1911

Source : — LUXEMBURG Rosa, Vive la lutte ! Correspondance 1891-1914, Textes réunis, traduits et annotés sous la direction de Georges HAUPT par Claudie WEILL, Irène PETIT, Gilbert BADIA, Editions François Maspero, Bibliothèque Socialiste n°31, Paris, 1975.

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Rosa Luxemburg

Rosa Luxemburg à Konrad Haenisch

02 décembre 1911

 

Sur les suites de l’affaire Molkenburg et l’éthique de combat

Südende, Lindenstrasse, 2 décembre 1911.

Cher camarade Haenisch,

C’est bien entendu une idée absurde de notre cher H. [1] que d’imaginer que je ne sais quelle « mauvaise humeur » de ma part m’empêcherait de faire de la propagande pour lui. Par tous les diables ! Je fais de la propagande dans les pires circonscriptions électorales des pires opportunistes, et alors des conflits personnels me feraient abandonner mes amis politiques ? C’est ridicule. Mais ce qui se passe, c’est que je n’en ai simplement plus le temps. Du 01/12 jusqu’au 12/01, toutes mes soirées - sauf dans la semaine des fêtes - sont retenues fermement depuis des mois, il n’y a donc rien à faire [2]. J’écris aujourd’hui même à Henke en ce sens [3].

Et maintenant, quelques mots à propos de cette « mauvaise humeur » ! Certes, à Iena [4], j’étais furieuse contre vous et cela parce que vous vous étiez fixé pour tâche de me défendre, mais que, par un effet de votre stratégie complètement aberrante, vous m’avez encore plus enfoncée [5]. Vous avez voulu défendre ma « moralité », et pour ce faire vous avez sacrifié ma position politique. On ne pouvait procéder plus mal à propos. Ma « moralité » n’a pas besoin d’être défendue. Vous ne pouvez pas ne pas avoir remarqué que, depuis que je suis dans le parti allemand, depuis 1898, donc, je n’ai cessé de me faire insulter personnellement de la manière la plus basse et surtout dans le Sud, et que pourtant ne n’ai jamais répondu à ces insultes par une seule ligne ou une seule parole. Le silence méprisant est ma seule réponse. Et cela - outre le fait de mon orgueil personnel - pour une raison politique bien simple, à savoir que toutes les insultes personnelles ne sont que des manoeuvres pour détourner l’attention de l’objet du conflit. Dès avant Iéna, il était clair que le Comité directeur, qui était bien embarrassé, n’avait pas d’autre issue que de déplacer le conflit sur le terrain personnel et « moral ». Il était clair également que tous ceux à qui la cause tenait à coeur devaient déjouer cette manoeuvre et ne pas se laisser attirer sur le terrain personnel. Or c’est précisément ce que vous avez fait en concentrant tout le débat sur ma personne et en abandonnant complètement ma position. Certes vous n’êtes pas obligé d’être d’accord avec moi sur tous les points et c’est bien votre droit que de soutenir ouvertement votre opinion, même si elle diffère de la mienne. Mais vous ne pouvez pas pour autant travestir ce désaccord en une « défense » de ma personne, car une telle défense nuit dix fois plus qu’une attaque directe. Vous ne vous êtes sûrement pas rendu compte de l’impression produite par votre article : on eût dit un plaidoyer noble et larmoyant pour obtenir des circonstances atténuantes en faveur d’une condamnée à mort - c’en était assez pour faire sortir de ses gonds quelqu’un dont la position stratégique politique ne serait aussi favorable et aussi importante que l’était la mienne à Iéna. Vous ne devez pas prendre aussi au tragique tous les ragots menaçants - disons-le crûment, de ce diffamateur qu’est Hilferding [6] - qui proviennent prétendument de « sources bien informées » et surtout ne jamais confondre les questions politiques avec les problèmes personnels et sentimentaux. Les révisionnistes savent bien pourquoi ils agissent ainsi à notre égard. Mais si les nôtres les suivent sur ce terrain glissant, c’est trop bête.

En voilà assez pour éclaicir ce point. J’ai oublié depuis longtemps ma « mauvaise humeur » et j’ai vraiment d’autres soucis que de m’embarrasser de vieilles querelles mesquines. Donc finissons-en.

Merci beaucoup pour l’envoi de vos textes. J’en connais déjà quelques-uns pour les avoir reproduits dans la presse. Je me suis déjà fait donner les tracts illustrés en Saxe et j’en trouve l’idée et l’exécution très réussies.

Et maintenant tous mes voeux pour les fêtes et meilleur souvenir de votre

Rosa Luxemburg

Notes

[1] Alfred Henke (1868-1946).

[2] Les élections au Reichstag devaient avoir lieu en janvier 1912. Rosa Luxemburg fit une tournée de propagande en Saxe et prit la parole à Weimar, Eisenach, Greiz, Erfurt, Ilmenau.

[3] Cette lettre n’a pas été retrouvée.

[4] Au congrès annuel du SPD qui eu lieu du 10 au 16 septembre 1911.

[5] Haenisch avait publié le 7 septembre 1911 dans la Bremer Bürgerzeitung un plaidoyer en faveur de Rosa Luxemburg à propos de son « indiscrétion » lors de l’affaire de la publication de la lettre de Molkenbuhr (voir lettre à Dittmann du 28 juillet 1911). Rosa avait été attaquée avant le congrès d’Iéna dans les colonnes de plusieurs journaux et accusée de nuire au parti. Haenisch avait appuyé sa défense sur l’honneur de Rosa Luxemburg, mettant en valeur les services qu’elle avait toujours rendus au parti. Apprenant l’existence de cet article, Rosa Luxemburg télégraphia à la rédaction de la Bremer Bürgerzeitung : « suspendre article grossier Haenisch ». Haenisch ajoute qu’elle fit suivre une lettre en ce sens, qui n’a pas été retrouvée.

[6] Il est question de l’austro-marxiste Rudolf Hilferding (1877-1941), auteur du Capital financier, alors rédacteur au Vorwärts et proche de Kautsky.