1913

R. Luxemburg répond aux critiques de "l'Accumulation du Capital"...


Critique des critiques

Rosa Luxemburg

1


Habent sua fata libelli - les livres ont leur destin. En écrivant l'Accumulation, j'étais parfois tourmentée par la pensée que tous ceux qui s'intéressent à l'aspect théorique de la doctrine marxiste trouveraient évidentes, comme allant de soi, les idées que je cherche à exposer et à prouver avec tant de conscience. J'imaginais que personne n'avait envisagé les choses différemment ; que cette solution du problème était la seule possible et la seule concevable. Le résultat fut tout autre : un grand nombre de critiques dans la presse social-démocrate ont déclaré que j'avais manqué mon livre à sa base même, car il n'y a selon eux aucun problème à résoudre dans ce domaine ils ont vu en moi la victime d'un simple malentendu. Il y a plus à la parution de mon livre se sont produits des événements assez inhabituels. Le compte rendu publié dans le Vorwärts du 16 février 1913 surprend, par son ton et son contenu, même les lecteurs peu familiarisés avec cette matière, et il frappe d'autant plus que le livre critiqué présente un caractère purement théorique, ne contient de polémique contre aucun marxiste vivant, s'en tenant au contraire à une objectivité rigoureuse.

Ce n'était pas assez. Les autorités lancèrent une campagne, qui fut menée en particulier par l'organe central du parti, avec un zèle étrange contre ceux qui avaient parlé favorablement du livre. C'est un fait sans exemple et presque comique : à propos de l'étude théorique d'un problème difficile, purement scientifique, toute la rédaction d'un quotidien politique - dont deux membres tout au plus ont pu lire le livre - rend un jugement collectif, déniant toute compétence dans les questions d'économie politique à des hommes tels que Franz Mehring et J. Karski, et désigne comme « experts » ceux-là seuls qui ont refusé tout mérite à mon livre !

Jamais que je sache dans la littérature du Parti depuis ses origines, une œuvre nouvelle n'avait connu un tel sort, et pourtant les maisons d'édition social-démocrates n'ont pas toujours publié que des chefs-d'œuvre dans les dernières décennies. Ce qui est curieux dans cette opération, c'est que, manifestement, d'autres passions que celle de la « science pure » ont été touchées par mon ouvrage. Cependant, pour émettre un jugement correct il faut d'abord connaître la matière dont on parle, du moins pour l'essentiel.

De quoi traite ce livre si violemment attaqué ? Le sujet en paraît assez rébarbatif aux lecteurs, à cause d'une adjonction en elle-même accessoire : les formules mathématiques qui y sont largement utilisées. Or dans les critiques de l'ouvrage, la plus grande importance est accordée à ces formules et certains de mes censeurs ont même entrepris pour mon édification personnelle d'établir de nouvelles formules encore plus compliquées, dont le seul aspect donnerait le frisson à un individu normal. Nous verrons plus loin que ce n'est pas par hasard que les experts aiment les schémas mathématiques, mais que cette prédilection est en rapport étroit avec leur point de vue sur le sujet. Cependant le problème de l'accumulation en lui-même est d'une nature purement économique et sociale, il n'a rien à faire avec des formules mathématiques, et l'on peut l'exposer et le comprendre sans leur secours. Sans doute Marx a-t-il construit des schémas mathématiques dans la partie du Capital consacrée à la reproduction du capital social total, comme l'avait fait, un siècle avant lui, Quesnay, créateur de l'école des physiocrates et fondateur de l'économie politique comme science exacte, mais ces deux tableaux servaient simplement à faciliter l'exposé du problème et à le rendre plus clair. Marx et Quesnay ont voulu également mettre en évidence le fait qu'en dépit de son aspect et du règne apparent de l'arbitraire individuel, la vie économique de la société bourgeoise est régie dans ses rapports par des lois aussi bien que les phénomènes physiques. Comme mes thèses sur l'accumulation se fondaient sur l'exposé de Marx, qu'elles discutaient et critiquaient en même temps - en effet, dans la question de l'accumulation Marx n'a pas été au-delà de la construction des schémas et n'a fait qu'en esquisser l'analyse, et c'est à partir de là que j'ai entrepris mon travail critique - je devais naturellement entrer dans le détail des schémas. D'une part je n'avais pas le droit de les éliminer arbitrairement de l'exposé de Marx, et d'autre part je voulais précisément montrer ce que sa démonstration avait d'insuffisant.

Essayons à présent de saisir le problème sous sa forme la plus simple sans nous embarrasser des formules mathématiques. Le processus de la production capitaliste est dominé par le profit. Pour chaque capitaliste la production n'a de sens et de but que si elle lui permet d'empocher tous les ans un « bénéfice net », c'est-à-dire le profit qui subsiste après déduction des frais de renouvellement du capital, Mais la loi fondamentale de la production capitaliste, à la différence de toute autre forme économique fondée sur l'exploitation, n'est pas simplement la poursuite d'un profit tangible, mais d'un profit toujours croissant. A cette fin le capitaliste, à la différence essentielle des autres types historiques de l'exploiteur, utilise le bénéfice qu'il tire de l'exploitation, non pas exclusivement ni même d'abord pour son luxe personnel, mais toujours davantage pour augmenter le taux de l'exploitation. La plus grande partie du profit obtenu devient du capital nouveau et sert à élargir la production. Le capital s'amoncelle ainsi, il est, selon l'expression de Marx, « accumulé » et - condition première aussi bien que conséquence de l'exploitation - la production capitaliste s'élargit indéfiniment.

Pour obtenir ce résultat, la volonté des capitalistes ne suffit pas. Le processus est lié à des conditions sociales objectives que l'on peut présenter brièvement ainsi :

Tout d'abord, pour que l'exploitation soit possible, il doit y avoir des forces de travail en quantité suffisante. Une fois le mode de production capitaliste instauré dans l'histoire et suffisamment consolidé, le capital y pourvoit par le mécanisme même de cette production. Il y parvient : en permettant - mais en permettant seulement - aux ouvriers qu'il emploie de vivre plus ou moins bien grâce à leur salaire pour être à nouveau exploités, et d'augmenter leur nombre par la reproduction naturelle. en créant une armée de réserve du prolétariat industriel toujours disponible par la prolétarisation constante des couches moyennes et par la concurrence constituée par la machine dans la grande industrie.

Cette condition une fois remplie, quand il y a donc un matériel d'exploitation toujours disponible sous forme de prolétariat et quand le mécanisme de l'exploitation est réglé à son tour par le système du salaire, un nouveau facteur fondamental de l'accumulation capitaliste entre en jeu : la possibilité permanente de vendre les marchandises produites par les ouvriers pour récupérer sous forme d'argent aussi bien les frais du capitaliste que la plus-value extorquée aux ouvriers.

« La première condition de l'accumulation est que le capitaliste ait réussi à vendre ses marchandises et à transformer à nouveau en capital la plus grande partie de l'argent ainsi obtenu » (Capital, 1.1, chap. 7, introduction).

Pour que l'accumulation se produise et se poursuive en un processus ininterrompu, il faut au capital des possibilités toujours accrues de débouchés pour les marchandises. La condition fondamentale de l'exploitation, nous l'avons vu, est créée par le capital lui-même. Dans le premier livre du Capital, Marx a analysé et décrit en détail ce processus. Mais que savons-nous des possibilités de réaliser le produit de l'exploitation, autrement dit des possibilités de débouchés ? De quoi dépendent-elles ? Le capital est-il en mesure ? Le mécanisme même de la production permet-il d'élargir les débouchés conformément à ses besoins, comme il adapte le nombre des forces de travail à ses besoins ? Il n'en est rien. C'est ici que se manifeste la dépendance du capital à l'égard des conditions sociales. La production capitaliste a en commun avec les autres modes historiques de production - malgré des différences essentielles et bien qu'en dernier ressort elle n'ait en vue qu'un seul but : le profit - la nécessité objective de satisfaire tous les besoins matériels de la société ; elle ne peut atteindre son but subjectif (le profit) que dans la mesure où elle remplit cette tâche objective. Les marchandises capitalistes ne peuvent être vendues, le profit qu'elles recèlent ne peut être réalisé en argent que dans la mesure où ces marchandises répondent au besoin de la société. L'élargissement constant de la production capitaliste, c'est-à-dire l'accumulation constante du capital dépend donc d'une extension également constante du besoin social.

Mais qu'est-ce que le besoin social, peut-on le définir plus exactement, le mesurer en quelque sorte, ou bien devons-nous nous contenter de ce concept vague ?

Le phénomène reste insaisissable si on le considère tel qu'il se manifeste à la surface de la vie économique, dans la pratique quotidienne, si on l'examine du point de vue du capitaliste isolé. Un capitaliste produit et vend des machines. Ses acheteurs sont d'autres capitalistes qui lui achètent ses machines pour fabriquer selon le mode de production capitaliste d'autres marchandises. Le premier fabricant vendra donc ses marchandises d'autant plus facilement que les autres capitalistes élargiront leur production. Il pourra accumuler à un rythme d'autant plus rapide que les autres accumuleront dans leur propre branche de production. Dans cet exemple le « besoin social » auquel est soumis notre capitaliste serait le besoin des autres capitalistes ; l'extension de sa production dépendrait de l'élargissement de la leur. Un autre capitaliste produit et vend des moyens de subsistance pour les ouvriers. Il les écoulera d'autant mieux, il pourra accumuler d'autant plus de capital qu'il y aura plus d'ouvriers employés par d'autres capitalistes et dans sa propre fabrique, plus la production et l'accumulation des autres capitalistes sera considérable. Mais d'où vient que les « autres » peuvent élargir leur entreprise ? Apparemment cet élargissement dépend du fait que les « premiers » capitalistes, par exemple les producteurs de machines ou de moyens de subsistance, achètent en quantité toujours plus grande les marchandises des « autres ». Le « besoin social » auquel est soumise l'accumulation capitaliste semble donc, lorsqu'on examine la chose de plus près, identique à l'accumulation capitaliste elle-même. Plus le capital accumule, plus il accumule - la conclusion de l'examen paraît être une tautologie ou un cercle vicieux. On ne voit pas d'où part l'impulsion initiale. Nous tournons en rond et le problème nous échappe quand nous voulons le saisir. Les choses se passent bien ainsi dans la réalité, mais seulement si nous nous plaçons au point de vue du capital individuel, si nous restons à la surface du marché : c'est la perspective préférée des économistes vulgaires [1].

Mais les contours se dessinent dès que nous considérons la production capitaliste dans son ensemble du point de vue du capital total, qui est le seul point de vue finalement juste et déterminant. Marx expose pour la première fois systématiquement cette vue globale dans le deuxième livre du Capital, bien qu'il ait implicitement fondé sur elle sa théorie tout entière.

En fait, l'existence autonome du capital individuel n'est qu'une forme extérieure, elle constitue la surface de la vie économique, et seul l'économiste vulgaire y voit l'essence des choses et la source unique de la connaissance. Cette surface et les oppositions de la concurrence voilent le caractère d'unité sociale que revêtent ensemble les capitaux individuels, dont l'existence et le mouvement sont régis par des lois sociales communes masquées au regard des capitalistes isolés par le désordre et l'anarchie du système actuel et opérant à leur insu au travers de déviations multiples.

En découvrant le caractère global de la production capitaliste nous saisirons bientôt le besoin social comme une grandeur tangible qui se divise concrètement.

Imaginons qu'on entasse chaque année en un grand monceau toutes les marchandises produites par la société capitaliste, et dont la masse entière devrait être utilisée. Ce magma informe de marchandises se divise tout naturellement en plusieurs grandes portions de différentes catégories aux destinations différentes.

Dans toutes les formes de sociétés et à toutes les époques la production devait pourvoir à deux sortes de besoins d'une manière ou d'une autre. Il fallait premièrement nourrir et vêtir les hommes et satisfaire par des biens matériels tous les autres besoins d'une société civilisée. Il fallait en résumé produire des moyens de subsistance au sens le plus large de ce terme pour toutes les couches sociales de la population et toutes les catégories d'âge. Deuxièmement toutes les formes de production devaient, pour permettre à la société de continuer à vivre et assurer la poursuite du travail, fournir au fur et à mesure de nouveaux moyens de production pour remplacer ceux qui avaient été usés : matières premières, outils, bâtiments, etc. Sans la satisfaction de ces deux besoins fondamentaux de toute société humaine, la civilisation et le progrès eussent été impossibles ; la production capitaliste doit, elle aussi, répondre à ces exigences élémentaires, même à travers l'anarchie du système, en tenant compte des intérêts et du profit.

Dans l'amoncellement indifférencié de marchandises capitalistes que nous avons imaginé nous trouverons donc d'abord une grande portion de marchandises correspondant au renouvellement des moyens de production usés l'année précédente. Il s'agit de matières premières, de machines, de bâtiments neufs... etc. (ou encore, selon l'expression de Marx, de « capital constant »)fournis ou fabriqués par les divers capitalistes les uns pour les autres ; ceux-ci doivent les échanger entre eux pour que la production se poursuive dans chaque entreprise à la même échelle. Les entreprises capitalistes fournissant elles-mêmes (selon notre hypothèse) les moyens de production nécessaires à la marche de l'ensemble du travail social, l'échange des marchandises sur le marché est en quelque sorte une affaire interne concernant les seuls capitalistes entre eux. L'argent nécessaire à cet échange multilatéral de marchandises vient de la classe capitaliste elle-même, puisque chaque entrepreneur doit disposer à l'avance pour sa fabrique du capital-argent correspondant et cet argent retourne naturellement, une fois l'échange accompli, à la classe capitaliste.

Si nous ne considérons ici que le renouvellement des moyens de production à la même échelle que l'année précédente, la même somme d'argent suffira bon an mal an à permettre périodiquement aux capitalistes de s'acheter réciproquement des moyens de production, et cette somme reviendra toujours, après un temps d'arrêt, dans leur poche.

La deuxième grande section de la masse de marchandises capitalistes doit comprendre, comme dans toute société, les moyens de subsistance de la population. Comment, dans la société capitaliste, la population est-elle structurée et comment acquiert-elle ses moyens de subsistance ? Deux phénomènes fondamentaux caractérisent le mode de production capitaliste : premièrement : l'échange général de marchandises, ce qui signifie que personne dans la population n'obtient le moindre moyen de subsistance sans posséder les moyens de l'acheter, c'est-à-dire l'argent ; deuxièmement : le système capitaliste des salaires, c'est-à-dire un rapport selon lequel la grande masse de la population laborieuse n'acquiert les moyens de paiement pour l'achat des marchandises qu'en vendant au capital sa force de travail, et où la classe possédante n'acquiert ses moyens de subsistance qu'en exploitant ce rapport. La production capitaliste implique donc par elle-même deux grandes classes de population : les capitalistes et les ouvriers, qui sont dans une position fondamentalement différente quant à la répartition des moyens de subsistance. Même si les capitalistes individuellement se préoccupent peu du sort des ouvriers, il faut au moins assurer leur nourriture, maintenir intacte leur force de travail afin de pouvoir en continuer l'exploitation aux fins du capital. De la masse totale des marchandises qu'ils auront produites. les ouvriers se verront allouer chaque année par la classe capitaliste une certaine quantité de moyens de subsistance déterminée très précisément en fonction des possibilités de leur emploi dans la production. Les ouvriers reçoivent de leurs employeurs un salaire sous forme d'argent qui leur permet d'acheter des marchandises. Par le système de l'échange, la classe ouvrière reçoit donc chaque année en contrepartie de sa force de travail une certaine somme d'argent qu'elle échange ensuite contre une portion de la masse de marchandises -elle-même propriété des capitalistes - sous forme de moyens de subsistance ; la quantité de moyens de subsistance qui lui est allouée dépend du degré de civilisation et de l'état de la lutte des classes. L'argent qui sert de véhicule à ce deuxième grand échange social est également fourni par la classe capitaliste : chaque capitaliste doit avancer, pour faire marcher son entreprise, ce que Marx appelle le « capital variable », c'est-à-dire le capital-argent nécessaire à l'achat de la force de travail. Mais quand les ouvriers ont acheté ici et là les moyens de subsistance indispensables à leur entretien personnel et à celui de leur famille, cet argent revient entièrement, à un sou près. aux capitalistes dans leur ensemble comme classe sociale : ce sont des entrepreneurs capitalistes qui vendent aux ouvriers les moyens de subsistance. Venons-en maintenant à la consommation des capitalistes eux-mêmes. Avant tout échange, la classe capitaliste possède ses moyens de subsistance comme faisant partie de la masse de marchandises en vertu du rapport capitaliste selon lequel toutes les marchandises - à l'exception de la force de travail - sont a priori la propriété du capital. Sans doute les moyens de subsistance « de luxe » n'appartiennent-ils a priori, précisément parce que ce sont des marchandises, qu'à des petits capitalistes privés dispersés, et sont-ils la propriété privée de chaque capitaliste individuel. Pour que la classe capitaliste accède à la jouissance de la masse de moyens de subsistance dignes d'elle. il faut que se produise - comme pour le capital constant - un échange général, un passage de main en main, à l'intérieur de la classe capitaliste. Cet échange social se fait lui aussi par le véhicule de l'argent, et la somme nécessaire est mise en circulation par les capitalistes eux-mêmes ; il s'agit, cette fois encore, comme pour le renouvellement du capital constant, d'une affaire interne de famille, concernant la classe des capitalistes. Et ici encore, l'échange accompli, la somme avancée retourne à la classe entière des capitalistes. Le même mécanisme de l'exploitation capitaliste qui règle le système général des salaires assure effectivement chaque année aux capitalistes la portion de moyens de subsistance qui leur est due, y compris le luxe nécessaire. Si les ouvriers ne produisaient que la quantité de moyens de subsistance indispensables à leur entretien personnel, leur travail serait du point de vue capitaliste une absurdité. Leur travail n'a de sens que s'ils pourvoient non seulement à leur entretien - dans une mesure déterminée par leur salaire - mais encore à l'entretien de « ceux qui leur donnent du pain », c'est-à-dire s'ils créent pour le capitalisme ce que Marx appelle de la « plus-value ». Et cette plus-value doit servir entre autres choses à assurer l'entretien indispensable de la classe capitaliste et son luxe - comme c'était déjà le cas auparavant pour toutes les classes d'exploiteurs. Les capitalistes n'ont plus alors, en échangeant entre eux des marchandises correspondantes et en avançant les sommes nécessaires à cet échange, que la tâche pénible d'assurer à leur propre classe une existence austère et pleine de privations, ainsi que leur reproduction naturelle !

Voilà donc deux grandes parties de notre monceau de marchandises : la première comprenant les moyens de production pour le renouvellement du processus de travail, et la seconde, les moyens de subsistance destinés à l'entretien de la population, ou plus précisément de la classe ouvrière d'une part et de la classe capitaliste d'autre part.

Notons en passant que notre tableau peut sembler tout à fait fantaisiste. Quel capitaliste saurait aujourd'hui - et se soucierait de savoir - quelles choses et quelles sommes sont nécessaires au remplacement du capital total usé, à l'entretien de la classe ouvrière et de la classe capitaliste ? Chaque entrepreneur produit à l'aveuglette, le plus possible, pour soutenir la concurrence avec les autres capitalistes, sans voir plus loin que le bout de son nez. Cependant derrière le chaos de la concurrence et de l'anarchie se cachent des lois invisibles qui sont respectées, sinon la société capitaliste se serait déjà effondrée. Or c'est précisément la tâche de l'économie politique comme science - et c'était en particulier le but avoué de la doctrine économique de Marx - que de dévoiler ces lois secrètes qui, à travers le chaos des entreprises privées, maintiennent l'ordre et la cohérence de l'ensemble social. Nous entreprendrons à présent de rechercher ces lois objectives invisibles de l'accumulation capitaliste, définie comme l'accroissement du capital par l'élargissement constant de la production. Certes ces lois que nous exposons ici ne déterminent pas l'attitude consciente des capitalistes individuels dans leurs actes, et il n'existe en fait aucun organe suprême représentant la société entière qui aurait la tâche d'établir ces lois et les mettrait à exécution ; mais cela signifie seulement que la production actuelle remplit ses fonctions en oscillant toujours entre le trop et le trop peu. en donnant lieu à des variations de prix et à des crises. Mais, précisément, ces oscillations de prix et ces crises ont pour la société dans son ensemble la fonction d'un régulateur : à chaque instant et périodiquement, elles corrigent les déviations de la production privée chaotique et rétablissent la cohérence de l'ensemble. En cherchant comme Marx à établir sommairement le rapport de la production capitaliste totale avec les besoins sociaux, nous faisons seulement abstraction des méthodes spécifiques du capitalisme, oscillations de prix et crises, grâce auxquelles il maintient ces rapports et nous examinons le fond du problème.

La masse sociale de marchandises ne comprend pas seulement les deux portions que nous avons déjà vues. Si l'exploitation des travailleurs ne faisait que permettre aux exploiteurs une vie luxueuse, nous aurions une sorte d'esclavagisme modernisé ou une société de caractère féodal, et non une économie capitaliste moderne. La société capitaliste a pour but et pour tâche le profit matérialisé sous forme d'argent, l'accumulation de capital-argent. Le sens historique de la production capitaliste commence seulement là où l'exploitation franchit les bornes de la consommation des exploiteurs. La plus-value ne doit pas simplement offrir à la classe capitaliste une existence « digne d'elle », elle doit en outre comprendre une partie destinée à l'accumulation. Plus encore, cet objectif est tellement déterminant que les ouvriers ne sont employés, et donc mis en mesure de se procurer des moyens de subsistance pour leurs besoins personnels, que s'ils produisent ce profit destiné à l'accumulation, et s'il existe une perspective de pouvoir accumuler ce profit sous forme d'argent.

Notre monceau de marchandises doit donc comprendre une troisième portion, celle-là destinée non plus au renouvellement des moyens de production usés ni à l'entretien des ouvriers et des capitalistes - toutes choses dont nous avons déjà traité. La troisième portion de marchandises comprendra cette part inestimable de la plus-value extorquée aux ouvriers qui représente en fait le but essentiel du capital : le profit destiné à la capitalisation, à l'accumulation. De quelles sortes de marchandises s'agit-il et qui, dans la société, en a besoin, autrement dit qui les achète aux capitalistes pour leur permettre de réaliser enfin en espèces sonnantes la partie la plus importante du profit ? Nous touchons au cœur même du problème de l'accumulation et nous devons en examiner toutes les solutions possibles.

Les ouvriers peuvent-ils être les acheteurs en question de la dernière portion de notre monceau de marchandises ? Mais les ouvriers ne possèdent pas de moyens de paiement autres que les salaires que leur versent les entrepreneurs ; ils achètent, dans les strictes limites de ces salaires, la part infime du produit social total qui leur est allouée. Au-delà de ces limites ils ne peuvent acheter, même pour quelques centimes, aucune marchandise capitaliste, même s'ils ont d'autres besoins non satisfaits. La classe capitaliste a tendance à mesurer chichement, plutôt que largement, cette part du produit social total consommée par les ouvriers et les moyens de paiement qu'elle leur verse. Car, du point de vue de la classe entière des capitalistes - il est important de maintenir cette distinction entre le point de vue de la classe entière et les idées confuses des capitalistes individuels - les ouvriers ne sont pas des acheteurs de marchandises, ni des « clients » comme les autres, ils représentent simplement la force de travail, à l'entretien de laquelle les capitalistes sont malheureusement obligés de subvenir à l'aide de leurs propres produits, en le réduisant au strict minimum socialement possible.

Les capitalistes ne pourraient-ils pas être eux-mêmes les acheteurs de cette dernière portion de la masse de marchandises, en augmentant leur consommation personnelle ? La chose n'est pas impossible, bien que le luxe de la classe dominante, y compris toutes les folies imaginables, soit déjà assuré. Seulement si les capitalistes dépensaient pour leur propre plaisir toute la plus-value extorquée à leurs ouvriers, l'accumulation ne pourrait avoir lieu. Il y aurait alors un retour inimaginable du point de vue capitaliste à une économie esclavagiste modernisée ou au féodalisme. Cependant le phénomène inverse est concevable et se pratique parfois : un système d'accumulation capitaliste avec des formes d'exploitation héritées de l'esclavagisme et du servage a pu être observé jusque dans les années 1860 aux Etats-Unis, on en voit aujourd'hui encore des exemples en Roumanie et dans des colonies outre-mer. Mais le cas opposé : forme moderne de l'exploitation, c'est-à-dire situation de salariat libre, où la plus-value serait ensuite dépensée entièrement, à la manière antique ou féodale, et l'accumulation en revanche négligée, ce péché contre le Saint-Esprit capitaliste est tout simplement inconcevable. A cet égard le point de vue du capital total se distingue essentiellement, notons-le une fois encore, du point de vue du capitaliste individuel. A ce dernier le luxe des « grands capitalistes » paraît souhaitable, puisqu'il lui offre une possibilité d'élargir ses débouchés, donc une occasion privilégiée d'accumuler. Mais pour l'ensemble des capitalistes pris comme classe, la consommation totale de la plus-value par le luxe est une pure folie, un suicide économique parce qu'elle étouffe pour ainsi dire l'accumulation dans son germe.

Qui donc achètera, consommera la portion de marchandises dont la vente rendra seule possible l'accumulation ? Une chose est claire : ce ne seront ni les ouvriers ni les capitalistes eux-mêmes.

N'existe-t-il pas dans la société d'autres couches de population qui ne peuvent être comptées ni au nombre des ouvriers ni au nombre des capitalistes : les fonctionnaires, l'armée, le clergé, les savants, les artistes ? Toutes ces catégories sociales ne doivent-elles pas elles aussi satisfaire leurs besoins, ne peuvent-elles précisément fournir les acheteurs des marchandises excédentaires ? Encore une fois : pour le capitaliste individuel, sûrement ! Mais il en est autrement si nous considérons les capitalistes dans leur ensemble comme classe, si nous avons en vue le capital social total. Dans la société capitaliste, les couches sociales et les professions que nous venons d'énumérer sont économiquement dépendantes de la classe capitaliste. Les revenus des fonctionnaires, des militaires, des prêtres, des artistes, etc., sont pour une part tirés de la poche des capitalistes et pour une autre part dérivés, « par l'intermédiaire du système des impôts indirects », des salaires des ouvriers. Du point de vue du capital total, ces couches sociales ne peuvent économiquement compter pour une classe de consommateurs à part puisqu'ils ne possèdent pas de source autonome de revenus, mais vivent en parasites des deux grandes classes : la classe des capitalistes et celle des ouvriers, dont la consommation inclut déjà la leur.

Nous ne voyons donc pour l'instant pas d'acheteurs pour la dernière portion de marchandises dont la vente pourra seule permettre l'accumulation.

La solution de ce problème est sans doute extrêmement simple. Peut-être ressemblons-nous à ce cavalier qui cherchait partout le cheval sur lequel il était assis. Les capitalistes s'achètent peut-être les uns aux autres cette dernière portion de marchandises, non pas pour la gaspiller dans le luxe, mais pour l'investir en élargissant la production, pour l'accumulation. Qu'est-ce que l'accumulation en effet sinon précisément l'extension de la production capitaliste ? Seulement les marchandises, pour remplir cette fonction, doivent être non pas des objets de luxe destinés à la consommation personnelle des capitalistes mais des moyens de production divers (autrement dit du capital constant nouveau) et des moyens de subsistance pour les ouvriers.

Bien. Mais une telle solution ne fait qu'ajourner la difficulté. Car en supposant que l'accumulation a eu lieu et que la production ainsi élargie jette sur le marché l'année suivante une masse de marchandises encore plus volumineuse que l'année précédente, nous sommes encore une fois obligés de poser la question : où trouver maintenant les acheteurs pour la masse de marchandises accrue ?

Si nous répondons : eh bien ! les capitalistes échangeront entre eux l'année suivante encore, cette masse de marchandises accrue et élargiront de nouveau la production - et ainsi de suite d'année en année -, alors nous avons une sorte de manège de foire qui tourne à vide. Ce n'est pas l'accumulation capitaliste qui a lieu, c'est-à-dire un accroissement de capital sous forme d'argent, mais, au contraire, on produit des marchandises pour le plaisir de produire, ce qui est du point de vue capitaliste une pure absurdité. Si les capitalistes comme classe sont à eux-mêmes leurs propres acheteurs de leur propre masse de marchandises - à l'exception de la partie qu'ils sont obligés d'allouer à la classe ouvrière pour son entretien -, s'ils s'achètent mutuellement avec leur propre argent les marchandises et s'ils doivent « réaliser en espèces sonnantes » la plus-value qu'elles recèlent, l'accumulation devient absolument impossible pour la classe capitaliste dans son ensemble. Pour que l'accumulation puisse avoir lieu, les capitalistes doivent trouver ailleurs des acheteurs pour la portion de marchandises qui recèle le profit destiné à l'accumulation ; ces acheteurs doivent avoir de moyens de paiement provenant d'une source autonome et non pas avancés par les capitalistes comme c'est le cas pour les ouvriers ou les collaborateurs du capital : organes de l'État, armée, clergé, professions libérales. Il doit s'agir d'acheteurs qui se procurent des moyens de paiement grâce à un système d'échange de marchandises, donc sur la base d'une production de marchandises, et cette production doit nécessairement se trouver à l'extérieur du système capitaliste de production ; les moyens de production de ces producteurs ne doivent pas entrer en ligne de compte comme capital, eux-mêmes n'entreront pas dans l'une des deux catégories de capitalistes ou d'ouvriers, et cependant ils ont besoin de marchandises capitalistes.

Mais où trouver de tels acheteurs ? En dehors des capitalistes et de leur escorte de parasites, il n'y a pas dans la société actuelle d'autres classes ni d'autres couches sociales.

Ici nous touchons au cœur même du problème. A la base du deuxième livre du Capital ainsi que du premier, il y a l'hypothèse de l'exclusivité du capitalisme comme mode de production. Marx écrit dans le premier livre : « On fait ici abstraction du commerce étranger au moyen duquel une nation peut convertir des articles de luxe en moyens de production ou en subsistances de première nécessité et vice versa. Pour débarrasser l'analyse générale d'incidents inutiles, il faut considérer le monde commerçant comme une seule nation, et supposer que la production capitaliste s'est établie partout et s'est emparée de toutes les branches d'industrie »(I, p. 544, note 21 a. Trad. Éditions Sociales, tome 3, p. 22, note 1). Il écrit dans le deuxième livre : « D'après notre hypothèse - domination générale et exclusive de la production capitaliste - il n'y a que deux classes : la classe capitaliste et la classe ouvrière » (II, p. 321. Trad. Éditions Sociales, tome 4, p. 323). Certes, dans ces conditions, la société se compose en effet exclusivement de capitalistes, avec leur escorte de parasites, et de prolétaires; il n'existe pas d'autres producteurs de marchandises ni d'autres consommateurs, mais en ce cas l'accumulation capitaliste se trouve placée devant une difficulté insurmontable; c'est le problème que j'ai essayé d'exposer.

De quelque côté qu'on se tourne, tant que nous maintenons l'hypothèse qu'il n'y a pas d'autre classe en dehors des capitalistes et des ouvriers, les capitalistes comme classe totale ne peuvent pas vendre leurs marchandises excédentaires ni réaliser leur plus-value en argent, ce qui leur permettrait d'accumuler du capital.

Il ne s'agissait cependant pour Marx que d'une hypothèse théorique, destinée à simplifier et faciliter l'étude des problèmes. Tout le monde sait, et Marx le souligne parfois lui-même dans le Capital, que la production capitaliste n'occupe pas une position unique ni exclusive. En réalité dans tous les pays capitalistes, et même dans ceux où la grande industrie est très développée, il existe, à côté des entreprises capitalistes, de nombreuses entreprises industrielles et agricoles de caractère artisanal et paysan, où règne une économie marchande simple. A côté des vieux pays capitalistes il existe, même en Europe, des pays où la production paysanne et artisanale domine encore aujourd'hui de loin l'économie, par exemple la Russie, les pays balkaniques, la Scandinavie, l'Espagne. Enfin, à côté de l'Europe capitaliste et de l'Amérique du Nord, il existe d'immenses continents où la production capitaliste ne s'est installée qu'en certains points peu nombreux et isolés, tandis que par ailleurs les territoires de ces continents présentent toutes les structures économiques possibles, depuis le communisme primitif jusqu'à la société féodale, paysanne et artisanale. Non seulement toutes ces formes de sociétés et de production subsistent et ont subsisté à côté du capitalisme sur le mode d'une tranquille coexistence, mais, depuis le début de l'ère capitaliste, on a vu se développer entre elles et le capital européen des relations d'échange très intenses d'un ordre particulier. Le capitalisme comme production massive est nécessairement dépendant d'acheteurs issus des couches paysannes et artisanales dans les vieux pays industriels ainsi que de consommateurs de pays arriérés ; de son côté il ne peut techniquement se passer des produits de ces pays et de ces couches non capitalistes - qu'il s'agisse de moyens de production ou de moyens de subsistance. C'est ainsi que s'est développé dès le début, entre la production capitaliste et le milieu non capitaliste qui l'entoure, un ensemble de rapports grâce auxquels le capital a pu à la fois réaliser sa propre plus-value en argent pour poursuivre la capitalisation, se procurer toutes les marchandises nécessaires à l'extension de sa propre production, et enfin, en détruisant les formes de production non capitalistes, s'assurer un apport constant de forces de travail qu'il transforme en prolétaires.

Voilà, dans sa sécheresse, le contenu économique de ces relations.

Dans leur forme concrète, elles offrent toute la variété du drame historique du développement du capitalisme sur la scène mondiale.

L'échange du capital avec son milieu non capitaliste se heurte en effet d'abord aux barrières de l'économie naturelle, à la sécurité et à la stabilité des rapports sociaux, aux besoins limités de l'économie paysanne patriarcale ainsi que de l'artisanat. Ici le capital a recours aux « moyens héroïques », autrement dit à la violence politique. En Europe, son premier geste fut l'abolition par la révolution de l'économie naturelle féodale. Dans les pays d'outre-mer, le capital marqua son entrée sur la scène mondiale en soumettant et en détruisant les communes traditionnelles ; depuis lors ces actes accompagnent constamment l'accumulation. C'est en ruinant l'économie naturelle paysanne et patriarcale de ces pays que le capital européen ouvre la voie à l'échange et à la production de marchandises ; c'est ainsi qu'il transforme les habitants en acheteurs de marchandises capitalistes et qu'il accélère en même temps sa propre accumulation, en pillant directement les trésors et les richesses naturelles entassées par les peuples soumis. A ces méthodes s'ajoutent depuis le début du XIX° siècle, l'exportation hors d'Europe du capital accumulé et l'investissement dans les pays non capitalistes d'outre-mer; le capital trouve là, sur les ruines de la production indigène, de nouveaux acheteurs pour ses marchandises et de ce fait même un nouveau champ d'accumulation. Ainsi le capitalisme ne cesse de croître grâce à ses relations avec les couches sociales et les pays non capitalistes, poursuivant l'accumulation à leurs dépens mais en même temps les décomposant et les refoulant pour s'implanter à leur place. Mais à mesure qu'augmente le nombre des pays capitalistes participant à la chasse aux territoires d'accumulation et à mesure que se rétrécissent les territoires encore disponibles pour l'expansion capitaliste la lutte du capital pour ses territoires d'accumulation devient de plus en plus acharnée et ses campagnes engendrent à travers le monde une série de catastrophes économiques et politiques : crises mondiales, guerres, révolutions.

Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité tout entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation. deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale à tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international bien avant que l'évolution économique ait abouti à sa dernière conséquence : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde.

Voici, résumés brièvement, le problème et sa solution tels que je les envisage. Il peut sembler au premier coup d'œil qu'on ait affaire à des élucubrations purement théoriques. Et pourtant l'importance pratique de ce problème est évidente : il touche le fait dominant de la vie publique actuelle, l'impérialisme. Les phénomènes extérieurs typiques de la période impérialiste : la lutte des États capitalistes pour les colonies et les sphères d'influence qui permettent l'investissement du capital européen; le système des emprunts internationaux ; le militarisme, le protectionnisme, la prépondérance du capital bancaire et de l'industrie cartellisée dans la politique mondiale sont aujourd'hui universellement connus. La liaison de ces phénomènes avec la dernière phase de l'évolution capitaliste et leur importance pour l'accumulation du capital sont si évidentes que les partisans et les adversaires de l'impérialisme sont unanimes à les reconnaître. La social-démocratie ne peut cependant se contenter de cette connaissance empirique. Elle doit rechercher avec précision les lois économiques de cet ensemble de phénomènes variés qui constituent l'impérialisme et en mettre à nu les causes profondes.

Car, comme toujours dans un tel cas, seule la compréhension théorique exacte du problème pris à la racine peut donner à notre lutte pratique contre l'impérialisme. cette sûreté de but et cette force indispensables à la politique du prolétariat. Les faits de l'exploitation, du surtravail, du profit étaient connus avant la publication du Capital. Mais ce n'est que par la connaissance exacte des lois de la plus-value et de sa formation, de la loi des salaires et de l'armée industrielle de réserve telles que Marx les a établies dans sa théorie de la valeur que la lutte des classes a pu acquérir dans la pratique la base ferme à partir de laquelle se sont développés le mouvement ouvrier allemand et, à sa suite, le mouvement international jusqu'à la guerre mondiale. Certes la théorie seule ne suffit pas, la meilleure théorie du monde peut s'accompagner d'une pratique tout à fait déficiente : l'effondrement actuel de la social-démocratie allemande le prouve assez. Mais cet effondrement ne s'est pas produit à cause de la théorie de Marx, mais malgré elle, et le mouvement ouvrier ne retrouvera sa vigueur que dans la mesure où il mettra la pratique en accord avec la théorie. Ici comme sur tous les points importants de la lutte des classes notre position n'aura d'assises solides que si elle se fonde sur la théorie de Marx, sur les nombreuses richesses non encore exploitées que recèlent ses œuvres fondamentales. Il est hors de doute que l'explication des racines économiques de l'impérialisme découle des lois de l'accumulation capitaliste, auxquelles elle doit être rattachée ; en effet, d'après toutes les observations empiriques, l'impérialisme dans son ensemble n'est pas autre chose qu'une méthode spécifique de l'accumulation. Mais il est impossible d'admettre cette explication si l'on s'en tient aveuglément à l'hypothèse, évoquée par Marx dans le deuxième livre du Capital, d'une société dominée exclusivement par la production capitaliste et composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers. On peut certes diverger quant à une définition plus précise des ressorts économiques internes de l'impérialisme. Mais il y a au moins une chose claire et universellement reconnue : l'impérialisme consiste précisément dans l'expansion du capitalisme vers de nouveaux territoires et dans la lutte économique et politique que se livrent les vieux pays capitalistes pour se disputer ces territoires. Or, dans le deuxième livre du Capital, Marx imaginait le monde entier comme une « nation capitaliste », et supposait que toutes les autres formations économiques et sociales avaient déjà disparu. Comment expliquer alors l'impérialisme dans une telle société, puisqu'il ne disposerait plus d'aucun espace libre ?

C'est ici qu'intervient ma critique. L'hypothèse théorique d'une société composée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers est parfaitement justifiée pour faciliter l'étude de certaines questions, par exemple dans le premier livre du Capital, lorsque Marx analyse le capital individuel et ses méthodes d'exploitation à l'usine ; mais elle me semble inutile et gênante lorsqu'il s'agit de l'accumulation du capital social total. L'accumulation, qui est le processus historique réel du développement capitaliste, reste incompréhensible si l'on fait abstraction de toutes les conditions de cette réalité historique. Depuis son origine jusqu'à nos jours, l'accumulation du capital comme processus historique se fraie une voie à travers un milieu de formations précapitalistes diverses, au prix d'une lutte politique constante et grâce à des échanges économiques continus avec ces formations. Comment explique-t-on ce processus et ses lois dynamiques internes à partir d'une fiction théorique abstraite qui ne tient pas compte de ce milieu, de cette lutte et de ces échanges ? Il me semble nécessaire et conforme à l'esprit de la doctrine de Marx d'abandonner à présent cette hypothèse, qui a prouvé son utilité dans le premier volume du Capital, nous étudierons désormais l'accumulation comme processus total à partir de la base concrète de l'échange entre le capital et son milieu historique. Si l'on adopte cette méthode, les théories fondamentales de Marx nous fourniront l'explication de ce processus, qui s'accorde parfaitement alors avec toutes les autres parties de son œuvre économique.

Marx lui-même a posé la question de l'accumulation du capital total mais il ne l'a pas résolue. Il a commencé son analyse en partant de l'hypothèse d'une société purement capitaliste; mais il n'a pas poursuivi, sur cette base, l'analyse que la mort a interrompue à un point crucial. Pour rendre plus concrète sa théorie, il avait construit quelques schémas mathématiques, mais il avait à peine commencé à les interpréter, à examiner leurs conséquences et à les vérifier de ce point de vue, que la maladie et la mort lui arrachèrent la plume des mains. Il léguait la tâche de résoudre ce problème, comme bien d'autres, à ses disciples, et mon Accumulation voulait être une tentative en ce sens. La solution proposée par mon livre peut être considérée comme juste ou fausse, on peut la critiquer, l'attaquer, la compléter, indiquer une autre solution. Rien de tout cela n'a eu lieu. Il s'est produit une chose tout à fait inattendue. Les « experts » ont déclaré que le problème n'existait pas ! Ils jugèrent que Marx donnait dans le 2° livre du Capital une explication suffisante de l'accumulation, que les schémas prouvaient clairement que le capital peut parfaitement croître et la production s'étendre, sans qu'il y ait dans le monde d'autre mode de production que la production capitaliste : celle-ci trouve en elle-même, d'après eux, ses propres débouchés ; c'est seulement mon incompréhension absolue des schémas de Marx qui m'a conduite à voir là un problème.

Que l'on veuille bien réfléchir aux points suivants :

Il est de fait que l'économie politique connaît depuis un siècle des controverses au sujet du problème de l'accumulation, de la réalisation de la plus-value : aux alentours de 1820, ce furent les discussions entre Sismondi et Say, Ricardo, Mac Culloch ; vers 1850, la controverse entre Rodbertus et von Kirchmann ; dans les années 1880 et 1890 les polémiques entre les « populistes » et les marxistes russes ; les économistes les plus remarquables de France, d'Angleterre, d'Allemagne, de Russie n'ont cessé de poser ces questions, avant et après la publication du Capital. Le problème a préoccupé les savants, partout où l'économie politique recevait un souffle nouveau sous l'impulsion des critiques sociales violentes.

Il est de fait que le deuxième livre du Capital n'est pas une œuvre achevée comme le premier, il est resté incomplet, c'est une juxtaposition de fragments plus ou moins élaborés et d'esquisses telles qu'un savant les note pour lui-même; mais la mise au point en fut toujours freinée et interrompue par la maladie. En particulier l'objet de notre étude, l'analyse de l'accumulation du capital total, est traitée dans le dernier chapitre et à ce titre est la moins développée : elle n'occupe que 35 pages des 450 du livre et s'interrompt au milieu d'une page.

Il est de fait que Marx estimait, selon le témoignage d'Engels, que ce dernier chapitre « avait un urgent besoin d'être remanié » ; Engels écrivait encore qu'il « n'offrait qu'une solution provisoire du problème ». D'ailleurs, et jusqu'à la fin du manuscrit, Marx revenait constamment au cours de son analyse sur le problème de la réalisation de la plus-value, ne cessait d'exprimer ses doutes sous des formes toujours nouvelles, témoignant par là de la difficulté du problème.

Il est de fait qu'il y a des contradictions flagrantes entre les hypothèses du court fragment de la fin du deuxième livre, où Marx traite de l'accumulation, et l'exposé du « mouvement total du capital » dans le troisième livre, et plusieurs lois importantes du premier ; j'évoque et j'analyse ces contradictions dans mon livre. On constate la ruée du capital vers les pays non capitalistes, depuis les débuts du capitalisme et au cours de tout son développement. On la voit s'accentuer, jusqu'à devenir depuis un quart de siècle, dans la phase de l'impérialisme, le facteur dominant de la vie sociale.

Personne n'ignore qu'un pays dominé exclusivement par la production capitaliste et peuplé uniquement de capitalistes et de salariés n'existe pas encore et n'a jusqu'à présent jamais existé nulle part. La société évoquée par l'hypothèse du deuxième livre du Capital ne se rencontre pas dans la réalité.

Et malgré tout cela, les « experts » officiels du marxisme déclarent que le problème de l'accumulation est inexistant et que Marx a définitivement tout résolu !

L'étrange hypothèse au sujet de l'accumulation dans le deuxième livre du Capital ne les a jamais troublés, ils n'ont jamais vu là rien de particulier ! Depuis qu'on leur a fait remarquer ce que cette conception a de curieux, ils persistent à la trouver tout à fait normale et s'accrochent à cette idée, accablant de coups celui qui découvre un problème là où le marxisme officiel s'est bercé pendant des dizaines d'années d'une satisfaction béate.

Je ne saurais citer qu'un seul exemple analogue de la déformation d'esprit des épigones : c'est une anecdote venue de milieux universitaires ; il s'agit de l'histoire des « feuilles interverties » dans les Prolégomènes de Kant.

On s'est disputé toute une année dans le monde philosophique à propos des diverses énigmes que recèle la doctrine kantienne, et en particulier les Prolégomènes et de leur interprétation. Ceci dura jusqu'à ce que le professeur Vaihinger eût éclairci le plus simplement du monde l'énigme la plus obscure : il montra qu'une partie du paragraphe 4 des Prolégomènes, qui en fait n'a rien à voir avec le reste du chapitre, faisait partie du paragraphe 2 dont il avait été détaché dans l'édition originale par une erreur de l'imprimeur. Aujourd'hui la chose paraît évidente pour tout lecteur non prévenu ; mais ce n'est pas le cas pour les savants de profession qui pendant un siècle ont échafaudé des théories profondes à partir d'une faute d'impression. Il se trouva un homme très savant, professeur à Bonn, qui affirma avec indignation tout au long de quatre articles parus dans les Philosophische Monatshefte, que « cette prétendue erreur de pagination » n'avait jamais eu lieu, que c'était le Kant authentique qui s'était révélé dans ce passage, que quiconque osait y voir une faute d'impression n'avait rien compris à la philosophie kantienne.

L'attitude des « experts », qui s'accrochent à l'hypothèse du deuxième livre du Capital et aux schémas mathématiques construits à partir de cette hypothèse n'est pas différente. J'exprime des doutes à propos des schémas mathématiques, objectant qu'ils ne peuvent absolument rien prouver dans le problème de l'accumulation puisque l'hypothèse historique sur laquelle ils sont construits est insoutenable. On me répond : les schémas offrent des résultats chiffrés justes, donc le problème de l'accumulation est résolu, il est inexistant !

Voici un exemple de culte des formules. Otto Bauer examine dans la Neue Zeit le problème de la réalisation de la plus-value que j'ai posé. Il procède de la manière suivante : il construit quatre grands tableaux de chiffres où il ne se contente plus des lettres romaines utilisées par Marx pour désigner le capital constant et le capital variable. Bauer y ajoute encore quelques lettres grecques. Ses tableaux sont encore plus rébarbatifs que tous les schémas du Capital. A l'aide de cet appareil il veut démontrer comment les capitalistes, après avoir renouvelé leur capital usé, vendent l'excédent de marchandises recelant la plus-value destinée à la capitalisation : « En outre [après avoir remplacé les moyens de production usés] les capitalistes veulent utiliser la plus-value accumulée au cours de la première année pour étendre, agrandir les fabriques déjà existantes ou pour en fonder de nouvelles. Pour disposer l'année suivante d'un capital augmenté de 12 500, ils doivent dès cette année construire de nouveaux ateliers de travail, de nouvelles machines, accroître leurs réserves de matières premières, etc. »(Neue Zeit, 1913,24, p. 863.)

Ainsi serait résolu le problème. « Si les capitalistes veulent » élargir leur production, ils ont besoin naturellement de plus de moyens de production qu'auparavant, et se les achètent les uns aux autres En même temps ils ont besoin d'un plus grand nombre d'ouvriers et pour ces ouvriers d'une plus grande quantité de moyens de subsistance, qu'ils produisent eux-mêmes. Ainsi tout l'excédent de moyens de production et de moyens de subsistance a trouvé son emploi et l'accumulation peut avoir lieu. Comme on le voit, tout dépend de la « volonté » des capitalistes d'élargir la production. Et pourquoi ne le voudraient-ils pas ? Sans doute, ils le « veulent » ! « Ainsi toute la valeur de la production des deux sphères et, en même temps, toute la plus-value se trouvent réalisées », déclare Bauer triomphalement ; et de tirer la conclusion suivante :

« On peut se convaincre de la même manière d'après le tableau IV que non seulement la première année mais toutes les années suivantes, la valeur entière de la production des deux sphères sera vendue sans difficulté, que toute la plus-value sera réalisée. L'hypothèse de la camarade Luxemburg selon laquelle la partie de la plus-value destinée à l'accumulation ne peut être réalisée se révèle fausse » (loc. cit., p. 866).

Bauer ne voit pas qu'il n'aurait pas eu besoin, pour parvenir a ces résultats éclatants, de calculs aussi longs ni aussi détaillés, ni de quatre tableaux où s'étalent des formules en longueur et en largeur, en ovale, parfois sur quatre étages. Le résultat obtenu par Bauer n’est pas dû à ces tableaux, niais il est donné à l'avance par lui-même. Bauer suppose tout simplement a priori ce qu'il fallait prouver, c'est en cela que consiste toute sa « démonstration ».

Si les capitalistes veulent élargir la production dans une mesure équivalant à peu près à leur capital excédentaire, il leur suffira d'investir ce capital excédentaire dans leur propre production - en supposant évidemment qu'ils produisent eux-mêmes tous les moyens de production et tous les moyens de subsistance dont ils ont besoin ! il ne leur restera plus alors d'excédent invendable de marchandises ; imagine-t-on rien de plus simple, et a-t-on besoin de tout un arsenal de formules, de lettres latines et de lettres grecques pour « démontrer » une chose aussi évidente ?

Or la question était de savoir si ces capitalistes, qui certainement « veulent » toujours accumuler, le peuvent réellement, c'est-à-dire s'ils trouvent toujours des débouchés sans cesse plus larges et où ils les trouvent. A cette question aucune opération arithmétique faite sur le papier avec des chiffres arbitraires ne peut répondre, seule l'analyse des rapports sociaux et économiques de la production apportera la solution.

Si l'on objecte aux « experts » : « Les capitalistes veulent élargir leur production, nous en sommes d'accord, mais à qui vendront-ils leur masse de marchandises accrue ? » ; ils répondent alors : « Les capitalistes achèteront eux-mêmes ces quantités croissantes de marchandises pour leurs propres fabriques, parce qu'ils veulent sans cesse élargir la production. »

« Les schémas montrent précisément qui son. les acheteurs des produits », déclare en une formule lapidaire le critique du Vorwärts, E. Eckstein  [2].

En résumé, les capitalistes augmentent chaque année la production dans une mesure exactement équivalente à la plus-value qu'ils ont « épargnée » ; ils sont à eux-mêmes leurs propres acheteurs. c'est pourquoi le problème des débouchés ne les préoccupe pas. Cette affirmation est le point de départ de toute la « démonstration ». Une telle affirmation n'a pas besoin d'être traduite en formules mathématiques ni d'être prouvée par de telles formules.

L'idée que les formules mathématiques seraient ici l'essentiel et pourraient démontrer la possibilité économique de l'accumulation est une naïveté réjouissante de la part des gardiens du marxisme orthodoxe ; ce quiproquo suffirait à faire se retourner Marx dans sa tombe.

Marx n'a jamais pensé que ses schémas mathématiques puissent prouver la possibilité effective de l'accumulation dans une société composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers. Il a étudié le mécanisme interne de l'accumulation capitaliste et a déterminé les lois économiques précises sur lesquelles elle est fondée. Il a exposé le problème de la manière suivante : pour que l'accumulation du capital total, c'est-à-dire dans toute la classe des capitalistes, puisse avoir lieu, il faut qu'il y ait certains rapports quantitatifs précis entre les deux grandes sections de la production sociale : production des moyens de production et production des moyens de subsistance. Ce n'est que lorsque ces rapports quantitatifs sont respectés, de telle manière qu'une section de la production travaille toujours en fonction de l'autre, que l'extension croissante de la production peut se poursuivre dans les deux sections, et, par là même, l'accumulation croissante de capital, but final de la production, avoir lieu. Pour rendre sa pensée plus claire, Marx a eu recours à un exemple mathématique, à un schéma aux données numériques imaginaires, à l'aide desquels il montre que les différents éléments du schéma (capital constant, capital variable, plus-value) doivent être dans tel et tel rapport les uns avec les autres pour que l'accumulation se produise.

Il faut bien comprendre que les schémas mathématiques sont pour Marx un exemple, l'illustration de sa pensée économique, comme le tableau économique de Quesnay était une illustration de sa théorie ou comme, pour prendre un autre exemple, les anciens atlas du monde illustraient les conceptions géographiques et astronomiques des différentes époques. L'exactitude des lois de l'accumulation établies ou plutôt indiquées fragmentairement par Marx ne peut être prouvée que par une analyse économique, par une comparaison avec d'autres lois établies par lui, par l'étude des diverses conséquences qui en découlent, par la vérification des hypothèses sur lesquelles elles reposent, etc. Mais que penser de « marxistes » qui condamnent un tel examen critique comme une entreprise absurde, parce que, disent-ils, l'exactitude des lois est prouvée par les schémas ! Je me permets d'exprimer des doutes au sujet de la possibilité de l'accumulation dans une société composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers, telle que Marx l'admet comme base de ses schémas, et j'ose émettre l'opinion que le développement de la production capitaliste dans son ensemble déborde le cadre d'un schéma de rapports mathématiques entre des entreprises purement capitalistes. Ce à quoi les « experts » me répondent que l'accumulation est parfaitement possible, qu'elle est démontrée de manière éclatante « par le tableau IV », « que les schémas en font la preuve » - autrement dit des rangées de chiffres imaginés pour les besoins de l'exemple se prêtent sans résistance à toutes les additions et soustractions sur le papier !

Dans l'antiquité on croyait à l'existence d'êtres fabuleux : des nains, des hommes qui n'avaient qu'un seul œil, qu'un seul bras ou une seule jambe, etc. Personne imaginerait-il aujourd'hui qu'il ait réellement existé des êtres semblables ? Pourtant nous les voyons indiqués sur les anciens atlas du monde, est-ce que ce n'est pas la preuve que les idées des anciens correspondaient à la réalité ?

Prenons un exemple plus prosaïque. En faisant le projet de construction d'un chemin de fer de la ville X à la ville Y on établit un devis et on calcule exactement quel devrait être chaque année le trafic de personnes et de marchandises pour qu'on amortisse non seulement le prix de revient, les dépenses courantes de fonctionnement et les « faux-frais » habituels, mais qu'on obtienne des dividendes « convenables », par exemple d'abord de 5 %, puis de 8 %. Les fondateurs de la société de chemins de fer se préoccupent naturellement de savoir si l'on peut réellement attendre sur la ligne projetée le trafic de voyageurs et de marchandises qui doit assurer la rentabilité prévue par le projet et le devis. Il est nécessaire, pour répondre avec certitude, d'avoir des données précises sur l'intensité actuelle de la circulation sur le parcours de cette ligne, sur son importance pour le commerce et pour l'industrie, sur la croissance de la population dans les villes et les villages qui la bordent, et sur d'autres éléments de la situation économique et sociale.

Que penserait-on de quelqu'un qui s'écrierait : Vous demandez si la ligne est rentable ? Mais bien sûr, c'est écrit là, noir sur blanc, le devis l'indique précisément. Vous pouvez y lire tout ce qui concerne le trafic de voyageurs et de marchandises, que ses recettes donneront d'abord des dividendes de 5 %, puis de 8 %. Si vous ne voyez pas cela, messieurs, eh bien ! vous n'avez rien compris à l'importance, au but et à la signification de ce devis [3] !

Des gens réalistes hausseraient les épaules et diraient à ce cuistre qu'il a besoin de se faire soigner. Chez les gardiens officiels du marxisme. de tels cuistres constituent précisément l'aréopage des « experts », ce sont eux qui distribuent les bonnes et les mauvaises notes, et décident si les autres ont compris « l'essence, le but et la signification des schémas de Marx » ou non.

Quel est donc le nœud de la théorie prétendument « prouvée » par les schémas ? J'avais fait l'objection suivante : l'accumulation implique des débouchés sans cesse accrus pour les marchandises, afin que soit transformé en argent le profit qui y est renfermé. C'est en ce cas seulement que J'extension croissante de la production, c'est-à-dire une accumulation continue, est possible. Où les capitalistes trouvent-ils ces débouchés sans cesse élargis ? A cela mes censeurs répondent : ils constituent eux-mêmes ce marché. En agrandissant toujours leurs propres entreprises (ou bien en en créant de nouvelles) ils ont eux-mêmes besoin d'une quantité toujours croissante de moyens de production pour leurs usines et de moyens de subsistance pour leurs ouvriers. La production capitaliste constitue elle-même son propre marché, celui-ci s'agrandit donc automatiquement avec l'extension de la production. Cependant le problème essentiel du point de vue capitaliste est celui-ci : peut-on de cette manière obtenir ou entasser du profit ? On ne peut parler d'accumulation du capital qu'en ce cas.

Prenons encore une fois un exemple simple : le capitaliste A extrait du charbon, le capitaliste B fabrique des machines, le capitaliste C produit des moyens de subsistance. Imaginons que ces trois personnes représentent tous les entrepreneurs capitalistes. Si B produit toujours plus de machines, A peut lui vendre toujours plus de charbon et, de ce fait, lui acheter un plus grand nombre de machines pour l'extraction minière. Tous deux emploient un nombre d'ouvriers toujours plus grand, et ceux-ci à leur tour ont besoin d'une quantité toujours accrue de moyens de subsistance. Ainsi C a-t-il toujours des débouchés de plus en plus importants ; il achète à son tour toujours plus de charbon et de machines pour faire marcher son entreprise. Le mécanisme fonctionne ainsi et la production continue à s'accroître aussi longtemps que nous opérons dans l'espace abstrait. Mais considérons les choses d'une manière plus concrète.

Accumuler du capital ne signifie pas toujours produire de plus grandes quantités de marchandises, mais transformer de plus en plus de marchandises en capital-argent. Il y a entre l'amoncellement de la plus-value sous forme de marchandises et l'investissement de cette plus-value pour l'extension de la production une rupture. un pas décisif, que Marx appelle le saut périlleux de la production marchande : l'acte de vendre pour de l'argent. Mais peut-être ceci ne concerne-t-il que le capitaliste individuel sans s'appliquer à la classe entière. à la société globale ? Non pas. Car si nous considérons le problème du point de vue de la société, « il faut se garder, écrit Marx, de tomber dans le travers où est tombé Proudhon dans son imitation de l'économie bourgeoise : il ne faut pas considérer qu'une société de type de production capitaliste perdrait son caractère spécifique, son caractère économique déterminé par l'histoire, si on la considérait en bloc comme un tout. Au contraire. On a affaire alors au capitaliste collectif » (Capital, I. II, p. 409. Trad. Éditions Sociales, tome 5, p. 84). Or l'accumulation du profit sous forme de capital-argent constitue précisément un caractère spécifique essentiel de la production capitaliste, valable pour la classe entière aussi bien que pour l'entrepreneur isolé. Marx évoque avec insistance, dans l'étude de l'accumulation du capital total « la création de nouveaux capitaux-argent allant de pair avec l'accumulation réelle et la conditionnant dans la production capitaliste » (Capital, I. II, p. 485, Éditions Sociales, tome 5, p. 146. Complété et revu par nous. N. d. T.).

Il revient toujours à la question suivante : comment l'accumulation de capital-argent est-elle possible dans la classe capitaliste ?

Examinons de ce point de vue l'ingénieuse théorie des « experts ». Le capitaliste A vend ses marchandises à B. reçoit donc de B une plus-value sous forme d'argent ; celui-ci vend ses marchandises à A et reçoit à son tour de A l'argent qui lui permet de réaliser sa propre plus-value. Tous deux vendent leurs marchandises à C, reçoivent donc de ce même C la somme en argent correspondant à leur plus-value. Mais d'où C a-t-il son argent ? De A et de B. D'après cette théorie il n'existe pas d'autre source de réalisation de la plus-value, c'est-à-dire d'autre consommateur de marchandises. Mais comment peut-il se produire un enrichissement de A, B et C par formation de nouveau capital-argent ? Supposons un instant que la quantité de marchandises destinées à l'échange augmente chez ces trois entrepreneurs, que la production s'élargisse sans difficultés et que la masse de plus-value accumulée sous forme de marchandises s'accroisse. L'exploitation aurait eu lieu. l'enrichissement, l'accumulation seraient possibles. Mais pour que cette possibilité devienne réalité, il faut qu'ait lieu l'échange. la réalisation de la nouvelle plus-value ainsi augmentée en nouveau capital-argent. Nous ne poserons pas la même question que Marx. qui avait demandé à plusieurs reprises au cours du deuxième livre du Capital : d'où vient l'argent nécessaire à la circulation de la plus-value ? pour répondre en dernière analyse : « il vient du chercheur d'or ». Notre question est la suivante : « Comment un capital-argent nouveau vient-il entre les mains des capitalistes puisque - si l'on fait abstraction des ouvriers - ils s'achètent entre eux les marchandises ? » Le capital-argent ne fait que changer sans cesse de mains.

Mais peut-être nos questions sont-elles absolument oiseuses ? Peut-être l'accumulation de profit consiste-t-elle précisément dans le passage incessant des pièces d'or de main en main, permettant la réalisation successive des profits individuels ; alors la somme globale de capital-argent n'aurait pas besoin de s'accroître puisque, sauf dans la théorie abstraite, il n'existe rien de semblable dans la classe capitaliste ?

Une telle hypothèse nous obligerait, hélas, à jeter au feu le troisième livre du Capital. Marx y a mis au centre de ses réflexions une de ses découvertes théoriques les plus importantes : la doctrine du profit moyen. Cette doctrine éclaire la théorie de la valeur exposée dans le premier livre ; la théorie de la valeur est à son tour le pilier de la théorie de la plus-value dans le deuxième livre ; ainsi le Capital tout entier serait à jeter. La théorie économique de Marx est fondée sur la conception du capital social total comme grandeur concrète ; cette grandeur s'exprime dans le profit global capitaliste et dans sa distribution : son mouvement invisible est à l'origine de tous les mouvements visibles des capitaux individuels. Le profit global capitaliste est une grandeur économique bien plus réelle que par exemple la somme globale des salaires payés par les capitalistes. Cette dernière n'apparaît que comme le résultat d'une addition, comme un nombre statistique valable pour une période donnée, tandis que le profit global se manifeste comme phénomène d'ensemble dans le mécanisme de l'économie sous forme de « profit moyen usuel » ou de « superprofit » distribué par la concurrence et le mouvement des prix aux capitaux individuels.

Nous maintenons donc l'idée que le capital social total ne cesse de viser à un profit global sous forme d'argent, qui doit augmenter constamment en vue de l'accumulation globale. Or comment la somme globale peut-elle augmenter si ses parties ne font que circuler de main en main ?

En apparence - du moins l'avons-nous supposé jusqu'à présent la masse totale des marchandises où s'incarne le profit peut augmenter au cours de ces opérations tandis que seule la réalisation sous forme d'argent offrirait des difficultés ; or ce dernier point peut être une simple question technique de circulation monétaire. Mais les apparences nous leurrent, de telles conclusions découlent d'un examen superficiel. La masse totale de marchandises elle-même n'augmentera pas et l'élargissement de la production n'aura pas lieu puisque dans le système capitaliste la condition préalable en est, dès le premier instant et à chaque étape, la réalisation du profit en argent. A ne peut vendre à B, B ne peut vendre à C et C ne peut à son tour revendre à A et à B des quantités accrues de marchandises ni réaliser son profit que si au moins l'un d'entre eux trouve un débouché en dehors de ce cercle fermé. Si ce n'est pas le cas, le manège de foire s'arrête après quelques tours.

On peut maintenant juger à sa juste valeur la profondeur de vues de mes censeurs lorsqu'ils écrivent par exemple ceci : « D'après le raisonnement de la camarade Luxemburg, nous sommes enfermés dans un cercle. Produire des moyens de consommation à seule fin de pouvoir entretenir un plus grand nombre d'ouvriers et produire une plus grande quantité de moyens de production à seule fin d'employer toujours plus d'ouvriers est, d'après elle, une absurdité du point de vue capitaliste. Il est difficile de savoir comment appliquer ce raisonnement aux schémas de Marx. Le but de la production capitaliste est le profit; or des opérations mentionnées plus haut découle un profit pour les capitalistes, profit qui, loin d'être une absurdité de leur point de vue, incarne au contraire la raison, c'est-à-dire le désir du profit » (E. Eckstein, Vorwärts du 16 février 1916, supplément).

Il est en fait « difficile de savoir » ce qui l'emporte chez Eckstein de l'incapacité absolue et naïvement avouée de comprendre la distinction fondamentale que fait Marx entre le capital total social et le capital individuel, ou bien de la méconnaissance du problème que j'ai posé. Je dis qu'élargir sans cesse la production pour le seul amour de la production est une absurdité du point de vue capitaliste parce que - selon l'hypothèse à laquelle les 4 « experts » s'accrochent - la réalisation du profit et donc son accumulation sont impossibles pour la classe entière des capitalistes. Ce à quoi on me répond : il n'y a pas là d'absurdité, puisque par ces opérations du profit est accumulé ! Et comment le savez-vous, chers experts ? Eh bien, nous savons que l'accumulation du profit a lieu ... par les schémas mathématiques ! ces schémas où, en toute liberté d'esprit, nous pouvons aligner sur le papier des rangées de chiffres après des rangées de chiffres, et où les opérations arithmétiques sont forcément justes, puisqu'on fait abstraction du capital-argent !

Il est évident qu'aucune critique ne peut ébranler la « science » des « experts », parce que ceux-ci se limitent à la perspective du capitaliste isolé ; cette perspective, valable pour l'analyse du processus de l'exploitation, autrement dit du processus de la production, permet de comprendre le premier livre du Capital, mais est fausse quand il s'agit de la circulation et de la reproduction du capital. Le deuxième et le troisième livres du Capital, dominés par l'idée du capital social global, sont restés pour eux lettre morte ; ils ont appris par cœur les formules des schémas sans en comprendre l'esprit. Marx lui-même n'avait rien de commun avec les « experts » d'aujourd'hui, car loin de se fier aux « opérations » arithmétiques des schémas, il n'a cessé de poser la question : comment l'accumulation globale, comment la formation de nouveau capital argent sont-elles possibles dans la classe capitaliste ? C'est le privilège éternel des épigones que de transformer les hypothèses fructueuses du maître en dogmes rigides et de se bercer de consolations rassurantes là où un esprit créateur éprouve des doutes féconds.

La perspective des « experts » mène cependant à une série de conséquences intéressantes qu'ils n'ont pas pris la peine de considérer.

Première conséquence : Si la production capitaliste constitue elle-même son propre marché illimité, c'est-à-dire si production et marché sont identiques, les crises deviennent tout à fait inexplicables comme phénomènes périodiques. Si la production peut « comme le prouvent les schémas » accumuler à l'infini en se servant de sa croissance même pour s'élargir encore, on ne comprend pas comment ni pourquoi il arrive que la production capitaliste ne trouve pas de débouchés suffisants pour ses marchandises. Il lui suffit pourtant, selon la recette des « experts », d'absorber elle-même les marchandises excédentaires et de les réinvestir dans la production (en partie sous forme de moyens de production, en partie sous forme de moyens de subsistance pour les ouvriers) « et ainsi de suite chaque année suivante », comme le montre le « tableau IV » d'Otto Bauer. L'excédent de marchandises non consommées se transformerait au contraire en une nouvelle source d'accumulation et de profit. En tout cas la théorie spécifiquement marxienne selon laquelle les crises résultent de la tendance du capital à dépasser périodiquement les limites données du marché à des intervalles de temps toujours plus rapprochés, cette théorie devient absurde. Comment en effet la production pourrait-elle dépasser les limites du marché puisqu'elle constitue elle-même son propre marché, puisque le marché s'élargit automatiquement en même temps que la production ? Comment, en d'autres termes, la production capitaliste pourrait-elle se dépasser périodiquement elle-même ? Comme si quelqu'un pouvait sauter par-dessus son ombre ! La crise capitaliste devient un phénomène incompréhensible, ou alors il ne reste qu'une seule explication : la crise résulterait, non pas d'un déséquilibre entre la capacité d'extension de la production capitaliste et la capacité de croissance des débouchés, mais simplement d'une disproportionnalité entre les différentes branches de production. Celles-ci pourraient certes s'acheter les unes aux autres leurs produits, mais du fait de l'anarchie de la production les proportions justes entre les catégories de marchandises ne seraient pas respectées ; on produirait trop d'une sorte et trop peu de l'autre. Avec cette thèse nous tournerions le dos à Marx et nous adopterions les vues de Say, l'ancêtre de l'économie vulgaire dont Marx s'est si souvent moqué, nous reprendrions la doctrine de l'école de Manchester et des harmonies bourgeoises. Say proclamait en 1803 que l'idée que l'on puisse produire trop de toutes choses était absurde ; il peut y avoir des crises partielles mais non des crises générales : si une nation possède trop d'une certaine catégorie de produits, cela prouve seulement qu'elle a produit trop peu d'une autre catégorie.

Deuxième conséquence : Si la production capitaliste constitue un marché suffisant pour ses produits, l'accumulation capitaliste (prise objectivement) a devant elle un avenir illimité. Même si le monde entier est dominé par le capital, même si l'humanité entière se compose exclusivement de capitalistes et de prolétaires, la production pourra se développer sans entraves, c'est-à-dire qu'elle pourra accroître indéfiniment ses forces productives, l'extension économique du capitalisme ne se heurtera à aucune barrière ; mais alors un des piliers du socialisme marxiste s'effondre. Pour Marx, la rébellion des ouvriers, la lutte des classes - et c'est là ce qui assure leur force victorieuse - sont les reflets idéologiques de la nécessité historique objective du socialisme, qui résulte elle-même de l'impossibilité économique objective du capitalisme à un certain stade de son développement. Bien entendu cela ne signifie pas - il faut toujours préciser pour mes « experts » les principes élémentaires du marxisme - que le processus historique doive nécessairement (ou même puisse) être mené jusqu'à son terme, jusqu'à la limite de l'impossibilité économique du capitalisme. La tendance objective du développement capitaliste suffit à provoquer, avant même qu'il ait atteint cette limite, l'exaspération des antagonismes sociaux et politiques et une situation si insoutenable que le système doit s'effondrer. Mais ces conflits sociaux ou politiques ne sont en dernier ressort que le résultat de l'impossibilité économique du capitalisme, et ils s'exaspèrent dans la mesure où cette impossibilité devient sensible.

Supposons au contraire avec les « experts » la possibilité d'une croissance illimitée de l'accumulation : le socialisme perd alors le fondement de granit de la nécessité historique objective, et nous nous enfonçons dans les brumes des systèmes et des écoles pré-marxistes qui prétendaient faire découler le socialisme de l'injustice et de la noirceur du monde actuel, ainsi que de la volonté révolutionnaire des classes laborieuses [4].

Troisième conséquence : Si la production capitaliste constitue elle-même un débouché suffisant pour ses produits et si son extension n'est limitée que par la grandeur de la valeur accumulée, un autre phénomène de l'histoire moderne devient inexplicable : la chasse aux marchés et aux débouchés les plus lointains, et l'exportation des capitaux, ces signes les plus marquants de l'impérialisme actuel. C'est un fait incompréhensible ! Pourquoi tout ce remue-ménage ? Pourquoi la conquête des colonies, pourquoi les guerres de l'opium de 1840 et de 1860, les conflits actuels autour des marais du Congo et des déserts de Mésopotamie ? Que le capital reste donc dans son pays d'origine et qu'il gagne honnêtement son pain. Krupp n'aurait qu'à produire pour Thyssen, Thyssen pour Krupp, il leur suffirait de réinvestir leurs capitaux dans leurs propres entreprises qu'ils agrandiraient les uns pour les autres, et ainsi de suite en cercle fermé. Le mouvement historique du capital devient incompréhensible, et avec lui l'impérialisme actuel.

Ou alors, nous avons l'explication impayable de Pannekoek dans la Bremer Bürgerzeitung : la chasse aux marchés non capitalistes serait « un fait, mais non une nécessité », ce qui est véritablement le comble pour un adepte du matérialisme historique. Du reste il n'a pas tort ! Avec l'hypothèse des « experts », le socialisme comme but final ainsi que l'impérialisme comme dernière étape cessent d'être une nécessité historique, le socialisme devient une aspiration louable de la classe ouvrière et l'impérialisme apparaît comme le fait de la malveillance ou de la folie de la bourgeoisie.

Ainsi les « experts » se trouvent placés devant une alternative à laquelle ils ne peuvent échapper. Ou bien la production capitaliste et le marché sont identiques, comme ils le déduisent des schémas de Marx, et il faut alors abandonner la théorie marxiste des crises, le fondement marxiste du socialisme et l'explication de l'impérialisme par le déterminisme historico-matérialiste. Ou bien le capital ne peut accumuler que si la société lui fournit des consommateurs en dehors des capitalistes et des ouvriers, et on est obligé de se rallier à l'hypothèse fondamentale de l'accumulation, qui est l'existence de débouchés toujours plus larges dans des pays et des couches sociales non capitalistes.

Les conséquences qui découlent de la thèse des « experts » sont confirmées par un témoin peu suspect, « expert » au premier chef, qui appuie ma critique.

En 1901 paraissait un ouvrage intitulé Théorie et histoire des crises en Angleterre, par le professeur marxiste russe Michael von Tougan-Baranowsky. Tougan « révisait » la théorie de Marx de telle manière qu'il la remplaçait morceau par morceau par les lieux communs de l'économie vulgaire bourgeoise ; il soutenait l'opinion, entre autres paradoxes, que les crises découlent simplement d'un défaut de proportionnalité et non de l'insuffisance de la consommation solvable par rapport à la capacité d'extension de la production. Il empruntait ce lieu commun à Say. Ce qui apparut comme une nouveauté sensationnelle, c'est qu'il prouvait cette thèse à l'aide des schémas de la reproduction sociale exposés dans le deuxième livre du Capital !

« S'il est possible, écrivait Tougan, d'augmenter la production sociale, si les forces productives sont suffisantes, la demande s'accroît nécessairement dans le cadre d'une répartition proportionnelle de la production, car chaque marchandise nouvellement produite représente un pouvoir d'achat nouveau pour l'acquisition d'autres marchandises » (p. 25).

Et ceci est « prouvé » par les schémas de Marx, que Tougan se contente de reproduire en utilisant d'autres chiffres et qu'il commente ainsi pour conclure :

  « Les schémas cités prouvaient de manière évidente un principe en lui-même très simple, mais qui peut être contesté si l'on n'est pas familiarisé avec le processus de la reproduction du capital social, à savoir le principe selon lequel la production sociale se crée à elle-même son marché » (souligné par nous, R. L.).

Dans son amour du paradoxe, Tougan-Baranowsky conclut que la production capitaliste est, « en un certain sens », indépendante de la consommation humaine. Cependant les mots d'esprit de Tougan ne nous intéressent pas ici, mais seulement le « principe très simple », sur lequel il a bâti tout son ouvrage. Nous constatons à ce propos que ce que les « experts » disent aujourd'hui contre mon livre, Tougan-Baranowsky l'écrivait dès 1902, posant deux affirmations significatives :

La production capitaliste constitue par son extension un marché pour ses produits, si bien qu'il ne doit pas y avoir de problème de débouchés dans le processus de l'accumulation.

La preuve en est fournie par les schémas mathématiques d'après le modèle de Marx, c'est-à-dire par une série de calculs, d'additions et de soustractions auxquelles le papier se prête sans résistance.

Telle était la doctrine de Tougan-Baranowsky en 1902. Mais le pauvre homme ne savait pas ce qui l'attendait. Karl Kautsky s'empressa d'attaquer, dans la Neue Zeit, le livre, dès sa parution, et soumit les absurdités paradoxales du révisionniste russe, en particulier son fameux « principe », à une critique impitoyable.

« Si c'était exact, écrivait Kautsky [c'est-à-dire le fait, affirmé par Tougan-Baranowsky, que dans le cadre d'une répartition proportionnelle de la production sociale, il n'y aurait pas d'autre limite à l'extension du marché que les forces productives dont dispose la société]alors l'industrie anglaise devrait se développer d’autant plus vite que sa richesse en capital serait plus grande. Mais en réalité la croissance industrielle est stoppée, le capital accru émigre en Russie, en Afrique du Sud, au Japon, etc. Ce phénomène trouve son explication naturelle dans notre théorie, qui fait découler les crises en dernière analyse de la sous-consommation, il constitue l'un des piliers de cette théorie ; il reste incompréhensible du point de vue de Tougan-Baranowsky » (Neue Zeit, 1902, nº 5 (31), p. 140).

Quelle est donc cette « théorie » que Kautsky oppose à celle de Tougan ? La voici, exposée par Kautsky lui-même :

« Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché pour les moyens de consommation produits par l'industrie, marché qui s'agrandit avec l'accroissement de la richesse des premiers et le nombre des seconds, moins vite cependant que l'accumulation du capital et que la productivité du travail, et qui ne suffit pas à lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. L'industrie doit chercher des débouchés supplémentaires à l'extérieur de sa sphère dans les professions et les nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit sans cesse, mais trop lentement. Car ces débouchés supplémentaires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension de la production capitaliste.
« Depuis le moment où la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme c'était déjà le cas en Angleterre au XIX° siècle, elle possède la faculté d'avancer par grands bonds, si bien qu'elle dépasse en peu de temps l'extension du marché. Ainsi chaque période de prospérité qui suit une extension brusque du marché est condamnée à une vie brève, la crise y met un terme inévitable. Telle est en quelques mots la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les « marxistes orthodoxes » et fondée par Marx » (ibid., nº 3 (29), p. 80. C'est moi qui souligne - R. L.).

Ne tenons pas compte de l'ambiguïté des termes de Kautsky, qui appelle cette théorie une explication des crises « par la sous-consommation » ; or une telle explication fait l'objet des railleries de Marx dans le deuxième livre du Capital (p. 289). Faisons abstraction également du fait que Kautsky ne s'intéresse qu'au problème des crises sans voir, semble-t-il, que l'accumulation capitaliste, en dehors même des variations de la conjoncture, constitue à elle seule un problème. Enfin n'insistons pas sur le caractère vague des affirmations de Kautsky - la consommation des capitalistes et des ouvriers ne croît « pas assez vite » pour l'accumulation, celle-ci a donc besoin d'un « marché supplémentaire » - qui ne cherche pas à saisir avec plus de précision le mécanisme de l'accumulation. Ce qui nous intéresse ici, c'est que Kautsky défend l'opinion, qui est, dit-il, « une théorie généralement adoptée par les marxistes orthodoxes » : que les capitalistes et les ouvriers ne peuvent constituer à eux seuls un marché suffisant pour l'accumulation, que l'accumulation capitaliste a besoin de « débouchés supplémentaires » qu'elle trouve dans les couches sociales et les nations non capitalistes.

Il reste que Kautsky a réfuté en 1902, dans l'ouvrage de Tougan-Baranowsky, exactement les mêmes arguments que ceux que les « experts » opposent aujourd'hui à ma théorie de l'accumulation, et que les « experts » officiels du marxisme attaquent dans mon livre comme une déviation de la foi orthodoxe ce qui n'est que le développement exact, appliqué au problème de l'accumulation, des thèses soutenues par Kautsky il y a quatorze ans contre le révisionniste Tougan-Baranowsky et qu'il appelle « la théorie des crises généralement adoptée par les marxistes orthodoxes ». Comment Kautsky démontre-t-il à son adversaire la fausseté de ses opinions ? En lui opposant les schémas de Marx ? Kautsky montre à Tougan que les schémas, si l'on s'en sert correctement - j'ai dit dans mon livre et ne veux pas répéter ici comment Kautsky lui-même manie les schémas - prouvent non pas la thèse de Tougan-Baranowsky, mais au contraire sa propre théorie des crises par « sous-consommation ». Le monde est à l'envers. L'expert en chef se serait-il lui aussi mépris sur « l'essence, le but et la signification des schémas de Marx », plus encore que Tougan-Baranowsky ?... Kautsky développe la conception de Tougan-Baranowsky jusque dans ses dernières conséquences : nous avons déjà vu que la théorie de Tougan contredit, d'après Kautsky, la théorie des crises de Marx et qu'elle ne permet pas de comprendre le phénomène de l'exportation de capitaux dans des pays non capitalistes. Il expose en outre les implications générales d'une telle position :

« Quelle valeur pratique ont (...) nos différends théoriques ? », demande Kautsky. Que les crises aient leur cause première dans la sous-consommation ou dans la disproportionnalité de la production sociale, est-ce autre chose qu'une querelle scolastique ? « C'est ce qu'un « homme d'action » pourrait être tenté de penser. En fait cette question a une grosse importance pratique pour nos différends tactiques tels qu'ils sont discutés dans le parti. Ce n'est pas par hasard que le révisionnisme a attaqué avec une violence particulière la théorie des crises de Marx. »

Et Kautsky expose en long et en large que la théorie des crises de Tougan-Baranowsky aboutit au fond à une prétendue « atténuation des antagonismes de classes », c'est-à-dire appartient au bagage théorique de la tendance qui veut faire de la social-démocratie, parti de la lutte de classe prolétarienne, « un parti démocratique ou l'aile gauche du parti démocratique de réformes sociales » (ibid., nº 5 (31), p. 141).

Voilà comment, il y a quatorze ans, l'expert en chef exécutait dans toutes les règles de l'art l'hérétique Tougan-Baranowsky tout au long d'un article de trente-six pages publié dans la Neue Zeit ; à la fin il partait en emportant le scalp du vaincu à sa ceinture.

Aujourd'hui les « experts », disciples fidèles de leur maître, attaquent mon analyse de l'accumulation au nom du même « principe » qui valut au révisionniste russe une exécution capitale dans les colonnes de la Neue Zeit.

Que devient dans cette aventure la « théorie des crises généralement adoptée - pour autant que nous le sachions - par les marxistes orthodoxes » ?

Cependant il advint quelque chose d'encore plus original. Après que mon Accumulation eut été anéantie avec les armes de Tougan-Baranowsky dans le Vorwärts, dans la Bremer Bürgerzeitung, dans la Dresdener Volkszeitung, dans la Frankfurter Volksstimme, la Neue Zeit publia une critique d'Otto Bauer. Certes cet « expert » croit lui aussi, comme nous l'avons vu, à la valeur magique de preuve des schémas de Marx, il ne les trouve pas « parfaits », il les juge « arbitraires et entachés de contradictions », ce qu'il explique par le fait qu'Engels a « trouvé inachevée » cettepartie de l’œuvre de Marx découverte après la mort de celui-ci. C'est pourquoi il construit lui-même, au prix d'énormes efforts, de nouveaux schémas : « Nous avons donc établi des schémas qui ne contiennent plus aucun élément arbitraire, une fois que l'on a admis les suppositions de base. » Bauer croit avoir trouvé avec ces nouveaux schémas pour la première fois « un fondement irréfutable pour l'étude du problème posé par la camarade Luxemburg »(Neue Zeit, 1913, nº 23, p. 838). Bauer a surtout compris que la production capitaliste ne se meut pas dans un espace abstrait « sans rencontrer d'obstacles » ; il cherche donc une base sociale objective quelconque à l'accumulation du capital et la découvre finalement dans l'accroissement de la population. Ici se produit un phénomène très curieux. Après un vote unanime des « experts » qui fut approuvé en bloc par la rédaction de l'organe central du Parti, mon livre est une absurdité pure, il résulte d'une vulgaire méprise : il n'existe pas de problème de l'accumulation, Marx a déjà tout résolu et les schémas donnent une réponse suffisante à la question. Or Bauer se sent tenu de donner aux schémas un fondement plus concret que les seules règles de l'addition et de la soustraction : il envisage un facteur social déterminé - l'accroissement de la population ; c'est en fonction de ce facteur qu'il construit ses tableaux. L'extension de la production capitaliste telle que les schémas l'exposent et l'illustrent n'est donc pas un mouvement autonome du capital autour de son axe ; ce mouvement suit le mouvement de croissance de la population :

« L'accumulation suppose l'extension du champ de la production, le champ de la production s'élargit grâce à l'accroissement de la population. » Dans le mode de production capitaliste l'accumulation tend à s'adapter à l'accroissement de la population. « La tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population domine les, relations internationales. » « Si l'on considère l'économie mondiale capitaliste comme un tout, la tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population se manifeste de manière visible dans le cycle industriel. Le retour périodique de la prospérité, de la crise, de la dépression, est l'expression empirique du fait que le mécanisme de la production capitaliste surmonte automatiquement la suraccumulation et la sous-accumulation, en adaptant sans cesse l'accumulation du capital à l'accroissement de la population » (Neue Zeit, 1913, nº 24, pp. 871-873). (Les passages soulignés le sont par Bauer.) Nous nous réservons d'étudier de plus près la théorie de Bauer. Une chose pourtant est claire : cette théorie offre une perspective tout à fait nouvelle. Pour les autres « experts », poser le problème des fondements sociaux et économiques de l'accumulation était une absurdité dont il est « difficile de comprendre le sens ». Bauer en revanche échafaude toute une théorie pour résoudre ce problème.

La théorie de la population de Bauer n'est pas seulement nouvelle pour les autres critiques de mon livre : elle surgit pour la première fois dans la littérature marxiste. Ni dans les trois livres du Capital, ni dans l'Histoire des Doctrines économiques, ni dans les autres écrits de Marx, on ne rencontre la moindre trace de la théorie de Bauer comme base de l'accumulation.

Examinons par ailleurs comment Kautsky, en annonçant dans la Neue Zeit la publication du deuxième livre du Capital, en faisait un compte-rendu. Dans son exposé du contenu du deuxième livre, Kautsky analyse en détail les premiers chapitres sur la circulation, il reproduit toutes les formules et les signes tels que Marx les a utilisés lui-même ; en revanche il ne consacre que trois pages - au lieu des vingt pages de l'original - au chapitre sur la « reproduction et circulation du capital social total », qui est la partie la plus importante et la plus originale du livre. Dans ces trois pages, Kautsky expose uniquement - en reproduisant bien entendu les inévitables schémas - la fiction de la « reproduction simple », c'est-à-dire d'une production capitaliste sans profit ; Marx s'était servi de cette fiction comme d'une introduction purement théorique à l'étude du problème proprement dit, à savoir l'accumulation du capital total. Kautsky résume ce dernier problème en deux lignes : « Enfin l'accumulation de la plus-value, l'extension du processus de la production provoquent des complications nouvelles. » Un point c'est tout. Il n'ajoutera plus un mot à ce sujet après la parution du deuxième livre du Capital, ni plus tard au cours des trente années qui suivirent. Non seulement on ne rencontre pas chez Marx la moindre trace de la théorie de la population de Bauer, mais en outre le chapitre entier qui traite de l'accumulation n'a absolument pas frappé Kautsky. Il n'y découvre pas de problème particulier à la solution duquel Bauer aurait fourni « un fondement irréfutable » et ne remarque pas non plus que Marx interrompt l'étude entreprise presque au milieu d'un mot sans avoir donné de réponse à la question qu'il avait plusieurs fois posée.

Kautsky reprit plus tard l'analyse du deuxième livre du Capital, dans la série d'articles dirigés contre Tougan-Baranowsky que nous avons déjà cités. Kautsky y formule cette « théorie des crises adoptée généralement par les marxistes orthodoxes et fondée par Marx », qui dit en substance que la consommation des capitalistes et des ouvriers ne suffit pas et qu'un « marché supplémentaire » est nécessaire, qu'on le trouve « dans les professions et les nations qui ne connaissent pas encore le mode de production capitaliste ». Mais Kautsky ne semble pas se rendre compte que cette théorie des crises « généralement adoptée par les marxistes orthodoxes » contredit non seulement les paradoxes de Tougan-Baranowsky, mais encore les schémas de l'accumulation de Marx ainsi que l'hypothèse générale du deuxième livre du Capital. A la base de l'analyse du deuxième livre il y a en effet l'hypothèse d'une société composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers, et les schémas ont pour but d'exposer avec exactitude, comme une loi économique, comment ces deux classes de consommateurs permettent, par leur seule consommation, à l'accumulation de se produire d'une année à l'autre, ce à quoi ils ne suffisent pas dans la réalité. Nous ne trouvons chez Kautsky non plus aucune allusion à la théorie de la population de Bauer comme fondement véritable des schémas de Marx.

Si nous ouvrons le Capital financier de Hilferding au chapitre XVI, nous voyons, après une introduction où l'auteur exprime son admiration - parfaitement justifiée - pour l'analyse par Marx des conditions de la reproduction du capital total, qu'il appelle la découverte la plus géniale de l' « œuvre étonnante », que Hilferding recopie textuellement en quatorze pages imprimées les feuillets de Marx, sans oublier bien entendu les schémas mathématiques ; au cours de ce travail Hilferding se plaint – toujours à juste titre - du peu d'importance accordée jusqu'alors à ces schémas, que seul Tougan-Baranowsky avait en quelque sorte pris en considération. Voici les conclusions de Hilferding à propos de cette découverte géniale de Marx :

Les schémas montrent « que dans la production capitaliste, la reproduction simple aussi bien que la reproduction à une échelle élargie peuvent se poursuivre sans difficultés si seulement ces proportions sont respectées. Inversement une crise peut éclater, même dans le cas de la reproduction simple si l'on porte atteinte aux proportions justes, à celles par exemple qui doivent exister entre le capital usé et le capital qui doit être nouvellement investi. On ne doit donc pas conclure que la crise a nécessairement sa cause dans la sous-consommation immanente à la production capitaliste. On ne doit pas non plus déduire des schémas la possibilité d'une surproduction générale de marchandises ; au contraire on peut démontrer que toute extension de la production est possible dans la mesure des forces productives existantes » (p. 318). C'est tout. Hilferding ne voit donc, lui aussi, dans l'analyse marxienne de l'accumulation qu'une base pour la solution du problème des crises, en ce sens que les schémas mathématiques indiquent les proportions à respecter pour que l'accumulation puisse se poursuivre sans difficulté.

Hilferding tire deux conclusions

Les crises découlent uniquement de la disproportionnalité - il rejette ainsi la « théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par les marxistes orthodoxes, et fondée par Marx », ou théorie de la « sous-consommation », reprenant au contraire la théorie des crises de Tougan-Baranowsky, que Kautsky avait condamnée comme hérésie révisionniste ; cette théorie l'amène à répéter l'affirmation de Say : une surconsommation générale est impossible.

Si l'on fait abstraction des crises comme troubles périodiques résultant d'une disproportionnalité, l'accumulation capitaliste peut (dans une société composée uniquement de capitalistes et d'ouvriers) se développer sans limites, grâce à une extension croissante de la production, « dans la mesure où le permettent les forces productives existantes ». Hilferding reproduit encore une fois textuellement les thèses de Tougan, que Kautsky avait anéanties.

Il n'existe donc pas pour Hilferding, abstraction faite des crises, de problème de l'accumulation, puisque « les schémas montrent » que « toute extension » de la production est possible, c'est-à-dire que le marché s'élargit en même temps que la production. Nous ne rencontrons ici non plus aucune allusion à la théorie de Bauer, selon laquelle la production est limitée par l'accroissement de la population, ni à la nécessité d'une telle théorie.

Enfin pour Bauer lui-même, cette théorie est une découverte toute récente. En 1904, donc après la discussion entre Kautsky et Tougan-Baranowsky, Bauer a analysé pour la première fois dans deux articles, parus dans la Neue Zeit, le problème des crises à la lumière de la théorie de Marx. Il dit lui-même dans ces articles qu'il veut donner le premier exposé cohérent de cette théorie. Reprenant un passage du deuxième livre du Capital, où Marx cherche à expliquer le cycle décennal de l'industrie moderne, Bauer ramène ce phénomène à la forme de circulation particulière du capital fixe. Pas un instant il n'évoque l'importance décisive du rapport entre l'extension de la production et l'accroissement de la population. La thèse de Bauer, la « tendance de l'accumulation à s'adapter à l'accroissement de la population », par laquelle il veut expliquer aujourd'hui les crises aussi bien que la conjoncture, l'accumulation aussi bien que la fuite du capital de pays en pays, et finalement l'impérialisme : cette loi toute puissante qui met en mouvement le mécanisme entier de la production capitaliste et le « règle automatiquement » n'existait ni pour Bauer ni pour le reste du monde. Aujourd'hui, dans les critiques de mon ouvrage, est apparue soudain comme par magie la théorie fondamentale qui place pour la première fois les schémas de Marx sur un « fondement irréfutable » - permettant de résoudre un problème qu'on prétendait inexistant

Que penser alors des autres experts ?

Résumons en quelques points, les affirmations des divers critiques.

D'après Eckstein et Hilferding (et d'après Pannekoek) il n'existe pas de problème de l'accumulation du capital. Tout est clair. Tout va de soi, comme le « démontrent » les schémas de Marx. C'est seulement mon incompréhension absolue des schémas qui explique pourquoi je les critique. D'après Bauer, les chiffres cités par Marx sont « arbitraires et entachés de contradictions ». C'est lui Bauer, qui a le premier « su illustrer convenablement la pensée de Marx » et construit un « schéma dégagé des éléments arbitraires ».

D'après Eckstein et la rédaction du Vorwärts, mon livre doit être « rejeté » comme nul et sans valeur ; d'après le petit « expert » de la Frankfurter Volksstimme (1° février 1913) il est même « extrêmement nuisible ». D'après Bauer « cette explication fausse contient pourtant un grain de vérité », puisque ma théorie fait allusion aux limites de l'accumulation du capital (Neue Zeit, 1913, nº 24, p. 873).

D'après Eckstein et le Vorwärts mon Accumulation n'a aucun rapport avec l'impérialisme : « Le livre a du reste si peu de rapports avec les nouveaux phénomènes de la vie économique moderne qu'il aurait pu être écrit aussi bien il y a vingt ans ou plus ». D'après Bauer mon étude découvre sans doute « une racine de l'impérialisme », mais « il en existe d'autres » (loc. cit., p. 874) - ce qui pour ma modeste personne serait déjà un grand mérite.

D'après Eckstein, les schémas de Marx montrent combien en fait les besoins sociaux sont vastes, ils indiquent « la possibilité de l'équilibre, dont cependant la réalité capitaliste s'écarte considérablement » parce qu'elle est dominée par la chasse au profit, d'où découlent les crises ; dès la colonne suivante Eckstein écrit que « l'exposé correspond aux schémas de Marx mais aussi à la réalité », car le schéma montre précisément « comment ce profit est réalisé pour les capitalistes » (Vorwärts, du 16 février 1913, supplément). Pour Pannekoek, l'état d'équilibre n'existe pas, mais il y a simplement un espace vide : « On peut comparer l'ampleur de la production à un objet sans poids qui peut flotter dans l'espace dans toutes les positions. La production ne connaît par de situation d'équilibre à laquelle elle serait ramenée après une déviation. » « Le cycle industriel n'est pas une oscillation autour d'une situation moyenne donnée par un besoin quelconque » (Neue Zeit, 1913, nº 22, « Theoretisches zur Ursache der Krisen », pp. 783, 792). Pour Bauer les schémas de Marx, dont il a enfin déchiffré le sens véritable, ne signifient pas autre chose que le mouvement de la production capitaliste dans son adaptation à l'accroissement de la population.

Eckstein et Hilferding croient à la possibilité économique objective de l'accumulation illimitée : « Les schémas montrent justement qui achète les produits » (Eckstein), ces schémas que l'on peut continuer indéfiniment sur le papier. Ce que Pannekoek appelle « l'objet sans poids » peut, selon son expression, « flotter dans toute situation ». D'après Hilferding, « on peut démontrer que toute extension de la production est possible pour autant qu'y suffisent les forces productives existantes si puisque comme le montrent les schémas, les débouchés s'élargissent automatiquement avec la production. D'après Bauer « seuls les apologistes du capital peuvent démontrer que l'accumulation n'a pas de limites » et prétendre que « le pouvoir de consommation croît automatiquement avec la production » (Neue Zeit, 1913, nº 24, p. 873).

Qu'en est-il au juste et que veulent dire les « experts » ? Existait-il chez Marx un problème de l'accumulation que personne de nous n'avait su voir jusqu'à présent, ou bien le problème reste-t-il, même après la dernière solution qu'y a apportée Bauer, une invention due à « mon incapacité totale d'opérer avec les schémas de Marx », comme l'écrivait le critique du Vorwärts ? Les schémas de Marx sont-ils des vérités définitives et sans appel, des dogmes infaillibles, ou bien se révèlent-ils « arbitraires et entachés de contradictions » ? Le problème que j'ai abordé s'attaque-t-il aux racines de l'impérialisme, ou bien n'a-t-il « aucun rapport avec les phénomènes réels de la vie moderne » ? Et qu'exposent finalement ces schémas « devenus célèbres », comme dit Eckstein ? Indiquent-ils « une situation d'équilibre » purement fictive où se trouverait la production, donnent-ils une image de la réalité concrète, fournissent-ils la preuve de la possibilité de « toute extension », donc de la croissance illimitée de la production, une preuve de l'impossibilité de cette extension sans limites eu égard à la sous-consommation ? Montrent-ils la tendance de la production à respecter les limites de l'accroissement de la population ? Présentent-ils l'image du ballon d'enfant « sans poids » de Pannekoek ou d'un autre objet, ou d'un chameau ou d'un buffle ? Il est temps que les « experts » s'entendent.

En attendant nous avons un bel exemple de la clarté, de l'harmonie et de la cohérence du marxisme officiel dans son appréciation de la partie fondamentale du deuxième livre du Capital ! Et une légitimation parfaite de l'arrogance avec laquelle ces messieurs ont anéanti mon livre [5] !

Maintenant qu'Otto Bauer m'a libérée de l'obligation de discuter avec les autres « experts si je me tourne vers Bauer lui-même.


Notes

[1] On trouve l'exemple d'une telle platitude dans le compte rendu de mon livre, paru dans le Vorwärts. Le critique Eckstein, après quelques mots solennels d'introduction promettant au lecteur de l'instruire des besoins sociaux, tourne en rond comme un chat autour de sa queue et finit par déclarer que la chose n'est « ni simple facile ». C'est exact. Il est beaucoup plus simple et plus facile de lancer des remarques méprisantes.

[2] De même Pannekoek, dans la Bremer Bürgerzeitung, du 29 janvier 1913 : « La réponse est simple, le schéma la donne : on trouve là [c'est-à-dire sur le papier de la Bremer Bürgerzeitung] des débouchés pour tous les produits. Les acheteurs sont les capitalistes et les ouvriers eux-mêmes... Il n'existe donc aucun problème à résoudre. »

[3] « Les schémas montrent justement qui achète les produits. La camarade Luxemburg a mal compris le caractère, le but, et la signification des schémas de Marx. » (E. Eckstein, Vorwärts, compte rendu du 16 février 1913, supplément.)

[4] Ou alors il reste la consolation vague du petit « expert » de la Dresdener Volkszeitung, qui, après avoir exécuté mon livre, déclare que le capitalisme finira par s'effondrer, « à cause de la baisse du taux de profit ». Comment ce brave homme imagine-t-il les choses ? Arrivée à un certain point, la classe capitaliste, désespérée de l'insignifiance du taux de profit ne pendra-t-elle collectivement, ou bien déclarera-t-elle que, puisque les affaires vont si mal, il ne vaut pas la peine de s'embarrasser de soucis et de tourments, passera-t-elle alors la main au prolétariat ? En tout cas cette consolation est réduite à néant par une seule phrase de Marx : « Pour les grands capitalistes, la baisse du taux de profit est compensée par sa masse. » Il coulera encore de l'eau sous les ponts avant que la baisse du taux de profit ne provoque l'effondrement du capitalisme.

[5] Parmi les « experts », le critique du Vorwärts, Eckstein, est celui de tous qui a le moins compris ce dont Il s'agit dans la discussion. Il fait partie de cette race de journalistes surgis avec le développement de la presse ouvrière, qui peuvent écrire n'importe quand sur n'importe quoi : sur le droit familial japonais, la biologie moderne, l'histoire du socialisme, l'épistémologie, l'histoire de la civilisation, l'économie politiques, les problèmes tactiques - tout ce dont on a besoin au jour le jour. De tels polygraphes se meuvent dans tous les domaines du savoir avec cette assurance dénuée de scrupules que peuvent sincèrement leur envier les savants sérieux. Ils pallient leur incompétence sur un sujet par l'insolence et la lourdeur. En voici deux exemples : « On s'aperçoit ici déjà, écrit Eckstein à un endroit de son compte rendu, que l'auteur s'est mépris sur le sens et le but de l'exposé de Marx ; ce fait est confirmé par le reste de l'ouvrage. Elle n'a même rien compris à la technique des schémas. C'est manifeste dès la page 65 du livre. »
Il s'agit dans ce passage de mon livre du classement, dans le schéma, de la production de l'argent dans la section des moyens de production. Je critique ce classement et je cherche à montrer que, puisque l'argent n'est pas en lui-même un moyen de production, il doit résulter de cette hétérogénéité de grandes difficultés pour la précision de l'exposé. A cela, Eckstein répond par cette perle : « La camarade Luxemburg déplore que Marx place la production monétaire, autrement dit de l'or et de l'argent dans la rangée I et dans la catégorie des moyens de production. Elle y voit une faute. C'est pourquoi elle met sous les deux rangées établies par Marx une troisième catégorie pour indiquer la production de l'argent. C'est licite sans doute, mais on est impatient de voir comment l'échange mutuel se produira entre les trois rangées. » Il éprouve une amère déception ! « Dans le schéma construit par la camarade Luxemburg, la difficulté est non pas très grande - elle est insurmontable. Rosa Luxemburg n'essaie même pas d'exposer ces enchevêtrements organiques. Une seule tentative en ce sens lui aurait montré que son schéma est impossible », Eckstein poursuit sur le même ton, avec la même légèreté. Or, le « schéma construit par la camarade Luxemburg », à la page 65, n'est pas mon œuvre, mais celle de Marx ! Je ne fais que reproduire ici les chiffres indiqués dans le Capital, Livre II, tome 5 ), (p. 118, trad. Éditions. Sociales), justement pour montrer que d'après les données même de Marx, il est impossible de classer ainsi la production de l'argent, ce que je commente explicitement dans le passage suivant : « Au reste un regard sur le schéma de la reproduction [de Marx] montre à quelle contradiction devait nécessairement aboutir la confusion entre les moyens d'échange et les moyens de production, » Sur ce Eckstein, attribuant à ma plume le schéma de Marx que je critique, me semonce vertement comme une écolière à cause de ce schéma et me reproche de n'avoir rien compris à la technique même des schémas ».
Encore un exemple : Marx construit à la page 156 du Capital. Livre II, tome 5, (trad. Éditions Sociales), son premier schéma de l'accumulation ; il y fait capitaliser par les capitalistes de la section I 50 % de leur plus-value, tandis que ceux de la section II capitalisent au hasard, sans règle visible, simplement en fonction des besoins de la section I. Je cherche à montrer que cette hypothèse est arbitraire. Et voilà de nouveau mon Eckstein qui intervient avec sa prolixité coutumière : « L'erreur réside dans sa manière propre de calculer, qui prouve qu'elle n'a pas compris le caractère des schémas de Marx. Rosa Luxemburg croit en effet que les schémas sont fondés sur le postulat d'un taux d'accumulation identique, elle suppose que le taux de l'accumulation doit être le même dans les deux grandes sections de la production sociale, c'est-à-dire que la même partie de la plus-value doit être transformée en capital. Mais ceci est une hypothèse contredite par les faits : en réalité, il n'y a pas de taux d'accumulation général ; un tel taux est théoriquement inconcevable. » Il y a là « une erreur très incompréhensible de la part de l'auteur, qui prouve une fois de plus que le caractère des schémas de Marx est resté pour elle une énigme ». La loi réelle du taux de profit égal est « en contradiction absolue avec la loi fictive de l'accumulation égale, etc. »... Eckstein poursuit sur ce ton savoureux sa critique, avec la conscience qu'on lui connaît à m'anéantir : c'est tout ou rien. Cependant Marx donne cinq pages plus loin un second exemple de schéma de l'accumulation, qui est le véritable schéma, le schéma fondamental dont il se sert exclusivement jusqu'à la fin, tandis que le premier n'était qu'un essai, une construction provisoire. Dans ce deuxième exemple définitif, Marx applique constamment la loi fictive du taux d'accumulation égal dans les deux sections. Cette « inconcevabilité théorique », cette « contradiction absolue avec la loi réelle du taux de profit égal », cette série de délit, et de crimes monstrueux se trouvent dans le schéma de Marx à la page 159 du Capital. 2° Livre, tome 5. (trad. Éditions sociales) : Marx persiste dans ses fautes jusqu'à la dernière ligne du volume. La critique s'adresse une fois encore au malheureux Marx. C'est pour lui manifestement que le « caractère » de ses propres schémas est demeuré une énigme. Malchance qu'il partage d'ailleurs non seulement avec moi, mais aussi avec Otto Bauer, qui pose comme condition préalable à son propre schéma « inébranlable » que le taux d'accumulation dans les deux sphères de la production soit le même » (Neue Zeit, loc. cit., p. 838). Voilà le niveau de la critique d'Eckstein. Et c'est par un tel individu, qui n'a même pas lu à fond le Capital, que l'on doit se laisser insulter ! La publication dans le Vorwärts d'un tel compte rendu est un signe éclatant de la suprématie de l'école des énigmes « austro-marxistes » dans les deux organes centraux du parti. Si Dieu me prête vie assez longtemps pour que je connaisse une seconde édition de mon livre, je ne manquerai pas de sauver cette perle pour la postérité en la reproduisant in extenso dans l'annexe à mon livre.


Archives R. Luxemburg Archives Internet des marxistes
Haut de la page Sommaire Suite Fin