1913

R. Luxemburg répond aux critiques de "l'Accumulation du Capital"...


Critique des critiques

Rosa Luxemburg

2


I

Je n'entrerai pas dans les détails des calculs des tableaux de Bauer. Sa position et sa critique consistent pour l'essentiel dans la théorie de la population qu'il m'oppose comme fondement de l'accumulation et qui, en elle-même, n'a aucun rapport avec des schémas mathématiques quelconques. Nous nous occuperons de cette théorie dans les pages qui suivent. Tout d'abord il nous faut étudier la manière, la méthode par laquelle Bauer procède à ses opérations dans les tableaux. Les tableaux ne sont d'aucun secours pour résoudre le problème économique et social de l'accumulation, mais ils jettent une lumière significative sur Bauer et sa manière de travailler à la solution du problème. Sa méthode peut être illustrée par quelques exemples simples, accessibles même aux profanes que rebutent les tableaux rébarbatifs et les signes cabalistiques.

Je ne citerai que trois exemples.

A la page 836 de la Neue Zeit (loc. cit.), Bauer expose le processus de l'accumulation du capital social. Après Marx, il prend les deux sections de la production (section I, production de moyens de production ; section II, production de moyens de subsistance) imaginant au début dans la section I un capital constant de 120 000 et un capital variable de 50 000 (ce qui représente des milliers ou des millions de marks, bref une valeur en argent). Dans la section II il imagine un capital constant de 80 000 et un capital variable de 50 000. Les chiffres sont naturellement arbitraires mais leurs rapports sont importants, ils impliquent en effet des hypothèses économiques précises sur lesquelles s'appuie Bauer. Ainsi le capital constant dans les deux sections est plus élevé que le capital variable, rapport qui indique la grandeur du progrès technique. Cette prépondérance du capital constant par rapport au capital variable est cependant plus marquée dans la section I que dans la section II, puisque le rythme du progrès technique est généralement plus rapide dans la première. Enfin le capital total de la section 1 représente une somme plus élevée que le capital total de la section Il. Notons que ces hypothèses propres à Bauer méritent des éloges. parce qu'elles sont en accord avec les hypothèses de Marx. Voici pour le début.

Nous en arrivons maintenant à l'accumulation, qui commence ainsi : Bauer augmente les deux capitaux constants d'une même somme de 10 000 et les deux capitaux variables d'une même somme de 2 500 (loc. cit.). De ce fait les deux hypothèses économiques citées plus haut se trouvent immédiatement réduites à néant. En effet : 1º il est impossible que le capital total de la section II, qui est inférieur à celui de la section I, s'accroisse d'une même somme que ce dernier, parce qu'ainsi le rapport entre ces capitaux se trouverait modifié dans le sens d'un ralentissement de la productivité : les capitaux nouveaux ne peuvent absolument pas être répartis également dans les deux sections entre le capital constant et le capital variable parce que les capitaux d'origine n'avaient pas la même composition organique. Ici aussi Bauer bouleverse lui-même la base technique qu'il avait posée.

Bauer commence donc par abandonner arbitrairement ses propres hypothèses économiques dès la première phase de l'accumulation. Et pourquoi ? Simplement par amour des résultats arithmétiques, pour simplifier les opérations, additions et soustractions, et éviter de se perdre dans des calculs compliqués.

Après avoir exposé l'extension de la production ainsi obtenue, Bauer passe au deuxième acte décisif de l'accumulation. au fameux « saut périlleux », c'est-à-dire à la réalisation de la plus-value. Il s'agit de montrer comment se fait l'échange entre les masses de produits accrues de telle sorte l'on puisse passer à l'étape suivante de l'accumulation, c'est-à-dire à une nouvelle extension de là production. Nous sommes à la page 863.

Le problème consiste à échanger les deux masses de marchandises obtenues à la fin de la première année de la production : 220 000 moyens de production et 180 000 moyens de subsistance. Les choses se passent d'abord de la manière ordinaire : chaque section utilise, soit directement, soit en en échangeant une partie, la plus grande portion de ces masses de marchandises pour renouveler la capital usé et pour assurer la consommation de la classe capitaliste. C'est une procédure normale et Bauer ici ne s'écarte pas de Marx. Nous en arrivons maintenant au point délicat : à l'extension de la production pour l'année suivante, c'est-à-dire à l'accumulation. Bauer en introduit l'exposé par une phrase que nous avons déjà citée : « En outre les capitalistes veulent utiliser la plus-value accumulée la première année pour agrandir les fabriques déjà existantes ou pour en créer de nouvelles. » Nous n'avons plus à nous préoccuper de savoir si la « volonté » des capitalistes suffit - nous avons déjà répondu à cette question. Nous admettrons ici le point de vue de Bauer, que la volonté de l'homme est toute puissante, et nous nous contenterons d'examiner les opérations à travers lesquelles se manifeste la volonté souveraine des capitalistes.

Les capitalistes de la section I « veulent » donc, selon Bauer, réinvestir dans leur usine 12500 de leur plus-value. Pourquoi cette somme ? Parce que Bauer a précisément besoin de ce nombre pour avoir un calcul simple à faire. Eh bien, nous ne discuterons pas son choix, nous réclamerons simplement le droit de nous en tenir aux hypothèses de départ qu'il a lui-même choisies. Or les capitalistes de la section I ont décidé d'investir dans la production une partie de leur plus-value correspondant à 12 500, mais il leur arrive une mésaventure : après avoir déjà placé des marchandises pour une somme de 10 000 dans leur propre capital constant, une autre portion de marchandises pour la somme de 2 500 dans l'autre section pour acquérir en échange des moyens de subsistance pour les ouvriers additionnels qui travaillent dans leur usine agrandie, il leur reste des marchandises invendables pour une somme de 4666. Ils ont déjà pourvu à leur consommation personnelle, renouvelé leur capital usé, investi du capital nouveau pour l'extension de leur production dans des proportions qu'ils ont choisies en commun accord avec Bauer, et maintenant ils ont encore un « reste lourd à porter ». Que faire de ce reliquat de 4 666 ?

N'oublions pas cependant que les capitalistes « veulent » accumuler non seulement dans la section I, mais aussi dans la section II. Les capitalistes de la section II, bien que possédant un capital très inférieur, ont l'ambition d'investir la même somme de 12 500 et de la répartir de la même manière que ceux de la section I ; le désir ambitieux d'imiter leurs collègues plus riches les amène même à négliger les points de vue techniques. Quoi qu'il en soit, ils ont besoin pour cette extension d'une portion supplémentaire de moyens de production de la section I ; peut-être avons-nous là justement l'occasion de nous débarrasser du reliquat invendu de cette section ? Mais non cette nécessité avait déjà été prévue. L'agrandissement de la section II a déjà eu lieu « conformément au plan », au plan imaginé par Bauer. On ne pourrait glisser dans cette construction la moindre épingle supplémentaire. Et cependant il y a encore dans la section I un reliquat de 4 666 ! Qu'en faire ? « Où trouveront-ils un débouché ? » demande Bauer (loc. cit., p. 863). Il imagine une solution :

« Les capitalistes des industries de biens de consommation transfèrent une partie de la plus-value accumulée la première année dans les industries des moyens de production : soit qu'ils créent eux-mêmes des fabriques où seront produits des moyens de production - soit qu'ils remettent par l'intermédiaire des banques une partie de leur plus-value accumulée entre les mains des capitalistes de la section II pour y être investie ; soit enfin qu'ils achètent des actions de sociétés industrielles de moyens de production. Les industries des moyens de production vendent donc des marchandises d'une valeur de 4 666 au capital accumulé dans l'industrie des biens de consommation, mais investi dans l'industrie des moyens de production. Les industries des biens de consommation achètent donc non seulement des moyens de production pour une valeur de 85 334 (qui couvrent entièrement leurs propres besoins - R. L.) mais encore des moyens de production » (loc. cit., p. 863).

Voilà donc la solution : la section I vend le reliquat de 4 666 à la section Il, celle-ci ne l'investit pas dans sa production mais le « transfère » dans la section I, où elle l'utilise pour agrandir à nouveau le capital constant de I. Nous n'examinons pas ici le fait économique des « transferts » de plus-value de la section Il à la section I. Nous suivons ici Bauer aveuglément dans toutes ses démarches en nous préoccupant seulement de savoir s'il procède correctement au cours des opérations qu'il a choisies et s'il respecte ses hypothèses de base.

Les capitalistes de I « vendent » donc leur reste de marchandises de 4 666 aux capitalistes de II; ceux-ci l' « achètent » en transférant « une partie de la plus-value accumulée par eux » dans la section I. Mais halte ! Avec quoi l' « achètent »-ils ? Où est la « partie de la plus-value » destinée à payer l'achat ? Dans le tableau de Bauer nous n'en voyons pas la trace. La masse entière des marchandises de la section II a passé entièrement à la consommation de la classe capitaliste des deux sections ainsi qu'au renouvellement et à l'accroissement du capital variable (voir le calcul de Bauer à la page 86), à part un reliquat de 1 167. Cette somme de 1 167 correspondant à des biens de consommation est tout ce qui reste de la plus-value de la section II. Et ces 1 167 servent non pas même de « premier versement » pour l'achat des 4 666 moyens de production, mais Bauer les utilise comme capital variable pour les ouvriers supplémentaires exigés par les 4 666 moyens de production prétendument « achetés » ! Quel que soit l'angle sous lequel nous envisageons le problème, les capitalistes de II ont entièrement utilisé leur plus-value, ils ne trouveront pas un centime pour acheter le reliquat de 4 666 moyens de production.

D'autre part si cette vente avait véritablement eu lieu, nous devrions voir du côté de la section I la somme de 4 666 correspondant aux moyens de consommation échangés. Où sont-ils, et qu'en fait la section I ? Bauer ne nous en souffle pas mot. Ces mystérieux 4 666 correspondant aux biens de consommation qui auraient pourtant dû être échangés au cours de l' « achat » ont disparu sans laisser de trace. Ou alors devrions-nous nous imaginer l'opération de la manière suivante : peut-être les capitalistes de la section II ont-ils encore des capitaux de réserve qui ne sont pas indiqués dans le tableau, ils possèdent peut-être des dépôts à la Deutsche Bank, dont ils retirent maintenant une somme d'argent de 4666 destinée à payer les moyens de production ? Halte-là ! Si Bauer a inventé ce stratagème, s'il a construit des tableaux pour exposer le « capital social total » tout en gardant l'œil fixé vers des tiroirs secrets remplis de capitaux de réserve où il peut puiser lorsqu'il ne sait plus comment procéder aux échanges dans son tableau, alors il se moque vraiment des schémas de Marx ! Un capital social total est un capital social total ! On ne peut toucher à cette notion ni l'interpréter. Le terme inclut tout ce que la société possède de capital jusqu'au dernier centime, il comprend la Deutsche Bank avec ses dépôts, et la circulation doit se faire dans le cadre du schéma ; le comment et le pourquoi des opérations doit y être indiqué, ou alors le schéma entier et tous les calculs n'ont plus aucune valeur.

Nous concluons que les opérations des capitalistes de Bauer ne sont qu'un jeu oiseux ; ces messieurs feignent seulement de vendre et d'acheter entre eux ces 4 666 moyens de production, en fait il n'existe pas de moyens de paiement permettant cet achat ; lorsque les capitalistes de la section I remettent aux capitalistes de la section Il le reliquat invendu de la masse de marchandises, c'est un don charitable. Et les capitalistes de la section II répondent à cette largesse par un autre geste de générosité, pour ne pas être en reste : ils retournent immédiatement le cadeau à leurs collègues, en y ajoutant encore gratuitement leur propre reliquat de biens de consommation pour une valeur de 1 167 (dont ils ne savent pas non plus que faire) en leur tenant ce discours : voilà, bonnes gens, du capital variable pour mettre en mouvement vos machines excédentaires.

Ainsi Bauer, au dernier acte de l'accumulation (après que celle-ci ait été achevée « conformément au plan ») ajoute à la section I un surcroît de capital constant de 4 666 et de capital variable de 1 167. Et il ajoute en souriant, tourné vers le public : « Ainsi toute la valeur des produits des deux sphères, par conséquent aussi toute la plus-value, est réalisée » (loc. cit., p. 865).

« De la même manière on peut se convaincre, d'après le tableau IV, que non seulement la première année mais au cours de toutes les années suivantes la valeur totale des produits des deux sphères est vendue sans difficulté et que la plus-value tout entière est réalisée. L'hypothèse de la camarade Luxemburg, selon laquelle la partie de la plus-value accumulée ne peut être réalisée, est fausse. » (Loc. cit., p. 866.)

Le résultat est très satisfaisant, mais l'opération par laquelle on y a abouti l'est moins. Considérons froidement cette opération : lorsque les deux sections ont procédé à un échange de leur production sociale, afin de renouveler et d'élargir le capital, il y a dans la section I un reliquat invendable de moyens de production pour une valeur de 4 666 et dans la section II un autre reliquat invendable de biens de consommation pour une valeur de 1 167. Que faire de ces deux reliquats ? Peut-on d'abord les échanger, du moins pour une somme correspondant au reliquat le moins élevé ? Mais : il y aurait encore dans la section I un reliquat absolument invendable et nous aurions diminué les chiffres mais non pas l'embarras; et surtout : quel sens et quel but aurait économiquement parlant cet échange ? A quoi serviraient à la section I les biens de consommation ainsi acquis et destinés à des ouvriers supplémentaires puisqu'après l' « échange » ils n'auraient plus la quantité suffisante de moyens de production pour occuper ces ouvriers ? A quoi serviraient à la section II les nouveaux moyens de production ainsi acquis, puisqu'elle se serait justement défaite par cet échange des biens de consommation nécessaires aux ouvriers supplémentaires ? L'échange est donc impossible, les deux reliquats du schéma demeurent absolument invendables.

Pour se tirer d'affaire Bauer imagine ce tour de passe-passe : il feint une « vente » du reliquat de marchandises invendables de la section I à la section II sans nous révéler où la section Il trouve l'argent nécessaire à cet achat ; il fait entreprendre aux capitalistes de la section Il après cet « achat » fictif une démarche encore plus originale : ils quitteraient leur propre section et passeraient à l'autre section avec les moyens de production nouvellement acquis, y placeraient ces moyens de production comme capital, et enfin ils emporteraient dans cette expédition leur propre reliquat invendable de moyens de consommation pour l'investir comme capital variable dans la section qui n'est pas la leur.

On se demande pourquoi Bauer imagine cette transaction originale au lieu de laisser tout simplement les moyens de production excédentaires dans la section I, et de les y employer à élargir la production ce qui a lieu en fin de compte après les détours que l'on sait. Mais cette méthode serait pire car Bauer aurait l'embarras d'expliquer comment le capital variable nécessaire à cette extension et incarné dans les 1 167 biens de consommation pourrait passer de la section Il à la section I. Or ce passage ne peut se faire et l'utilisation totale des produits par la voie de l'échange est impossible alors Bauer fait un écheveau embrouillé d'opérations pour mélanger ces reliquats invendables, les plaçant après quelques détours dans la section I pour les utiliser au dernier acte de l'accumulation.

C'est là sans doute une idée très audacieuse. Marx avait le premier dans l'histoire de l'économie politique établi la distinction, exposée par les schémas, entre les deux sections de la production sociale. C'est une découverte fondamentale qui a placé le problème de la reproduction sociale sur une base nouvelle et a permis de l'étudier pour la première fois avec précision. Mais l'hypothèse sur laquelle reposent la distinction établie par Marx et son schéma est la nécessité de rapports exclusifs d'échange entre les deux sections, l'échange étant la forme caractéristique de l'économie capitaliste ou productrice de marchandises. Cette condition fondamentale, Marx la maintient également tout au long des opérations du schéma, comme il s'en tient rigoureusement à toutes ses hypothèses de base. Bauer arrive, et détruit au passage toute la construction de Marx, en « transférant » sans échange les marchandises d'une section à l'autre, et en faisant des tours de passe-passe avec les opérations du schéma.

Bauer se réclame du fait que le progrès technique fait croître la production de moyens de production au détriment de la production des biens de consommation, ce qui amènerait les capitalistes de la section Il à investir une partie de leur plus-value dans la section I sous différentes formes (par l'intermédiaire des banques, en achetant des actions ou en fondant eux-mêmes des sociétés). Soit. Mais tout « transfert » de plus-value accumulée d'une branche de la production dans l'autre n'est possible que sous forme de capital-argent : c'est la seule forme de capital absolue, neutre, elle seule permet la circulation sociale, elle est le véhicule des transformations dans la production sociale de marchandises. On ne peut pas acquérir des actions de mines de cuivre avec un lot de chandelles invendables, ou fonder une entreprise de constructions mécaniques avec un stock de bottes de caoutchouc laissées pour compte. Il fallait précisément montrer comment, grâce à l'échange universel, les marchandises capitalistes se transforment en capital-argent, qui seul permet le passage d'une branche de la production dans l'autre. Il est donc vain, quand l'échange est impossible, de vouloir « transférer » les produits invendables sans échange dans une autre section de la production.

Non moins cocasse est l'idée de Bauer d'obliger une section à « coopérer à l'investissement » dans l'autre section de la production. Les « sections » de Marx ne sont pas des listes où se trouvent indiqués les noms des entrepreneurs, mais des catégories économiques objectives. Si un capitaliste de la section Il emploie une partie de son capital-argent à « fonder une entreprise » et à accumuler dans la section I, cela ne signifie pas que la section des biens de consommation participe à la production de la section des moyens de production, ce qui serait une absurdité économique, mais qu'une même personne est à la fois agent dans les deux sections. Nous avons alors affaire, au point de vue économique, à deux capitaux dont l'un produit des moyens de production et l'autre des biens de consommation. Que ces deux capitaux appartiennent à une seule et même personne, que les plus-values des deux capitaux soient mélangées dans le même porte-monnaie, n'a aucune importance pour l'analyse des conditions sociales de la reproduction. C'est pourquoi l'échange reste la seule liaison entre les deux sections : ou alors en mélangeant comme Bauer, les deux sections en une bouillabaisse indistincte, on détruit la construction rigoureuse de Marx, résultat d'un effort séculaire de l'économie politique vers la clarté, et l'analyse du processus de la reproduction se dissout dans le chaos où un Say et d'autres esprits se livraient à leurs exercices charlatanesques.

Notons que Bauer lui-même part de l'hypothèse de la nécessité de l'échange. Il dit par exemple au début, en construisant ses tableaux : « C'est pourquoi, au cours de la deuxième année, la valeur des produits de l'industrie des biens de consommation doit se monter à 188 000, car les biens de consommation ne peuvent être échangés que contre l'équivalent de cette somme en argent. » (Loc. cit., p. 837.) Une fois ses tableaux achevés, lorsque l'accumulation doit se produire, il pose la question : « Qui achète ces marchandises ? » (Loc. cit., p. 863.) Bauer suppose donc qu'il pourra procéder à l'accumulation en se défaisant complètement de la masse sociale totale des marchandises grâce à un échange entre les deux sections. Mais à la fin, lorsqu'il reste dans chaque section après les différents échanges des portions de marchandises qui ne peuvent absolument pas être échangées, il a recours à des cadeaux mutuels que se feraient les deux sections et les fait intervenir l'une dans l'autre. Ainsi Bauer abandonne ses propres hypothèses et la condition fondamentale du schéma de Marx dès le début de ses tableaux. Prenons maintenant un troisième exemple.

Marx a établi ses schémas pour illustrer l'accumulation, en partant de l'hypothèse d'un rapport constant entre le capital variable et le capital constant, et d'un taux de plus-value fixe, même si le capital continue à s'accroître. Je montre dans mon livre que c'est cette hypothèse contraire à la réalité qui dans les schémas permet à l'accumulation de se poursuivre sans difficulté. Si l'on tenait compte du progrès technique, c'est-à-dire de la transformation de la composition organique du capital et de la croissance du taux de plus-value - écrivais-je - on éprouverait des difficultés insurmontables à exposer l'accumulation dans le cadre des schémas de Marx ; on verrait alors que le processus de l'accumulation ne peut se poursuivre dans les limites strictes des relations internes d'une industrie purement capitaliste.

Otto Bauer, à la différence de Marx, tient compte dans ses tableaux du progrès technique puisqu'il fait augmenter chaque année le capital constant deux fois plus vite que le capital variable. En outre, dans la suite de son exposé il attribue au progrès technique le rôle décisif dans le cycle des conjonctures. Mais nous constatons par ailleurs que Bauer, dans le même passage, suppose « pour simplifier son étude » un taux de plus-value fixe et invariable ! (Loc. cit., p. 835). L'analyse scientifique a certes le droit, pour simplifier son objet, de faire abstraction des conditions de la réalité ou d'en varier les combinaisons selon le but qu'elle se propose. Le mathématicien a le droit de réduire son équation ou de l'augmenter. Le physicien qui veut expliquer les vitesses relatives de la chute des corps peut faire des expériences dans le vide. L'économiste à son tour peut éliminer certaines conditions réelles de la vie économique pour les besoins de l'analyse. Dans tout le premier livre du Capital, Marx part de l'hypothèse ; que toutes les marchandises sont vendues à leur valeur; et : que les salaires correspondent à la valeur entière de la force de travail, hypothèse démentie à chaque instant par la réalité. Marx use de cette fiction pour montrer que l'exploitation capitaliste a lieu même dans les conditions les plus favorables aux ouvriers. C'est pourquoi son analyse ne perd rien de sa valeur scientifique, au contraire, grâce à cette hypothèse, il nous donne un moyen sûr d'estimer avec précision la pratique quotidienne et ses déviations.

Mais que dire d'un mathématicien qui multiplierait une moitié de son capital par deux sans toucher à l'autre moitié ou en la divisant par deux ? Que penser d'un physicien qui, pour comparer les vitesses relatives de la chute de corps différents, ferait certaines expériences dans l'air et d'autres sous vide ? Or Bauer procède ainsi. Marx, dans tous les schémas de la reproduction, suppose à vrai dire un taux de plus-value fixe, et cette hypothèse peut paraître à bon droit impropre à l'étude du problème de l'accumulation. Mais en faisant cette hypothèse et dans les limites de celle-ci, Marx a procédé avec conséquence : il a partout fait abstraction du progrès technique.

Les procédés de Bauer sont différents : il admet comme Marx un taux de plus-value fixe, mais suppose en revanche un progrès technique rapide et constant. D'après lui le progrès technique n'impliquerait pas une augmentation du taux de l'exploitation ; il pose donc à la fois deux conditions contradictoires qui s'annulent mutuellement. Puis il nous laisse libéralement le soin de recommencer nous-mêmes les opérations en prenant un taux de plus-value croissant dont il a « tout d'abord » fait abstraction, et de vérifier les résultats ; il affirme que même dans ce cas tout se passerait à la satisfaction générale. Il est regrettable que Bauer n'ait pas jugé bon de s'occuper lui-même de cette bagatelle au lieu d'interrompre ses calculs savants et de nous planter là sous prétexte d'obligations urgentes à l'endroit où la démonstration proprement dite de ses thèses allait commencer [1]. C'est la poursuite de ses calculs qui nous aurait donné une « preuve » arithmétique de la validité des affirmations de Bauer. Les résultats qu'il nous a fournis jusqu'à présent n'apportent aucune lumière à l'analyse scientifique, mais c'est un travail brouillon qui ne peut rien éclaircir ni rien prouver.

Je n'ai pas encore évoqué le contenu économique des tableaux de Bauer. J'ai seulement voulu éclairer par quelques exemples la méthode employée par Bauer et la manière dont il joue avec ses propres hypothèses. J'ai décrit en détail les opérations des schémas non pas pour me tailler un triomphe facile en mettant en lumière la gaucherie avec laquelle il procède dans ses calculs. Il aurait pu éviter bien des pierres d'achoppement s'il avait su construire plus adroitement ses tableaux, exercice où Tougan-Baranowsky était passé maître. Sans doute l'absence de difficultés ne prouverait-elle pas sa thèse. Ce qui est grave c'est sa façon de manier les schémas de Marx : la confusion qui règne dans les tableaux de Bauer trahit son incapacité de se servir des schémas de Marx. Le collègue « expert » de Bauer, Eckstein, peut bien lui reprocher sa « méconnaissance fondamentale des schémas de Marx », sa totale « incapacité d'opérer avec les schémas de Marx », etc. Je me contente d'insister sur ces quelques exemples non pas parce que je porte sur Bauer un jugement aussi impitoyable que son collègue austro-marxiste, mais pour répondre aux déclarations naïves de Bauer : « Rosa Luxemburg se borne à évoquer les éléments arbitraires des schémas de Marx. Nous préférons essayer d'illustrer plus convenablement la pensée de Marx et de conduire notre démonstration à l'aide d'un schéma libéré des éléments arbitraires. C'est pourquoi nous avons construit ici des schémas qui, une fois admise l'hypothèse de départ, ne contiennent plus aucun élément arbitraire mais les données numériques sont imposées par les règles de la nécessité » (Loc. cit., p. 837).

Que Bauer me le pardonne, mais après les échantillons montrés plus haut, je préfère m'en tenir à Marx sans corriger ses « éléments arbitraires ». Pour finir nous aurons encore l'occasion de voir la différence entre toutes les erreurs de Marx et les fautes de ses épigones, les « experts ».

Bauer ne se contente pas de me faire la leçon ; avec sa conscience habituelle, il veut expliquer mes déviations. Il a découvert la racine de mon erreur : « L'hypothèse de la camarade Luxemburg, selon laquelle la plus-value accumulée ne peut être réalisée, est donc fausse ». écrit-il après avoir entièrement résolu les problèmes de ses tableaux grâce aux opérations que l'on connaît. « Comment la camarade Luxemburg a-t-elle pu admettre cette fausse hypothèse ? » Et il donne une version surprenante des choses : « Dans notre hypothèse, les capitalistes achètent dès la première année les moyens de production qui seront mis en chantier la deuxième année grâce à l'apport supplémentaire de population ouvrière, et les capitalistes achètent des la première année les biens de consommation qu'ils vendront la deuxième année à la population ouvrière additionnelle. Si nous n'admettions pas cette hypothèse, la réalisation de la plus-value produite la première année serait en effet impossible l'année suivante. »

Il ajoute encore :

« Rosa Luxemburg croit que la partie de la plus-value accumulée ne peut être réalisée. En fait elle ne peut être réalisée la première année si les éléments matériels du capital productif supplémentaire sont achetés seulement la deuxième année. » (Loc. cit., p. 866.)

Voilà donc la clé de mon erreur. Je ne savais pas que, si l'on veut ouvrir et faire fonctionner une usine en 1916, il faut dès 1915 construire les bâtiments, acheter les machines et les matières premières et avoir déjà en réserve les biens de consommation pour les ouvriers que l'on devra embaucher. J'imaginais que l'on ouvrait d'abord une usine et qu'on achetait ensuite le terrain pour la bâtir, qu'on embauchait d'abord les ouvriers et que l'on semait ensuite le grain qui servirait à cuire leur pain ! En vérité c'est grotesque. et encore plus du fait que de telles révélations sont publiées dans l'organe scientifique du marxisme.

Otto Bauer croit donc vraiment que les formules de Marx ont un rapport avec les « années » et le brave homme s'efforce de populariser cette thèse en deux pages imprimées, en utilisant tout un arsenal de lettres latines et grecques. Mais les schémas de l'accumulation du capital construits par Marx n'ont aucun rapport avec les années du calendrier. Ce qui importe chez Marx ce sont les métamorphoses économiques des produits et l'enchaînement de ces métamorphoses ; c'est l'ordre de succession des processus économiques dans le monde capitaliste : production échange -consommation, puis à nouveau production-échange-consommation et ainsi de suite indéfiniment. Comme tous les produits passent nécessairement par la phase de l'échange, qui est le seul lien entre les producteurs, le moment où les marchandises sont réalisées en argent importe peu pour le profit, et pour l'accumulation, mais ce qui compte ce sont deux faits essentiels :

Il est impossible à l'ensemble de la classe capitaliste comme à n'importe quel capitaliste individuel d'entreprendre aucune extension de la production sans avoir de débouché élargi. Or le problème se posait ainsi : où la classe totale des capitalistes trouvera-t-elle des débouchés croissants, qui seuls permettront l'accumulation ? Et Bauer donne finalement une réponse explicite :

« En réalité la plus-value accumulée est réalisée au sein de la société capitaliste. La réalisation s'accomplit graduellement, étape par étape. Par exemple les moyens de subsistance utilisés la deuxième année à l'entretien des ouvriers supplémentaires sont généralement produits au cours de la première année, et les producteurs les vendent aux grands négociants. Une partie de la plus-value incarnée dans ces moyens de subsistance est donc réalisée dès la première année. La réalisation de l'autre partie de cette plus-value a lieu ensuite, lorsque ces moyens de subsistance sont vendus par le marchand de gros au détaillant, puis par ce dernier aux ouvrier. ? - en ce sens notre schéma donne une image fidèle de la réalité. » (Loc. cit., p. 868.)

Ici au moins Bauer donne un exemple concret de la façon dont il imagine la réalisation de la plus-value, qu'il s'agisse de la première ou de la seconde année : celle-ci consiste dans la vente des moyens de subsistance par le producteur au marchand de gros, dans la vente faite par ce dernier au détaillant et enfin par le détaillant aux ouvriers « supplémentaires ». Ce sont donc en fin de compte les ouvriers qui aident le capitaliste à réaliser sa plus-value et à la transformer en espèces sonnantes. « En ce sens » le schéma de Bauer reflète fidèlement le point de vue du capitaliste individuel et de son Sancho Pança, l'économiste bourgeois vulgaire.

Certes il importe peu au capitaliste individuel que le client s'appelle Dupont ou Durand, qu'il s'agisse d'ouvriers ou d'un autre capitaliste, de compatriotes ou d'étrangers, de paysans ou d'artisans. Le capitaliste individuel empoche le profit quel que soit l'acheteur des marchandises ; les entrepreneurs des industries de biens de consommation s'enrichissent aussi bien par la vente de leurs marchandises aux ouvriers que les entrepreneurs des industries de luxe par la vente des dentelles, de l'or et des diamants aux clientes de la haute société. En voyant pourtant Bauer étendre la portée de cette constatation banale, qui s'applique à l'entrepreneur isolé, au capital total sans même s'en apercevoir, et se montrer incapable de distinguer les conditions de la reproduction du capital individuel, on se demande pourquoi Marx a écrit le deuxième livre du Capital. En effet ce volume contient le point essentiel de la théorie de Marx sur la reproduction, la découverte décisive de cette « œuvre étonnante », selon l'expression du collègue de Bauer, Hilferding : la distinction fondamentale établie pour la première fois par Marx à partir du chaos de contradictions et des essais hésitants de Quesnay et d'Adam Smith et de leurs disciples et vulgarisateurs, entre les deux catégories du capital individuel et du capital social total et de leurs mouvements. A partir de cette théorie vérifions les idées de Bauer même avec les moyens les plus simples.

Où les ouvriers prennent-ils l'argent grâce auquel ils réaliseront la plus-value du capitaliste par l'achat des moyens de subsistance ? L'entrepreneur isolé se moque éperdument de savoir d'où son client tire l'argent pourvu qu'il en ait, même s'il s'agit d'argent donné, volé ou tiré de la prostitution. Mais la classe entière des capitalistes sait de manière certaine que les ouvriers ne reçoivent que de leurs mains, sous forme de salaires, les moyens de satisfaire leurs besoins vitaux en échange de leur force de travail. Ces moyens, nous l'avons vu, ils les reçoivent, conformément aux conditions de la production marchande moderne, sous une double forme : sous forme d'argent; sous forme de marchandises ; dans ce circuit l'argent revient toujours à son point de départ : les caisses de la classe capitaliste. Cette circulation du capital variable épuise entièrement le pouvoir d'achat des ouvriers, leurs relations d'échange avec les capitalistes se bornent à ces opérations. Si la classe ouvrière se voit allouer des moyens de subsistance, cela ne signifie pas, du point de vue de la société, que la classe capitaliste réalise la plus-value, mais qu'elle avance du capital variable sous forme de marchandises (salaires réels) ; elle récupère en argent son propre capital de la période précédente pour une somme exactement équivalente. La prétendue réalisation de la plus-value consisterait donc, selon la recette de Bauer, dans l'échange incessant par la classe capitaliste d'une portion du nouveau capital sous forme de marchandises contre une portion égale en argent de son propre capital acquis précédemment. Certes, la classe capitaliste opère constamment ces transactions dans la réalité, surtout parce qu'elle se trouve dans la triste obligation d'allouer une partie du produit total à la classe ouvrière pour son entretien, afin que celle-ci produise en échange une nouvelle plus-value sous forme de marchandises. Mais la classe capitaliste n'a encore jamais prétendu « réaliser » sa plus-value antérieure à l'aide de cette opération. Cette découverte était réservée à Bauer [2].

Au reste Bauer lui-même a le sentiment obscur que la transformation de la plus-value en capital variable représente tout autre chose que la « réalisation de la plus-value ». Ainsi il n'en parle pas tant qu'il traite du renouvellement du capital variable à la même échelle. C'est seulement lorsqu'il s'agit des « ouvriers supplémentaires » qu'il se livre à ses tours de passe-passe. Les ouvriers employés de longue date touchent tout simplement des salaires, d'abord en argent, puis sous forme de moyens de subsistance ; ils produisent en contrepartie de la plus-value. En revanche les ouvriers nouvellement embauchés à l'occasion de l'agrandissement de l'usine accomplissent un tour de force : ils « réalisent » la plus-value pour les capitalistes ; voici comment : en échange du salaire en argent versé par les capitalistes, ils achètent à ces mêmes capitalistes des moyens de subsistance. Les ouvriers ne réalisent en général que pour eux-mêmes leur propre marchandise - la force de travail - et font assez pour le capital en produisant pour lui de la plus-value. Mais des qu'on appelle ces ouvriers « supplémentaires » ils doivent accomplir ce double miracle : produire de la plus-value sous forme de marchandises ; et réaliser cette plus-value en argent.

Nous voilà donc arrivés heureusement aux concepts élémentaires du processus de la reproduction qui constituent l'introduction au deuxième livre du Capital. La mission de Bauer est manifeste : non seulement il expliquera le deuxième volume de Marx mais encore il devra « libérer » les exposés de Marx de leurs contradictions et de leurs « éléments arbitraires », et « exprimer convenablement la pensée de Marx ».

Bauer termine la partie générale de sa critique de mon livre par le passage suivant :

« La camarade Luxemburg croit que les marchandises où s'incarnent ά + β (pour les profanes : les marchandises qui recèlent la plus-value destinée à la capitalisation - R. L.) doivent être vendues hors du monde capitaliste pour que puisse s'accomplir la réalisation de la plus-value matérialisée en elles. Or de quelle catégorie de marchandises s'agit-il ? Des moyens de production dont les capitalistes ont besoin pour accroître leur appareil de production et des biens de consommation qui servent à l'entretien de la population ouvrière accrue. »

Et Bauer s'écrie, stupéfait de mon peu d'intelligence :

« L'exportation massive de marchandises hors du monde capitaliste rendrait impossible l'année suivante la production à une échelle élargie ; on ne pourrait se procurer ni les moyens de production nécessaires à l'extension de l'appareil de production ni les moyens de subsistance nécessaires à l'entretien de la population ouvrière accrue. Si cette partie de la plus-value disparaissait du marché capitaliste, l'accumulation n'en serait pas pour autant rendue possible, comme le croit Rosa Luxemburg, au contraire toute accumulation serait impossible. » (Loc. cit., p. 868, souligné par Bauer.)

Il répète encore catégoriquement à la fin de l'article :

« On ne peut vendre à des paysans ou à des petits-bourgeois des colonies la partie du surproduit accumulée où s'incarne la plus-value, parce qu'on en a besoin dans la métropole capitaliste pour agrandir l'appareil de production. » (Loc. cit., p. 873.)

Ciel ! On reste confondu devant de telles idées et une telle critique. Quelle innocence en matière économique ! Nous rejoignons le niveau de ce brave von Kirchmann, nous retrouvons la confusion de Voronzow. Bauer croit donc sérieusement que si les marchandises capitalistes sont « exportées en masse » dans des pays ou à des couches sociales non capitalistes, elles disparaissent complètement comme englouties par les flots, laissant un vide béant dans l'économie capitaliste ! Il n'a pas songé dans son étude appliquée du schéma de Marx à ce fait, connu aujourd'hui même des enfants : que les marchandises exportées ne sont pas détruites mais échangées contre d'autres marchandises vendues par ces pays ou par ces couches sociales non capitalistes ; ces marchandises fournissent l'économie capitaliste de nouveaux moyens de production et de subsistance. Il fait une description pathétique de ce qui selon lui serait tout à fait nuisible au capital, et qui provient uniquement de mon imagination aveuglée : or il s'agit en fait d'une réalité quotidienne qui se poursuit à travers toute l'histoire du capitalisme.

Car c'est là un phénomène étonnant. Depuis 1820 jusqu'aux années 1860, le capitalisme anglais ne cessait d' « exporter en masse » en Amérique du Nord et du Sud, pays non encore capitalistes à l'époque. ses propres moyens de production : charbon et fer ; l'Angleterre ne s'effondrait pas pour autant, au contraire elle connaissait une prospérité nouvelle, recevait de cette même Amérique du coton, du sucre, du riz, du tabac et plus tard des céréales. Le capitalisme allemand « exporte en masse » aujourd'hui avec enthousiasme en Turquie non capitaliste ses machines, ses barres de fer, ses locomotives, ses produits textiles ; loin de s'effondrer, il s'apprête au contraire à mettre le feu aux quatre coins du monde uniquement pour acquérir le monopole de ces « mauvaises » affaires et pour les poursuivre à une échelle plus vaste. Pour s'ouvrir le marché de la Chine non capitaliste, pour y « exporter en masse » leurs marchandises, l'Angleterre et la France ont mené pendant trois décennies des guerres sanglantes en Asie, et le capital européen uni a entrepris, à la fin du XIX° et au début du XX° siècle une croisade internationale contre la Chine. En outre, nous voyons se produire chaque jour, sous notre nez, dans tous les pays d'Europe, des échange avec les paysans et les artisans, c'est-à-dire avec les producteurs non capitalistes ; ce phénomène est, comme chacun sait, une condition d'existence primordiale pour l'industrie capitaliste. Et Otto Bauer nous révèle soudain que si les capitalistes « exportaient en masse », dans les milieux non capitalistes des marchandises qu'ils ne consomment pas eux-mêmes ou que leurs ouvriers ne consomment pas, toute accumulation serait impossible ! Alors que le développement capitaliste serait, au contraire, historiquement impossible, si le capital depuis le début avait dû se contenter des moyens de production et de consommation qu'il produit lui-même.

C'est ainsi que l'on s'enferre dans une théorie spécieuse. C'est un trait caractéristique, valable aussi bien pour la théorie que pour la pratique, de l'école des « épigones experts » du marxisme qu'ils perdent tout sens de la réalité en s'enfonçant dans l'abstraction des schémas, nous en verrons des confirmations par la suite ; plus ils s'avancent hardiment dans les brumes de la théorie, plus ils trébuchent sur des réalités évidentes de la vie.

Nous en avons fini à présent avec les préliminaires de Bauer et nous avons appris à connaître ses méthodes et sa manière de procéder. Il nous reste à examiner l'essentiel : sa théorie de la population.


Notes

[1] Pannekoek, après avoir construit ses tableaux en supposant dans ses calculs une extension rapide du capital et un taux de plus-value fixe, écrit : « On pourrait opérer de manière analogue en tenant compte d'une élévation progressive du taux d'exploitation. » (Bremer Bürgerzeitung, 29 janvier 1913.) Mais il laisse lui aussi au lecteur le soin de faire les calculs.

[2] Un petit « expert » de la Dresdener Volkszeitung (n° du 22 janv. 1913) a découvert une solution géniale au problème de l'accumulation : « Chaque mark supplémentaire gagné par l'ouvrier, écrit-il, crée la possibilité d’un nouveau placement de capital correspondant à 10 marks ou davantage ; de cette manière la lutte de classe crée le marché pour la plus-value et permet l'accumulation du capital dans son propre pays. » Quelle Ingéniosité ! Si un expert de cet acabit a l'idée d'écrire « cocorico » au beau milieu de ses réflexions économiques, un organe social-démocrate en fera sûrement son éditorial. Les rédacteurs, surtout ceux qui ont une formation universitaire, et qui passent leur temps à faire avancer l'histoire du monde dans les salles de séance et les couloirs du Parlement, ont mieux à faire que de s'asseoir à une table pour lire des ouvrages théoriques et se former un jugement sur les problèmes nouveaux qui se présentent. Il est plus commode d'en charger n'importe quel petit rédacteur de notices qui fait les comptes rendus économiques en compilant les éditions anglaises, américaines ou autres annuaires statistiques.


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