des fabriques ! Détails ultimes, adorables, de la praxis : la prostitution, l’assassinat, le gibet !
Même ceux des bourgeois anglais qui se sont pénétrés du danger du paupérisme conçoivent celui-ci, comme aussi les moyens d’y remédier, d’une façon non seulement particulière, mais, disons-le sans détour, puérile et stupide.
C’est ainsi, par exemple, que dans sa brochure Recent measures for the promotion of education in England, le docteur Kay ramène tout à l’éducation négligée. On devine pour quelle raison ! Par manque d’éducation, notamment, l’ouvrier ne comprend pas « les lois naturelles du commerce » qui le réduisent nécessairement au paupérisme. C’est pour cela qu’il se révolterait. Cela « pourrait gêner la prospérité des manufactures anglaises et du commerce anglais, ébranler la confiance mutuelle des gens d’affaires, diminuer la stabilité des institutions politiques et sociales. »
Telle est la grande irréflexion de la bourgeoisie anglaise et de sa presse au sujet du paupérisme, de cette épidémie nationale de l’Angleterre.
Supposons donc que les reproches adressés par notre « Prussien » à la société allemande soit fondés. La raison réside-t-elle dans l’état non politique de l’Allemagne ? Mais si la bourgeoisie de l’Allemagne non politique ne parvient pas à la compréhension de la signification générale d’une détresse partielle, la bourgeoisie de l’Angleterre politique sait, par contre, méconnaître la signification générale d’une détresse universelle qui a manifesté son importance universelle par son retour périodique dans le temps, son extension dans l’espace et par l’échec de toutes les tentatives en vue de la supprimer.
Le « Prussien » impute encore à l’état non politique de l’Allemagne le fait que le roi de Prusse trouve la cause du paupérisme dans un défaut d’administration et de bienfaisance et recherche donc dans des mesures d’administration et de bienfaisance les remèdes au paupérisme.
Cette façon de voir est-elle particulière au roi de Prusse ? Jetons un rapide coup d’œil sur l’Angleterre, le seul pays où l’on puisse parler d’une grande action politique contre le paupérisme.
La législation d’assistance publique, telle que nous la voyons dans l’Angleterre actuelle, date de la loi du 43éme acte du règne d’Elisabeth7 . En quoi consistent les moyens de cette législation ? Dans l’obligation imposée aux paroisses de secourir leurs ouvriers indigents, dans la taxe des pauvres, dans la bienfaisance légale. Cette législation — la bienfaisance par voie administrative — a duré deux siècles. Après de longues et douloureuses expériences, quel point de vue voyons-nous le Parlement défendre dans son bill d’amendement de 1834 ?
Le Parlement commence par déclarer que l’accroissement énorme du paupérisme est dû à « un défaut d’administration ».
On réforme donc l’administration de la taxe des pauvres qui comprenait jusqu’alors des fonctionnaires des paroisses respectives. On constitue des unions d’environ vingt paroisses, soumises à une seule administration. Un bureau de fonctionnaires — Board of Guardians — désignés par les contribuables, se réunit, un jour déterminé, au siège de l’union et décide de l’attribution des secours. Ces bureaux sont dirigés et surveillés par des délégués du gouvernement, la commission centrale de Somerset-House, le ministère du paupérisme, comme l’appelle un français8 . Le capital que cette administration contrôle est presque aussi considérable que le budget de la guerre en France. Le nombre des administrations locales compte un minimum de douze employés.
Le Parlement anglais ne s’est pas borné à une réforme purement formelle de l’administration.
C’est dans la loi sur les pauvres elle-même qu’il a découvert la source principale de l’état aigu du paupérisme anglais. Le remède légal contre le mal social, c’est-à-dire la bienfaisance, favoriserait le mal social. Quant au paupérisme en général ce serait, d’après la théorie de Malthus , une loi éternelle de la nature :
Comme la population tend incessamment à dépasser la limite des moyens de subsistance, la bienfaisance est une pure folie, un encouragement officiel à la misère. Tout ce que l’Etat peut faire, c’est d’abandonner la misère à son sort et de faciliter tout au plus la mort des miséreux.
Le Parlement anglais compléta cette théorie philanthropique par l’idée que le paupérisme est la misère dont la faute incombe aux ouvriers eux-mêmes, qu’on n’a donc pas à la prévenir comme un malheur, mais qu’il faut au contraire le châtier comme un crime.
Ce fut là l’origine des Workhouses, des maisons de travail, dont l’organisation effraie les miséreux et les empêche d’y trouver un refuge contre la mort par la faim. Dans ces maisons de travail, la bienfaisance est ingénieusement combinée à la vengeance que la bourgeoisie tient à tirer des miséreux qui font appel à sa charité.
L’Angleterre a donc essayé d’abord d’anéantir le paupérisme par la bienfaisance et les mesures administratives. Elle s’aperçut ensuite que le progrès incessant du paupérisme était, non la conséquence nécessaire de l’industrie moderne, mais celle de la taxe des pauvres. Elle conçut la misère universelle uniquement comme une particularité de la législation anglaise. Ce que l’on attribuait précédemment à un manque de bienfaisance, fut attribué alors à un excès de bienfaisance. Enfin on considéra la misère comme une faute des miséreux et on la punit comme telle.
L’importance générale que l’Angleterre politique a retiré du paupérisme se limite à ceci : le paupérisme, au cours de son développement et en dépit des mesures administratives, s’est érigé en institution nationale ; il est devenu, par là, l’objet d’une administration ramifiée et toujours plus étendue ; une administration dont la tâche n’est plus de le juguler, mais de le discipliner, de l’éterniser. Cette administration a renoncé à tarir la source du paupérisme par des moyens positifs ; elle se contente, chaque fois qu’il jaillit à la surface du pays officiel, de lui creuser, avec une douceur policière, un nouveau lit de mort. L’Etat anglais, bien loin d’aller au delà des mesures d’administration et de bienfaisance, est resté bien en deçà. Il n’administre plus que le paupérisme que domine le désespoir de se laisser prendre et de se faire incarcérer.
Jusqu’ici le « Prussien » ne nous a donc révélé rien de particulier dans la conduite du roi de Prusse. Mais pourquoi s’écrie le grand homme avec une rare naïveté, « pourquoi le roi de Prusse n’ordonne-t-il pas immédiatement l’éducation de tous les enfants abandonnés ? ». Pourquoi s’adresse-t-il d’abord aux autorités et attend-il leurs plans et leurs propositions ?
Le très astucieux « Prussien » n’aura plus d’inquiétude dès qu’il saura qu’ici, comme dans toutes ses autres actions, le roi de Prusse n’a pas montré d’originalité, et qu’il a même suivi la seule voie que puisse prendre un chef d’Etat.
Napoléon voulut, d’un seul coup, anéantir la mendicité. Il chargea les autorités de préparer des plans en vue d’éliminer la mendicité dans toute la France. Le projet se fit attendre. Napoléon perdit patience. Il écrivit à son ministre de l’intérieur, Cretet, et lui intima l’ordre de supprimer la mendicité dans le délai d’un mois. Il lui disait :
On ne doit pas passer sur cette terre sans laisser de traces qui recommandent notre mémoire à la postérité. Ne me réclamez plus trois ou quatre mois pour recevoir des renseignements. Vous avez de jeunes auditeurs, des préfets avisés, des ingénieurs des ponts et chaussées bien instruits ; mettez-les tous en mouvement, ne vous endormez pas dans le travail bureaucratique habituel.
En quelques mois tout fut fait. Le 5 juillet 1808 parut la loi qui interdit la mendicité. Comment ? Par la création des dépôts de mendicité, qui se transformèrent tellement vite en établissements pénitentiaires que l’indigent ne put bientôt plus y entrer qu’après être passé devant le tribunal correctionnel. Pourtant M. Noailles du Gard, membre du corps législatif, s’écria alors :
Reconnaissance éternelle au héros qui assure un refuge à l’indigence et des aliments à la pauvreté. L’enfance ne sera plus abandonnée, les familles pauvres ne seront plus privées de ressources, ni les ouvriers d’encouragement et d’occupation. Nos pas ne seront plus arrêtés par l’image dégoûtante des infirmités et de la honteuse misère.9
Ce dernier passage cynique est la seule vérité de ce panégyrique.
Puisque Napoléon a fait appel au discernement de ses auditeurs, de ses préfets, de ses ingénieurs, pourquoi le roi de Prusse ne ferait-il pas, lui aussi, appel à ses autorités ?
Pourquoi Napoléon n’ordonna-t-il pas immédiatement la suppression de la mendicité ? La question du « Prussien » est du même style : « Pourquoi le roi de Prusse n’ordonne-t-il pas immédiatement l’éducation de tous les enfants abandonnés ? » Sait-il, le « Prussien », ce que le roi devrait ordonner ? Rien d’autre que l’anéantissement du prolétariat. Pour éduquer des enfants, il faut les nourrir et les dispenser de travailler pour gagner leur vie. Nourrir et éduquer les enfants abandonnés, c’est-à-dire nourrir et élever tout le prolétariat en train de croître, reviendrait à anéantir le prolétariat et le paupérisme.
La Convention eut, un moment, le courage d’ordonner la suppression du paupérisme, mais pas immédiatement, comme le « Prussien » l’exige de son roi, mais seulement après avoir chargé le comité de salut public d’élaborer les plans et les propositions nécessaires et après que celui-ci eut utilisé les enquêtes détaillées de l’assemblée Constituante sur la situation de la misère en France et proposé, par l’intermédiaire de Barrère la fondation du « Livre de la bienfaisance nationale », etc. Quelle fut la conséquence de l’ordre de la Convention ? Il y eut une ordonnance de plus au monde et, un an après, les femmes affamées assiégèrent la Convention.
Or, la Convention fut le maximum de l’énergie politique, de la puissance politique et de l’intelligence politique.
Aucun gouvernement au monde n’a pris, immédiatement et sans accord avec les autorités, de mesures contre le paupérisme. Le parlement anglais envoya même des commissaires dans tous les pays d’Europe, afin de prendre connaissance des différents remèdes administratifs contre le paupérisme. Mais pour autant que les Etats se sont occupés du paupérisme, ils en sont restés aux mesures d’administration et de bienfaisance ou en deçà.
L’Etat peut-il se comporter autrement ?
L’Etat ne découvrira jamais dans « l’Etat et l’organisation de la société », comme le « Prussien » le demande à son roi, la raison des maux sociaux. Là où il y a des partis politiques, chacun trouve la raison de chaque mal dans le fait que son adversaire occupe la place à la direction de l’Etat. Même les politiciens radicaux et révolutionnaires trouvent la raison non pas dans l’essence (Wesen) de l’Etat, mais dans une forme déterminée d’Etat qu’ils veulent remplacer par une autre.
Du point de vue politique, l’Etat et l’organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L’Etat c’est l’organisation de la société. Dans la mesure où l’Etat reconnaît des anomalies sociales, il en cherche la raison soit dans les lois naturelles qu’aucune puissance humaine ne peut plier, soit dans la vie privée qui est indépendante de l’Etat, soit dans une inadaptation de l’administration qui dépend de l’Etat. C’est ainsi que l’Angleterre trouve que la misère a sa raison d’être dans la loi naturelle, d’après laquelle la population doit toujours dépasser les moyens de subsistance. D’un autre côté, elle explique le paupérisme par la mauvaise volonté des pauvres, comme le roi de Prusse l’explique par le sentiment non chrétien des riches et la Convention par la mentalité contre-révolutionnaire des propriétaires. C’est pourquoi l’Angleterre punit les pauvres, le roi de Prusse exhorte les riches, et la Convention guillotine les propriétaires.
Enfin, tous les Etats cherchent dans des déficiences accidentelles ou intentionnelles de l’administration la cause, et par suite, dans des mesures administratives, le remède à tous leurs maux. Pourquoi ? Précisément parce que l’administration est l’activité organisatrice de l’Etat.
L’Etat ne peut supprimer la contradiction entre la destination et la bonne volonté de l’Administration d’une part, ses moyens et ses possibilités d’autre part, sans se supprimer lui-même parce qu’il repose sur cette contradiction. Il repose sur la contradiction entre la vie publique et la vie privée, sur la contradiction entre l’intérêt général et les intérêts particuliers. L’administration doit donc se borner à une activité formelle et négative ; car là où la vie civile et son travail commencent cesse le pouvoir de l’administration. Bien plus, vis-à-vis des conséquences qui découlent de la nature non sociale de cette vie civile10 , de cette propriété privée, de ce commerce, de cette industrie, de ce pillage réciproque des différentes sphères civiles, vis-à-vis de ces conséquences, c’est l’impuissance qui est la loi naturelle de l’administration. Car cette division poussée à l’extrême, cette bassesse, cet esclavage de la société civile constituent le fondement sur lequel repose l’Etat moderne, de même que la société civile de l’esclavage constituait le fondement naturel sur lequel reposait l’Etat antique. L’existence de l’Etat et l’existence de l’esclavage sont inséparables. L’Etat antique et l’esclavage antique — franches oppositions classiques — n’étaient pas plus intimement soudés l’un à l’autre que ne le sont l’Etat moderne et le monde moderne du trafic sordide — hypocrites oppositions chrétiennes. Si l’Etat moderne voulait supprimer l’impuissance de son administration, il faudrait qu’il supprime la vie privée actuelle. S’il voulait supprimer la vie privée, il faudrait qu’il se supprime lui-même car il n’existe qu’en opposition avec elle. Aucun être vivant ne croit que les défauts de son être immédiat (Daseins) soient fondés dans le principe de sa vie, dans l’essence de sa vie, mais plutôt dans des circonstances en dehors de sa vie. Le suicide est contre nature. L’Etat ne peut donc pas croire à l’impuissance intrinsèque de son administration, c’est-à-dire à sa propre impuissance. Il ne peut y découvrir que des imperfections formelles et accidentelles et s’efforcer d’y remédier. Si ces modifications sont infructueuses, c’est que le mal social est une imperfection naturelle, indépendante de l’homme, une loi de Dieu, ou bien, la volonté des particuliers est trop corrompue pour correspondre aux bonnes intentions de l’administration. Et quels particuliers pervertis ? Ils murmurent contre le gouvernement dès que celui-ci limite la liberté ; ils demandent au gouvernement d’empêcher les conséquences nécessaires de cette liberté !
Plus l’Etat est puissant, plus un pays est donc politique, et moins il est disposé à chercher dans le principe de l’Etat, donc dans l’organisation actuelle de la société dont il est lui-même l’expression active, consciente et officielle, la raison des maux sociaux et d’en comprendre le principe général. L’intelligence politique est précisément intelligence politique parce qu’elle pense à l’intérieur des limites de la politique. Plus elle est aiguë, plus elle est vivante et plus elle est incapable de comprendre les maux sociaux. La période classique de l’intelligence politique c’est la révolution française. Bien loin d’apercevoir dans le principe de l’Etat la source des imperfections sociales, les héros de la Révolution française découvrent au contraire dans les tares sociales la source d’embarras politiques. C’est ainsi que Robespierre ne voit dans la grande pauvreté et la grande richesse qu’un obstacle à l’avènement de la démocratie pure. Il désire donc établir une frugalité générale à la spartiate. Le principe de la politique est la volonté. Plus l’intelligence politique est unilatérale, c’est-à-dire donc, parfaite, plus elle croit à la toute-puissance de la volonté, plus elle se montre aveugle à l’égard des limites naturelles et spirituelles de la volonté, plus elle est donc incapable de découvrir la source des maux sociaux. Un plus long développement n’est pas nécessaire pour détruire le ridicule espoir du « Prussien » pour qui « l’intelligence politique » est appelée « à découvrir pour l’Allemagne la racine de la misère sociale ».
Il était insensé d’exiger du roi de Prusse qu’il possède une puissance comparable à celles de la Convention et de Napoléon réunis ; d’exiger de lui un mode de voir qui dépasse les limites de toute politique, un mode de voir que l’astucieux « Prussien », comme son roi, est loin de posséder. Toute cette déclaration est d’autant plus stupide que le « Prussien » nous confesse :
Les bonnes paroles et les bons sentiments sont bon marché, mais le discernement et les actes efficaces sont chers ; dans ce cas, ils sont plus que chers, ils sont encore à venir.
Mais si elles sont encore à venir, que l’on reconnaisse les efforts de tout individu qui cherche à réaliser ce qu’il lui est possible en fonction de sa situation. D’ailleurs je laisse, à cette occasion, le soin au lecteur de décider si le langage mercantile de romanichel : « bon marché », « cher », « plus que cher », « sont encore à venir » peut être compté dans la catégorie des « bonnes paroles » et des « bons sentiments ».
Supposons donc que les remarques du « Prussien » sur le gouvernement allemand et bourgeoisie allemande -cette dernière rentrant évidemment dans la « société allemande » — soient absolument fondées. Cette partie de la société est-elle plus désemparée en Allemagne qu’en Angleterre et en France ? Peut-on être plus désemparé que par exemple en Angleterre, où l’on a érigé la perplexité à la hauteur d’un système ? Lorsque, de nos jours, des soulèvements ouvriers éclatent dans toute l’Angleterre, la bourgeoisie anglaise et le gouvernement anglais ne sont pas mieux avisés que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Leur unique expédient, c’est la force matérielle ; comme la force matérielle diminue dans la même mesure qu’augmente l’extension du paupérisme et l’intelligence du prolétariat dans une proportion géométrique.
Enfin, dire que la bourgeoisie allemande méconnaît totalement la signification générale de l’insurrection silésienne est inexact, c’est ne pas tenir compte des faits. En bien des villes les patrons essaient de s’associer avec les ouvriers. Tous les journaux libéraux allemands, organes de la bourgeoisie libérale, ne tarissent pas au sujet de l’organisation du travail, la réforme de la société, la critique du monopole et de la concurrence, etc. Tout cela, à la suite des mouvements ouvriers. Les journaux de Trèves, Aix-la-Chapelle, Cologne, Wesel, Mannheim, Breslau, Berlin même, publient fréquemment des articles sociaux fort raisonnables où le « Prussien » peut toujours apprendre quelque chose. Bien plus, dans les lettres d’Allemagne, on s’étonne constamment que la bourgeoisie n’oppose pas plus de résistance aux tendances et aux idées sociales.
Si le « Prussien » était plus au courant du mouvement social, il aurait
posé la question à l’envers. Pourquoi la bourgeoisie allemande
donne-t-elle à la misère partielle cette importance relativement
universelle ? D’où viennent l’animosité et le cynisme de
la bourgeoisie politique, le manque de résistance et les sympathies
de la bourgeoisie impolitique à l’égard du prolétariat ?
(Vorwärts ! N° 63, 7 août 1844.)
* * *
Venons-en maintenant aux oracles du « Prussien » à propos des ouvriers
allemands.
« Les Allemands pauvres » raille-t-il « ne sont pas plus astucieux que les pauvres allemands ; c’est-à-dire : ils ne voient nulle part au delà de leur foyer, de leur fabrique, de leur district ; toute la question a été jusqu’à maintenant délaissée par l’âme politique qui pénètre tout. »
Pour pouvoir établir une comparaison entre la situation des ouvriers allemands et la situation des ouvriers français et anglais, le « Prussien » aurait dû comparer la première forme, le début du mouvement ouvrier en France et en Angleterre, avec le mouvement débutant actuellement en Allemagne. Il néglige cela. Son raisonnement aboutit donc à une trivialité dans le genre de celle-ci, l’industrie allemande est encore moins développée que l’industrie anglaise, ou un mouvement à ses débuts ne ressemble pas à un mouvement en cours de développement. Il voulait parler de la particularité du mouvement ouvrier allemand. Il ne souffle pas mot de tout cela.
Que le « Prussien » se place au point de vue exact. Il trouvera que pas un seul des soulèvements ouvriers en France ou en Angleterre n’a présenté de caractère aussi théorique, aussi conscient, que la révolte des tisserands silésiens.
Qu’on se rappelle d’abord la chanson des tisserands, ce hardi mot d’ordre de guerre, où il n’est même pas fait mention du foyer, de la fabrique, du district, mais où le prolétariat clame immédiatement, de façon brutale, frappante, violente et tranchante, son opposition à la société de la propriété privée. Le soulèvement silésien commence précisément par là où finissent les insurrections ouvrières anglaises et françaises, avec la conscience de ce qu’est l’essence du prolétariat. L’action même a ce caractère de supériorité. On ne détruisit pas seulement les machines, ces rivales de l’ouvrier, mais encore les livres de commerce, les titres de propriété ; et tandis que les autres mouvements ne sont d’abord dirigés que contre le patron industriel, l’ennemi visible, ce mouvement se tourne également contre le banquier, l’ennemi caché. Enfin, pas un soulèvement ouvrier anglais n’a été conduit avec autant de vaillance, de supériorité et d’endurance.
En ce qui concerne la culture des ouvriers allemands en général, ou leur aptitude à se cultiver, je rappellerai les écrits géniaux de Weitling 11 qui, au point de vue théorique, dépassent même, souvent, les ouvrages de Proudhon , tout en y étant bien inférieurs quant à l’exécution. Où donc la bourgeoisie — y compris ses philosophes et ses savants — peut-elle nous présenter — au sujet de l’émancipation bourgeoise, de l’émancipation politique — un ouvrage comparable à celui de Weitling Garanties de l’harmonie et de la liberté ? Que l’on compare la médiocrité mesquine et prosaïque de la littérature politique allemande avec ce début littéraire énorme et brillant des ouvriers allemands. Que l’on compare cette gigantesque chaussure d’enfant du prolétariat avec la chaussure politique éculée et naniforme de la bourgeoisie allemande, et l’on devra prédire une forme athlétique à la cendrillon allemande. On doit admettre que le prolétariat anglais en est l’économiste et le prolétariat français le politicien. On doit admettre que l’Allemagne possède autant une vocation classique pour la révolution sociale qu’une incapacité pour une révolution politique. Car de même que l’impuissance de la bourgeoisie allemande est l’impuissance politique de l’Allemagne, les aptitudes du prolétariat allemand — sans parler même de la théorie allemande — sont les aptitudes sociales de l’Allemagne. La disproportion entre le développement politique et le développement philosophique de l’Allemagne n’a rien d’anormal ; c’est une disproportion nécessaire. Ce n’est que dans le socialisme qu’un peuple philosophique peut trouver sa pratique adéquate ; ce n’est donc que dans le prolétariat qu’il peut trouver l’élément actif de sa libération.
Mais, en ce moment, je n’ai pas le temps, ni l’envie d’expliquer au « Prussien » le rapport de la « société allemande » au bouleversement social et de dégager de ce rapport, d’une part la faible réaction de la bourgeoisie allemande contre le socialisme, et d’autre part les aptitudes excellentes du prolétariat allemand pour le socialisme. Les premiers éléments pour l’intelligence de ce phénomène, il les trouvera dans mon introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel . (Annales franco-allemandes.)
L’intelligence des Allemands pauvres est donc en raison inverse de l’intelligence des pauvres allemands. Mais les publics, aboutissent, par cette activité formelle à un contenu renversé, tandis que, de son côté, le contenu renversé impose, de nouveau, à la forme le cachet de la trivialité. Aussi la tentative du « Prussien » — dans une occasion comme celle des événements de la Silésie- de procéder sous forme d’antithèses — l’a conduit à la plus grande antithèse avec la vérité. L’unique tâche d’un homme qui pense et aime la vérité consistait — en face de la première explosion du soulèvement ouvrier de Silésie — non à jouer au maître d’école mais plutôt à étudier le caractère qui lui est propre. Pour cela il faut avant tout une certaine perspicacité scientifique et un certain amour des hommes, tandis que pour l’autre opération une phraséologie tout prête, immergée dans un creux égoïsme, suffit amplement.
Pourquoi le « Prussien » juge-t-il avec tant de mépris les ouvriers allemands ? Parce qu’à son avis « toute la question » — c’est-à-dire la question de la misère des ouvriers allemands — est « jusqu’à maintenant » délaissée « par l’âme politique qui pénètre tout ». Il expose ensuite son amour platonique pour l’âme politique :
Seront étouffées dans le sang et dans l’incompréhension toutes les émeutes qui éclateront dans l’isolement funeste des hommes de l’être collectif12 et dans l’isolement de leurs idées vis-à-vis des principes sociaux. Mais, dès que la misère engendrera l’intelligence et que l’intelligence politique des Allemands aura découvert les racines de la misère sociale, alors, en Allemagne aussi ces événements seront ressentis comme les symptômes d’un grand bouleversement.
Que notre « Prussien » nous permette d’abord une remarque sur son style. Son antithèse est incomplète. Dans la première moitié il est dit : la misère engendre l’intelligence, et dans la seconde : l’intelligence politique découvre les racines de la misère sociale. La simple intelligence de la première moitié de l’antithèse devient, dans la seconde moitié, l’intelligence politique, comme la simple misère de la première moitié de l’antithèse devient, dans la seconde moitié, la misère sociale. Pourquoi notre orfèvre en style a-t-il ordonné si inégalement les deux moitiés de l’antithèse ? Je ne crois pas qu’il s’en soit rendu compte. Je vais interpréter son instinct véritable. Si le « Prussien » avait écrit : « la misère sociale engendre l’intelligence politique, et l’intelligence politique découvre la racine de la misère sociale », le non-sens de cette antithèse n’aurait pu échapper à aucun lecteur impartial. Chacun se serait demandé d’abord pourquoi l’anonyme ne joint pas l’intelligence sociale à la misère sociale et l’intelligence politique à la misère politique, comme le réclame la plus simple logique. Au fait, maintenant !
Il est tellement faux que la misère sociale engendre l’intelligence politique, que c’est tout au contraire le bien-être social qui produit l’intelligence politique. L’intelligence politique est une spiritualiste ; elle est donnée à celui qui possède déjà, à celui qui est douillettement installé. Que notre « Prussien » écoute à ce sujet un économiste français, M. Michel Chevalier :
En 1789, au moment où la bourgeoisie se souleva, il ne lui manquait, pour être libre, que de participer au gouvernement du pays. Pour elle, la libération consistait à retirer des mains des privilégiés qui possédaient le monopole de ces fonctions la direction des affaires publiques, les hautes fonctions civiles, militaires et religieuses. Riche et éclairée, capable de se suffire à elle-même et de se diriger toute seule, elle voulait se soustraire au régime du bon plaisir.
Nous avons déjà démontré au « Prussien » à quel point l’intelligence politique est incapable de découvrir la source de la misère sociale. Ajoutons encore un mot, au sujet de sa manière de voir. Le prolétariat, du moins au début du mouvement, gaspille d’autant plus ses forces dans des émeutes inintelligentes, inutiles et étouffées dans le sang, que l’intelligence politique du peuple est plus développée, plus générale. Parce qu’il pense dans la forme politique, il aperçoit la raison de tous les abus dans la volonté, tous les moyens d’y remédier dans la violence et le renversement d’une forme d’Etat déterminée. Exemple : les premières explosions du prolétariat français. Les ouvriers de Lyon croyaient ne poursuivre que des buts politiques, n’être que des soldats de la république, alors qu’ils étaient en réalité des soldats du socialisme. C’est ainsi que leur intelligence politique masquait la racine de la misère sociale, faussait chez eux la compréhension de leur véritable but ; c’est ainsi que leur intelligence politique trompait leur instinct social.
Mais si le « Prussien » s’attend à ce que la misère engendre l’intelligence, pourquoi associe-t-il : « étouffement dans le sang » et « étouffements dans l’incompréhension »13 ? Si la misère en général est un moyen, la misère sanglante est un moyen très aigu d’engendrer l’intelligence. Le « Prussien » devait donc dire : l’étouffement dans le sang étouffera l’inintelligence et procurera à l’intelligence un souffle nécessaire.
Le « Prussien » prophétise l’étouffement des émeutes qui éclatent dans l’ « isolement funeste des hommes de l’être collectif et dans la séparation de leurs idées vis-à-vis des principes sociaux ».
Nous avons montré que, dans l’explosion de l’émeute silésienne, il n’y avait nullement séparation des idées et des principes sociaux. Nous n’avons donc plus à nous occuper que de l’ « isolement funeste des hommes de l’être collectif ». Par être collectif, il faut entendre ici l’être collectif politique, l’être de l’Etat (Staatswesen). C’est le vieux refrain de l’Allemagne non politique.
Mais toutes les émeutes, sans exception, n’éclatent-elles pas dans l’isolement funeste des hommes de l’être collectif ? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas nécessairement cet isolement ? La Révolution de 1789 aurait-elle pu avoir lieu sans cet isolement funeste des bourgeois français de l’être collectif ? Elle était précisément destinée à supprimer cet isolement.
Mais l’être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d’une tout autre réalité, d’une tout autre ampleur que l’être politique. L’être collectif dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les mœurs humaines, l’activité humaine, la jouissance humaine, l’être humain. L’être humain est le véritable être collectif des hommes14 . De même que l’isolement funeste de cet être est incomparablement plus universel, plus insupportable, plus terrible, plus rempli de contradictions que le fait d’être isolé de l’être collectif politique ; de même la suppression de cet isolement — et même une réaction partielle, un soulèvement contre cet isolement — a une ampleur beaucoup plus infinie, comme l’homme est plus infini que le citoyen et la vie humaine que la vie politique. L’émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L’émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit.
Le « Prussien » termine dignement son article par cette phrase : « Une révolution sociale sans âme politique (c’est-à-dire sans compréhension organisatrice opérant au point de vue de la totalité) est impossible. »
Nous l’avons vu : quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place au point de vue de la totalité, parce qu’elle est une protestation de l’homme contre la vie déshumanisée, parce qu’elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que l’être collectif dont l’individu s’efforce de ne plus être isolé est le véritable être collectif de l’homme, l’être humain. Au contraire, l’âme politique d’une révolution consiste dans la tendance des classes sans influence politique de supprimer leur isolement vis-à-vis de l’être de l’Etat et du pouvoir. Leur point de vue est celui de l’Etat, d’une totalité abstraite qui n’existe que par la séparation de la vie réelle, qui serait impensable sans la contradiction organisée entre l’idée générale et l’existence individuelle de l’homme. Conformément à sa nature limitée et ambiguë, une révolution à âme politique organise donc une sphère dominante dans la société, aux dépens de la société.
Nous allons dire au « Prussien » ce qu’est une « révolution sociale à âme politique » ; nous lui révélerons le secret de son incapacité à s’élever avec ses beaux discours, au-dessus du point de vue politique borné.
Une révolution « sociale » à âme politique est : ou bien un non-sens complexe, si le « Prussien » comprend par révolution sociale une révolution « sociale » opposée à une révolution politique, et prête néanmoins à la révolution sociale une âme politique au lieu d’une âme sociale ; ou bien une simple paraphrase de ce qu’on appelait d’ordinaire une « révolution politique » ou une « révolution tout court ». Toute révolution dissout l’ancienne société : en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l’ancien pouvoir : en ce sens, elle est politique.
Que notre « Prussien » choisisse entre la paraphrase et le non-sens ! Mais, autant une révolution sociale à âme politique est paraphrastique ou absurde, autant une révolution politique à âme sociale est quelque chose de rationnel. La révolution en général, — le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciens rapports- est un acte politique. Mais, sans révolution, le socialisme ne peut se réaliser. Il a besoin de cet acte politique, dans la mesure où il a besoin de destruction et de dissolution. Mais là où commence son activité organisatrice, et où émergent son but propre, son âme, le socialisme rejette son enveloppe politique.
Il nous a fallu tout ce long développement pour déchirer le tissu
d’erreurs dissimulées dans une seule colonne de journal. Les lecteurs ne
peuvent tous avoir la culture et le temps pour se rendre compte d’une
telle charlatanerie littéraire. Le « Prussien » anonyme n’a-t-il
donc pas l’obligation, vis-à-vis de son public de lecteurs, de commencer
par renoncer à toute élucubration littéraire dans le domaine politique et
social, comme aux déclamations sur la situation allemande, et de se mettre
plutôt à l’étude consciencieuse de son propre état ?
Paris, le 31 juillet 1844
(Vorwärts ! N° 64. 10 août 1844)
Notes
1 Des raisons spéciales me font déclarer que l’article suivant est le premier que j’aie fait parvenir au Vorwärts ! (note de Marx.)
2 « Un Prussien » : Arnold Ruge qui écrivait sous ce pseudonyme dans « Vorwärts !"
3 Insurrection des tisserands silésiens, 4-6 juin 1844. Premier gros affrontement entre prolétariat et bourgeoisie en Allemagne. (Note d’Invariance)
4 On remarquera le non-sens stylistique et grammatical « Le Roi de Prusse et la société n’est pas encore arrivée au pressentiment de sa — à qui se rapporte le « sa »... (en allemand « ihrer » signifie à la fois « sa » et « leur » ; ndt) réforme... » (Note de Marx).
5 Whig = libéral. Tory = conservateur.
6 Marx
avait déjà lu les économistes anglais et fait la critique de la
philosophie de Hegel. Dans l’Economie Politique anglaise, il trouva le
meilleur instrument pour analyser l’anatomie de la société bourgeoise,
de la même manière que l’avait été la Philosophie dans les formations
sociales antérieures. (Rappelons le caractère encore encyclopédiste des
œuvres de A.Smith et D.Ricardo qui embrassent l’étude de la totalité du
progrès social).
Le Capital
(Critique de l’Economie Politique) supposera la continuité de
cette analyse de la totalité (par la suite, l’économie se convertit en
une Science Positive de techniques partielles) mais, en provoquant des
insomnies et en « remettant sur leurs pieds » tous les concepts de
l’école classique, il convertira l’Economie Politique, d’arme de la
bourgeoisie pour justifier et expliquer son monde en arme du prolétariat
pour subvertir le monde. (Note de Etcetera)
7 Il est inutile, pour notre propos, de remonter jusqu’au statut des ouvriers sous Edouard III. (Note de Marx)
8 Eugène Buret (Note des Werke, p.397, tome I.).
9 En français dans le texte.
10 Il faut savoir qu’en allemand « civil » et « bourgeois » se disent de la même manière. C’est la raison pour laquelle il y a des résultats tellement différents entre les traductions puisque celles-ci reflètent l’adoption de l’une ou l’autre version. Cf. dans les « Eclaircissements finaux », ce même passage nanti d’une autre traduction.
11 W.Weitling, un des nombreux émigrants allemands, séjourna en exil entre Paris et la Suisse. Autodidacte et artisan tailleur, il fréquenta les cercles ouvriers et fonda "La Ligue des Justes" avec laquelle Marx prendra contact et où il aura l’occasion de prendre connaissance de ses écrit. Déjà en 1838, il peint un modèle d’Etat égalitaire de claire inspiration Saint-simonienne et fouriériste. Il y proclame l’abolition de l’héritage et de la propriété privée et il imagine un monde où travail et divertissement se confondent. La vocation de révolution sociale à laquelle Marx fait allusion se retrouve dans cette citation de Weitling : "Les noms de République et de Constitution, pour beaux qu’ils soient, ne peuvent suffire au pauvre peuple qui n’a rien dans l’estomac ni dans le corps et qui ne cesse de souffrir. C’est pourquoi la prochaine révolution, pour son plus grand bien-être, devra être sociale".
12 « Staatwesen » est le terme allemand qu’utilise Ruge pour désigner l’être collectif. Pour lui, l’infériorité des tisserands silésiens vient du fait qu’ils sont séparés de l’être collectif de l’Etat (traduction de « Staatwesen »), du fait de ne pas être politiques. En retour, pour Marx, c’est ce qui fait leur supériorité : se séparer de l’être collectif de l’Etat pour supprimer toute séparation d’avec l’être collectif humain, d’avec la « Gemeinwesen ». (Note de Etcetera)
13 Intelligence = Verstand. Incompréhension = Un-verstand (Un- = négation). D’où, littéralement : « étouffement dans l’inintelligence ». (Note d’Invariance)
14 Marx oppose « Gemeinwesen » à « Staatwesen »,