1868-94 |
«Dans tous ces écrits, je ne me qualifie jamais de
social-démocrate, mais de communiste. Pour Marx, comme pour
moi, il est absolument impossible d'employer une expression aussi
élastique pour désigner notre conception propre. » Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
La social-démocratie allemande
Succès de la social-démocratie allemande
Au demeurant, je ne peux que vous envoyer félicitations après félicitations. A toi d'abord qui a eu le nez creux pour deviner dans ta dernière correspondance viennoise les ordonnances du jeune Guillaume, avant même qu'elles ne soient promulguées [1]. A vous tous, à cause de la brillante situation que nos adversaires nous ont préparée - car jamais encore elle ne fut si favorable à la veille d'élections -, et de la nouvelle situation qui semble se préparer en Allemagne [2].
Plus encore que le « noble » Frédéric III (dont j'ai vu une photographie montrant qu'il avait tout à fait les yeux héréditairement faux des Hohenzollern, comme son demi-oncle Willich qui était un fils du prince Auguste, le frère de Fr.-Guillaume III), il me semble que - tout balai neuf balayant bien - le jeune Guillaume II est le plus capable, par son besoin irrépressible d'action et par sa volonté de puissance d'entrer immanquablement en heurt avec Bismarck et d'ébranler le système apparemment stable en Allemagne, en brisant la foi du petit bourgeois en le gouvernement et la stabilité et en semant en général partout la confusion et l'incertitude. Or je ne m'attendais pas à ce que cela soit assuré aussi rapidement et brillamment, que dans le cas présent. Pour nous, cet homme vaut deux fois son pesant d'or; qu'il n'ait crainte des attentats, car le tuer serait, non seulement un crime, mais encore une bêtise énorme. Si nécessaire, il faudrait que nous lui procurions une garde contre les âneries anarchistes.
Il me semble que les choses se présentent comme suit : les conservateurs chrétiens sociaux ont le vent en poupe grâce au petit Guillaume, et Bismarck, étant hors d'état de s'y opposer, laisse au petit la bride sur le cou, afin qu'il s'embourbe sérieusement et qu'il puisse surgir comme le sauveur à la dernière extrémité et en étant assuré par la suite que cela ne se reproduira plus. C'est pourquoi Bismarck souhaite un Reichstag aussi mauvais que possible, qu'il devra bientôt dissoudre en en appelant à la peur des petits bourgeois devant le mouvement ouvrier menaçant,
Dans tout cela, Bismarck n'oublie qu'une seule chose : à partir du moment où le philistin sent que le désaccord règne entre le vieux Bismarck et le jeune Guillaume, ce même philistin devient incertain et imprévisible. Le petit bourgeois aura toujours peur, aujourd'hui plus que jamais, précisément parce qu'il ne sait pas à qui s'accrocher. Ce lâche troupeau ne sera plus poussé ensemble par sa propre peur mais dispersé, par elle. La confiance est morte, et elle ne ressuscitera plus sous la forme qu'elle avait jusqu'ici.
Tous les expédients de Bismarck doivent dorénavant être de plus en plus inefficaces. Il veut se venger des nationaux-libéraux qui ont refusé de voter son projet relatif aux expulsions [3]. Il ruine ainsi lui-même le dernier fragile appui dont il profite encore. Il veut attirer à lui le Centre [4] qui se désagrégerait en s'alliant avec lui. Les hobereaux catholiques brûlent d'envie de s'allier avec ceux de la Prusse, mais le jour de cette alliance les paysans et ouvriers catholiques (en Rhénanie, la bourgeoisie est surtout protestante) refuseront de marcher. Cette dislocation du Centre nous profitera le plus; pour l'Allemagne cela revient à ce que serait, à une plus grande échelle, l'égalisation des nationalités en Autriche : l'élimination de cette dernière formation politique ne reposant pas sur une base purement économique serait donc un moment essentiel de clarification, en même temps qu'une libération de masses ouvrières captées jusqu'ici par ce parti.
Le petit bourgeois ne peut plus avoir foi en le petit Guillaume, parce que celui-ci fait des choses que le philistin doit tenir pour de sottes fredaines; il ne peut plus avoir foi en Bismarck, parce qu'il voit que sa toute-puissance est fichue.
Ce qui résultera de cette confusion, on ne peut le dire à l'avance, étant donné la lâcheté de notre bourgeoisie. En tout cas, l'ancien état de choses est mort à jamais et ne peut plus être restauré - pas plus qu'une espèce animale éteinte. La vie reviendra dans la boutique, et c'est tout ce dont nous avons besoin. Pour commencer votre situation s'améliorera, mais on peut se demander si Puttkamer ne l'emportera pas à la fin avec son grand état de siège [5]. Cela aussi serait un progrès : ce serait le dernier moyen de salut, le tout dernier - très dur pour vous aussi longtemps qu'il durerait, mais la veille décisive de notre victoire. Mais beaucoup d'eau coulera encore jusque-là dans le Rhin.
Étant donné les conditions électorales particulièrement favorables, je crains seulement que nous obtenions trop de sièges. Tout autre parti peut avoir au Reichstag autant d'ânes et peut les laisser faire autant de bêtises qu'il a d'argent, et personne ne s'en souciera. Nous ne devons avoir que des génies et des héros, sinon on nous tient pour discrédités. Mais nous sommes en train de devenir un grand parti, et nous devons en supporter les conséquences.
Frédéric Engels
Notes
[1]
Engels fait allusion à l'article du 7-2-1890 de la Arbeiter
Zeitung, où faisant allusion à deux décrets
récents de l'Empereur, Bebel prévoyait que les classes
dominantes ne pouvaient plus tenir les ouvriers en Allemagne par le
régime brutal des interdictions, mais par des concessions et
des réformes sociales. En effet, craignant un raz-de-marée
électoral des sociaux-démocrates, l'Empereur avait
promulgué deux décrets « sociaux » au
Reichstag le 4 février 1890 en pleine campagne électorale.
De manière éhontée, l'Empereur y singeait les
mesures proposées au congrès de fondation de la II°
Internationale sur la protection ouvrière. Dans son
premier décret, il demandait au chancelier de convoquer une
conférence internationale avec les autres États,
afin de délibérer d'une législation unitaire de
protection ouvrière. Cette conférence eut lieu à
Berlin en mars 1890. Elle décida de l'interdiction du travail
des enfants âgés de moins de douze ans et d'une
limitation de la journée de travail, pour les femmes et les
jeunes gens, mais ces résolutions n'avaient pas force de loi
pour les pays participants.
Dans son second décret, l'Empereur
demandait à ses ministres des travaux publics, du commerce et
de l'industrie de remanier la législation du travail, afin
d'améliorer la situation des ouvriers dans les entreprises
publiques et privées.
[2] En dépit de ces succès électoraux croissants, la perspective d'Engels, n'avait cependant rien de parlementariste, comme chez Kautsky et Bernstein : il y voyait essentiellement un déplacement progressif du rapport des forces en faveur de la social-démocratie dans la lutte pour le pouvoir politique. « Je crois que tu as raison dans la Arbeiter - Zeitung : ce que Bismarck n'obtient pas de ce Reichstag, il l'aura du prochain, car la marée montante des voix brise les reins de toute opposition bourgeoise quelle qu'elle soit. Sur ce point, je ne suis pas du tout de l'avis de Bernstein. Celui-ci et Kautsky - ils ont tous deux des dispositions pour la « haute politique » - croient que nous devons tendre la main à une majorité anti - gouvernementale dans les prochaines élections. Comme s'il pouvait y avoir quelque chose de ce genre en Allemagne avec les partis bourgeois ! » (Engels à Bebel, 23-1-1890).
[3] Les nationaux-libéraux avaient voté contre les paragraphes sur les expulsions de militants sociaux-démocrates, lors du débat sur le projet de loi sur Ia prolongation et l'aggravation de la loi anti-socialiste.
[4] Le Centre était le 'parti politique des catholiques allemands, créé en été 1870. Il rassemblait la petite bourgeoisie catholique, ainsi que la plupart des paysans et travailleurs catholiques de l'Allemagne méridionale et occidentale ainsi que de Haute-Silésie. Il défendait en gros les intérêts de la grande propriété catholique et du capital industriel. Il s'opposa, d'une part, à Bismarck en raison de, ses tendances anti-prussiennes et particularistes, mais, d'autre part, votait toujours pour les mesures anti-ouvrières. Bismarck trouvait donc un terrain d'entente avec le Centre malgré la base première, anti-prussienne, de celui-ci.
[5] Dans son discours électoral du 31 janvier 1890 à Stolpe, le ministre de l'Intérieur prussien Puttkammer souligna qu'au cas où la loi anti-socialiste serait abolie, il faisait confiance à l'armée et aux fonctionnaires « si soumis au gouvernement » pour maintenir l'ordre dans le pays. Il déclara ensuite que si le Reichstag ne votait pas les modifications prévues, destinées à renforcer la loi anti-socialiste, il faudrait décréter le grand état de siège au lieu du petit et qu'à la place du § 28 ce serait les canons (d'après le § 28 de la loi anti-socialiste, le petit état de siège pouvait être décrété pour la durée d'un an dans certains districts et localités). Durant l'état de siège, les réunions étaient soumises à une autorisation préalable de la police; la distribution et la diffusion d'écrits socialistes étaient interdites dans les lieux publics; les personnes accusées de « mettre en danger la sécurité ou l'ordre public » pouvaient être interdites de séjour dans les districts et localités où régnait le petit état de siège; la possession, l'importation, le port ou la vente d'armes étaient interdits ou liés à des conditions très rigoureuses.