1905 |
En 1905, Rosa Luxemburg publia en polonais le livre : "Kwestia polska a ruch socjalistyczny" (La question polonaise et le mouvement socialiste). Des extraits, présentés ci-dessous, de la Préface par Rosa Luxemburg de ce livre ont été publiés dans "Les marxistes et la question nationale" (François Maspero, 1974, traduction Claudie Weill). |
... Le moment était donc venu où les vieilles traditions de l’Internationale socialiste, au sujet de la question polonaise, entraient dans la zone des intérêts pratiques du mouvement ouvrier, et il fallait absolument, dans l’intérêt du socialisme polonais et international, la soumettre à une analyse critique.
Il s’agissait d’éliminer les illusions et les conceptions vieillies sur la Pologne, dont le social-patriotisme avait fait le plus grand obstacle à la diffusion de la position socialiste de classe et à l’implantation du mouvement ouvrier en Pologne ; d’analyser d’une façon critique ces opinions traditionnelles que les partisans du social-patriotisme avaient transformées en un solennel article de foi pour les socialistes polonais. Il s’agissait de revoir les vieilles idées de Marx sur la question polonaise pour donner aux principes de la théorie marxiste libre accès au mouvement ouvrier polonais.
D’autre part, depuis quelques années, le P.P.S. renouvelait et ravivait chez les socialistes allemands et autres les traditions nationales polonaises notamment au moyen d’une revue spéciale, le Bulletin officiel du Parti socialiste polonais, ce qui avait très clairement un but pratique : confier le programme du rétablissement de la Pologne non seulement aux socialistes du « Royaume » [1], mais aussi à ceux de la Galicie et du territoire occupé par la Prusse, et fondre les trois fractions du mouvement ouvrier polonais qui combattaient dans des conditions politiques entièrement différentes, en une unité sur la base du nationalisme. Les intérêts politiques derrière ce but était naturellement d’isoler politiquement le mouvement socialiste polonais du mouvement général de classe de la social-démocratie allemande et autrichienne, c’est-à-dire d’introduire une scission selon les nationalités dans les rangs jusqu’alors homogènes du prolétariat d’Allemagne et d’Autriche.
Le Congrès international socialiste de Londres d’août 1896 devait être le point culminant, le couronnement des efforts de deux années d’activité du social-patriotisme dans cette direction. Lors de ce Congrès, le Parti socialiste polonais proposa une résolution qui consacrait l’aspiration des socialistes polonais au rétablissement de la Pologne comme une exigence indispensable pour le mouvement ouvrier international. Ainsi la tendance nationaliste dans le mouvement ouvrier polonais, avec toutes ses conséquences, devait obtenir la sanction de la plus haute instance socialiste contre laquelle se serait brisée toute tentative de critique dans les rangs des socialistes polonais.
C’est pourquoi, la motion du Parti socialiste polonais soumise au Congrès de Londres fut en bonne logique, le point de départ d’une ample discussion sur la question polonaise. Cette discussion, en partie purement théorique, en partie concernant le domaine de la tactique et de la politique pratique, commencée dans le Neue Zeit, s’étendit au Vorwärts, organe central de la social-démocratie allemande, et aux autres publications du parti allemand (Leipziger Volkszeitung, Siächsische Arbeiterzeitung) et passa même dans la presse italienne. Tout ce débat animé de l’année 1896 et des années suivantes, le lecteur le trouvera dans ce livre. Considérant que le principe directeur de la social-démocratie, contrairement à la tendance social-patriotique, n’est pas l’abêtissement mais le réveil de la pensée critique dans les rangs des socialistes, nous donnons à nos lecteurs, sans aucun changement, toutes les opinions exprimées pour et contre notre position, sans imposer des réponses toutes prêtes et des jugements définitifs mais en offrant au lecteur toute l’abondante documentation afin qu’il ait la possibilité de se faire par lui-même un avis sur cette discussion et une opinion personnelle dans ce problème fondamental pour le mouvement ouvrier polonais.
Du point de vue politique, le but direct du débat engagé dans la Neue Zeit fut pleinement atteint. Il remua les esprits des socialistes de l’Europe occidentale et les incita à réfléchir sur l’importance politique et sur les conséquences de la prise de position des social-patriotes, si bien que la motion le ces derniers ne fut pas prise en considération au Congrès de Londres ; au contraire fut acceptée à l’unanimité la résolution qui confirmait encore une fois, en ligne générale, les sympathies des socialistes pour toutes les nationalités opprimées et la reconnaissance de leur droit à l’autodétermination [2]. Pourtant, même avant, il n’y avait naturellement aucun doute sur la sympathie et sur la compassion des socialistes envers les peuples opprimés, parce que ces sentiments découlent d’une même conception socialiste du monde. Tout aussi clair était, et est toujours, pour les socialistes le droit de chaque peuple à l’indépendance parce que ce droit découle lui aussi des principes élémentaires du socialisme. La motion des social-patriotes n’entendait pas exprimer la sympathie pour toutes les nations en général, mais voulait faire du problème spécifique du rétablissement de la Pologne un besoin politique spécifique du mouvement ouvrier ; il s’agissait donc non de reconnaître le droit de tout peuple à l’indépendance, mais seulement l’exigence et la justesse de la tendance des socialistes polonais à la réalisation de ce droit en Pologne [3]. Le Congrès de Londres, de ce point de vue, donna une directive complètement opposée. Non seulement il mit sur le même pied le problème polonais et ceux de tous les autres peuples opprimés, mais il invita en même temps, comme unique remède à l’oppression nationale, les ouvriers de toutes les nations concernées à ne pas s’occuper chacun dans son pays du rétablissement d’Etats indépendants capitalistes, mais à s’engager dans les rangs du socialisme international, pour hâter la création du système socialiste qui éliminerait radicalement, en même temps que l’oppression de classe, toute autre sorte d’oppression, y compris nationale.
Ce résultat immédiat de notre critique nous démontre dès l’abord dans quelle mesure, pour la question polonaise, les traditions sur lesquelles le courant social-patriotique avait fondé son existence dans le mouvement international, étaient dépassées et combien elles se sont trouvées en opposition avec les intérêts réels du mouvement ouvrier. Cela s’est avant tout manifesté dans le fait que poser le problème du rétablissement de la Pologne sur le terrain de la politique pratique du prolétariat, touchait toute une série d’autres problèmes internationaux et suscitait des opinions qui n’existaient pas à l’époque de la Neue Rheinische Zeitung et de la révolution de 1848. La question suivante se posait d’emblée : si le prolétariat international doit reconnaître comme tâche de la politique socialiste le rétablissement national de l’Etat polonais, pourquoi ne devrait-il pas tout autant reconnaître, comme tâche de la social-démocratie, la séparation de l’Alsace et de la Lorraine de l’Allemagne et leur restitution à la France, et même appuyer la tendance nationaliste italienne qui voulait récupérer Trente et Trieste, et les tendances séparatistes en Bohême, etc.
D’autre part, la reconnaissance de la tendance des organisations socialistes polonaises à se séparer des partis socialistes existant dans les pays du partage, et réciproquement la tendance à unir le prolétariat des trois territoires polonais occupés en un unique parti ouvrier, ont suscité toute une série de problèmes d’organisation. Il y a en Allemagne, outre la population allemande, non seulement des Polonais mais aussi beaucoup de Danois, de Français, d’Alsaciens et, en Prusse orientale, des Lithuaniens. La conséquence du principe adopté par la tendance social-patriotique pour le prolétariat polonais eût été de fractionner la social-démocratie unie d’Allemagne en partis séparés déterminés selon les frontières des nationalités. Et il aurait les mêmes conséquences dans d’autres Etats, parce que presque aucun des grands Etats modernes n’a une population parfaitement homogène. Ainsi, sanctionner la tendance social-patriotique aurait provoqué une révision fondamentale de la position actuelle de la social-démocratie internationale, un glissement dans le programme, dans la tactique et dans les principes d’organisation de positions purement politiques et de classe à des positions nationalistes.
Il suffisait donc d’indiquer ces conséquences et tout cet ensemble de problèmes liés au social-patriotisme pour que le problème, de strictement polonais qu’il était, devînt vraiment international et qu’il attirât directement dans le débat les camarades allemands, italiens et russes. Ces derniers surtout. La motion du Parti socialiste polonais soumise au Congrès de Londres, ainsi que toute la ligne politique que l’adoption de cette motion aurait consacrée, avaient une énorme importance politique pour le mouvement ouvrier en Russie. Le lecteur qui connaît tant soit peu les publications du Parti socialiste polonais sait que depuis sa naissance, c’est-à-dire dès 1893, le social-patriotisme a cherché à justifier, devant l’opinion publique polonaise, son existence et son programme avant tout et seulement par la stagnation sociale en Russie et l’absence de perspectives du mouvement ouvrier russe [4].
En renouvelant avec soin la politique traditionnelle polonaise en Occident, le social-patriotisme tentait de maintenir ces idées sur la Russie dans les rangs du socialisme international. En présentant systématiquement le mouvement ouvrier polonais comme la seule manifestation révolutionnaire sérieuse dans l’empire des tsars, il succombait à l’illusion selon laquelle s’étaient figées les idées que les socialistes allemands, français et autres se faisaient des conditions sociales qui dominaient en Russie à l’époque de la révolution de 1848, sous le règne de Nicolas Ier dans la Russie subjuguée. De cette manière, le mouvement ouvrier russe, qui s’était développé vers la fin des années 80, se trouva, dans l’opinion socialiste internationale, pour ainsi dire devant une porte fermée. Quant à Saint-Pétersbourg, au printemps de 1896, une gigantesque grève de quarante mille ouvriers marqua le début du mouvement de masse du prolétariat russe, le socialisme international, sur une proposition des social-patriotes, aurait dû déclarer officiellement que l’espoir de renverser le tsarisme reposait non pas sur la lutte politique de classe du prolétariat russe mais sur la lutte nationale des Polonais ; il aurait dû déclarer publiquement que l’on n’attendait rien de la part des ouvriers russes et que l’on ignorait leur lutte révolutionnaire.
Ainsi la critique de la motion social-patriote au Congrès de Londres et, par conséquent, de toutes les positions traditionnelles sur la question polonaise, devint par là même une critique des conceptions traditionnelles sur la Russie et elle confronta les socialistes occidentaux, encore une fois, aux idées sur la Russie moderne capitaliste, du prolétariat en lutte à la place des idées sur la Russie patriarcale de Nicolas Ier ; elle établissait ainsi que le mouvement ouvrier russe avait conquis un droit de cité formel et la reconnaissance consciente du mouvement international, en tant que réalité et facteur d’importance primordiale. Ainsi le débat à l’occasion d’une affaire intérieure du socialisme polonais conduisit d’emblée à une révision fondamentale des opinions courantes du socialisme d’Europe occidentale, au point de vue des relations internationales, des conditions en Russie et des conditions en Pologne.
On parle souvent et beaucoup du dogmatisme de l’école de Marx. La révision des opinions sur la question polonaise montre combien cette accusation est artificielle. Le social-patriotisme polonais s’est vraiment efforcé, durant une certaine période, de « transformer » telle opinion de Marx appartenant au domaine de la politique contingente en un véritable dogme, immuable dans le temps, indépendant du développement des conditions historiques et échappant à tout doute et à toute critique, justement parce que Marx lui-même l’avait formulée une fois. Mais un tel abus du nom de Marx, pour sanctionner une tendance qui dans tout son esprit était en contradiction flagrante avec les idées et la doctrine du marxisme ne pouvait être qu’une mystification passagère adaptée surtout à la confusion mentale de l’intelligentsia nationaliste polonaise (...)
C’est pourquoi la social-démocratie polonaise a considéré, dès le début, comme son devoir, non pas de rechercher dans les idées vieillies de Marx la sanction d’anciens mots d’ordre nationalistes, mais d’appliquer la méthode et les principes fondamentaux de la doctrine marxiste à la situation sociale en Pologne. Dans l’apanage des théories du socialisme polonais, elle a trouvé à ce propos table rase. Les premiers promoteurs du mouvement ouvrier polonais Warynski et ses amis, qui ont introduit les idées du socialisme scientifique dans notre pays entrèrent en contact avec les restes de l’idéologie nationale nobiliaire et avec la théorie du travail organique en tant que forme dominante de l’idéologie sociale. En tant que représentants des intérêts de la nouvelle classe, du prolétariat, ils devaient avant tout se débarrasser de l’héritage idéologique des classes dominantes, et ils ont résolu leur tâche en ce sens qu’ils ont considéré sans hésitation les théories et les mouvements nationalistes polonais existant jusqu’alors comme l’expression des intérêts de classe égoïstes de la caste des nobles alors qu’ils considéraient la théorie du travail organique comme l’expression d’intérêts de classe non moins matériels et étroits de notre bourgeoisie industrielle. Les socialistes polonais ont ouvert à la fin des années 70 et au début des années 80 la voie dans notre pays à la théorie des antagonismes des classes, en combattant aussi bien le nationalisme de la noblesse, que « l’organicité » bourgeoise en tant que théorie de l’harmonie des intérêts de toutes les couches sociales. Ce fait a introduit en Pologne l’analyse générale marxiste de la société capitaliste avec ses conséquences : la lutte de classe du prolétariat et le programme socialiste. C’est là le grand mérite historique de Warynski, Dickstein et les autres.
Toutefois, en opposant ainsi au programme politique des classes dominantes en Pologne la révolution socialiste comme première tâche du prolétariat polonais, ils laissaient le mouvement ouvrier sans aucun programme politique et plaçaient le socialisme sur la base des complots et de l’utopie ; autrement dit, ils condamnaient le mouvement socialiste à végéter dans le cercle étroit d’une secte et à disparaître rapidement [5]. Cette argumentation ne pouvait en outre servir de bouclier contre le nationalisme que lorsque celui-ci s’opposait ouvertement aux tendances socialistes et qu’il se manifestait sous la vieille enseigne vermoulue de l’harmonie des intérêts et de l’unité nationale de T. T. Jez-Mikowski [6], ou lorsqu’il s’efforçait de s’allier au socialisme uniquement d’une manière certes primitive, naïve et inefficace, telles les tentatives de ce « socialisme national » de Monsieur Limanowski. Cette argumentation devait totalement échouer devant l’édition plus moderne du nationalisme, c’est-à-dire quand celui-ci renonçant aux théories discréditées de l’unité nationale, se cacha derrière la théorie de la lutte de classes et se manifesta sous l’enseigne du programme politique du prolétariat.
Donc, la social-démocratie, au début des années 90, avec l’essor impétueux du mouvement ouvrier en Pologne, qui atteignit les dimensions d’un mouvement de masse et marqua ainsi la faillite d’un socialisme de conspirateurs, se trouva face à la nécessité d’édifier et de fonder le programme politique pour la lutte de classe du prolétariat. Le chemin qui conduisait à cela, dans l’esprit de la théorie marxiste, ne pouvait être que l’analyse de la direction réelle du développement social de la Pologne ; une analyse qui eût cherché la clef pour comprendre les phénomènes de nature politique, intellectuelle, morale dans les rapports de production et dans les rapports de classes qui en découlent. Cette fois, il ne s’agissait plus de constater le développement capitaliste de la Pologne et le degré atteint chez nous par la concentration des capitaux, la prolétarisation, l’exploitation en un mot, l’anarchie sociale et la lutte de classes, mais d’analyser ce développement, la mesure dans laquelle il produit certaines tendances politiques dans la société. Il ne s’agissait donc pas de constater en Pologne les phénomènes schématiques du capitalisme, caractéristiques de tous les pays, mais de donner une explication des phénomènes spécifiques de la vie sociale de la Pologne créés par le capitalisme du fait des conditions historiques et politiques particulières à ce pays. En un mot, il s’agissait, non pas de transporter en Pologne les résultats généraux tout prêts de l ’analyse marxiste de la société bourgeoise, mais d’effectuer une analyse sociale particulière à la Pologne bourgeoise, et en même temps de faire descendre le socialisme des nuages des abstractions et des schémas sans consistance sur le terrain réel de la Pologne. Cette analyse, dont nous avons tenté d’ébaucher l’aspect économique dans Die industrielle Entwicklung Polens [7], est exposée brièvement avec toutes ses conséquences importantes dans le rapport officiel de la social-démocratie au Congrès socialiste international de Zurich en 1893 [8]. De cette analyse découlait logiquement un double résultat, positif et négatif : d’une part, l’affirmation théorique de la conclusion à laquelle était déjà parvenu le mouvement ouvrier par la voie empirique, grâce à son développement de masse : la tâche politique immédiate du prolétariat polonais dans le royaume, et la lutte commune avec le prolétariat russe pour l’abolition de l’absolutisme et pour la démocratisation des conditions politiques d’autre part, l’affirmation que la tendance au rétablissement de la Pologne est une utopie sans espoir compte tenu du développement capitaliste de la Pologne, dont découle, en revanche, le programme politique esquissé ci-dessus avec l’implacable logique de la nécessité historique. De la sorte, la social-démocratie polonaise fut obligée de chercher, en appliquant les principes du socialisme à la situation polonaise, une explication du développement social de la Pologne moderne, à l’instar, par exemple, de la social-démocratie russe qui devait justifier, à travers une analyse des rapports sociaux particuliers à la Russie proprement dite, le programme politique positif du prolétariat russe et lui ouvrir la voie en liquidant de façon critique la théorie des narodniki. Ainsi la social-démocratie polonaise et la social-démocratie russe se rencontraient dans les résultats positifs de leurs théories — dans un programme politique commun auquel elles étaient parvenues par des voies totalement différentes. A la seule différence, qu’alors que Friedrich Engels fait preuve dès 1875, dans sa réponse à Tkatchev, publiée dans le Volkstaat, d’une compréhension géniale des principales erreurs des narodniki russes et indique les grandes lignes du développement capitaliste de la Russie par la décomposition de la communauté paysanne primitive, à l’égard de la Pologne en revanche, ni Marx, ni Engels, ne se sont efforcés, jusqu’au dernier moment, de revoir leurs vieilles positions de 1848. Bien au contraire, ils se sont contentés à la fin de les transposer mécaniquement sur le mouvement socialiste polonais, ainsi que nous l’avons vu à l’occasion de la commémoration de novembre à Genève en 1880 et comme nous le voyons dans la préface d’Engels à l’édition polonaise du Manifeste communiste de 1892.
Lorsque la social-démocratie, dès 1893, formula pour la première fois sa critique du social-patriotisme, fondée sur la théorie sociale mentionnée plus haut, le social-patriotisme n’avança pour sa défense que des justifications et des argumentations enfantines. Cette pauvreté d’esprit apparut dans toute sa splendeur quand il n’eut plus à s’adresser uniquement au peuple polonais, fort peu exigeant, mais à l’opinion publique internationale. Les partisans du nationalisme s’avérèrent incapables, tant s’en faut, de réfuter l’analyse entreprise dans l’esprit de la théorie marxiste et même tout simplement de la comprendre. Quand on fait référence par exemple à l’orientation du développement capitaliste en Pologne, qui lie toujours plus étroitement le pays à la Russie par les intérêts économiques des classes dominantes, les social-patriotes cherchent à « flétrir » tout ce processus historique objectif très compliqué qui va des fondements purement économiques, en passant par les intérêts et les accents politiques, jusqu’aux sphères les plus subtiles de l’idéologie sociale, en le qualifiant de tendance subjective des social-démocrates vers « l’annexion organique » ou de souci subjectif : les fabricants polonais, dans une Pologne rétablie, sauront-ils où écouler leurs « calicots » ? La réplique des partisans du social-nationalisme était du même niveau : ils se scandalisaient que les socialistes donnent tant d’importance à un problème si méprisable que celui du développement capitaliste, et ils faisaient cette généreuse promesse, que nous trouvons dans le Przedwit d’octobre 1894, selon laquelle il appartiendrait aux députés socialistes au parlement de la Pologne rétablie de trouver du travail aux ouvriers qui l’auraient perdu à cause de l’écroulement de l’industrie polonaise à la suite de la perte des marchés russes (...)
Quand les démocrates allemands et français proclamaient en 1848 leur position sur la question polonaise, d’une part, ils prenaient effectivement en considération le mouvement national de la noblesse polonaise, et, d’autre part, ils se laissaient uniquement guider par les intérêts de leur propre politique démocratique. Ils n’avaient et ne pouvaient avoir de rapport avec le mouvement socialiste polonais, parce que celui-ci n’existait pas. Aujourd’hui, pour nous, socialistes polonais, la question qui importe est de connaître l’impact de ce phénomène sur les intérêts de classe du prolétariat polonais. L’analyse objective du développement social de la Pologne nous amène à conclure que les tendances en faveur du rétablissement de la Pologne sont aujourd’hui une utopie de petits-bourgeois et, en tant que telles, ne peuvent que troubler la lutte de classe du prolétariat ou la conduire dans une impasse. C’est pourquoi aujourd’hui la social-démocratie polonaise rejette la position nationaliste en tenant compte des intérêts du mouvement socialiste polonais et prend une position diamétralement opposée à celle des démocrates occidentaux de l’époque. De la même manière que cette mutation dans le développement historique de la Pologne a fait du rétablissement de la Pologne une utopie opposée aux intérêts du socialisme en Pologne, elle a proposé, pour répondre aux intérêts démocratiques internationaux, des solutions nouvelles sur ce point. Si l’idée de faire de la Pologne indépendante un tampon, un bouclier défensif pour l’Occident contre la réaction du tsarisme russe, est devenue irréalisable, le développement capitaliste qui a enseveli cette idée a créé à la place, en Russie comme en Pologne, un mouvement de classe révolutionnaire du prolétariat unifié et avec lui un nouvel allié de l’Occident, bien plus courageux et qui peut non seulement protéger mécaniquement l’Europe de l’absolutisme mais le miner et le détruire.
Cette solution n’est pas non plus en opposition avec les intérêts la liberté de la vie et du développement national culturel, l’égalité des citoyens, l’abolition de toute oppression nationale, trouvent la seule expression possible, complète et en m me temps efficace, dans les aspirations générales de classe du prolétariat à une plus grande démocratisation des pays occupants, dont l’autonomie du pays est partie intégrante et naturelle. En revanche, le besoin de posséder en outre l’appareil d’un Etat de classe indépendant qui est une arme pour opprimer les ouvriers n’est, dans les circonstances actuelles, compte tenu du caractère utopique de cette aspiration, qu’un intérêt imaginaire des ouvriers, emprunté à une conception petite-bourgeoise du monde, aussi étrangère aux intérêts réels du prolétariat qu’au mode de pensée du socialisme scientifique en général.
Un fait remarquable démontre de façon frappante l’absence totale de toute argumentation du social-patriotisme qui résisterait à la critique : un théoricien étranger, Kautsky, chercha à appuyer cette position dans la discussion qui s’est déroulée dans la presse étrangère [9], et s’est vu confronté à la nécessité de développer lui même toute une théorie pour soutenir le programme du rétablissement de la Pologne, ne trouvant pas trace de justification chez les partisans de ce programme eux-mêmes. Le lecteur constatera plus loin dans quelles difficultés ce célèbre représentant du marxisme a eu à se débattre lorsqu’il déduisit, sans connaître la vie sociale en Pologne par un raisonnement purement abstrait, les intérêts des différentes classes de la société polonaise ; et il parvint de cette manière, comme cela se produit souvent ˆ travers des raisonnements abstraits, à un résultat inattendu : le rétablissement de la Pologne est un besoin urgent, non seulement pour le prolétariat polonais lui-même ou pour n’importe quelle classe prise séparément, mais pour toutes les classes sociales, sans exception, la bourgeoisie, la noblesse, les paysans, la petite bourgeoisie, l’intelligentsia et le prolétariat. Ainsi, le prétendu programme « ouvrier » pur des social-patriotes, s’il gagnait avec cette conclusion trop favorable un réel fondement et des perspectives de réalisation, perdait en même temps, dans cette métamorphose, tout caractère de classe et revenait sans s’en apercevoir à la phase dans laquelle on proclamait l’harmonie des intérêts de toutes les classes sociales, c’est-à-dire à la phase de la défunte unité nationale de Sigismond Fortune Mikowski.
Si l’article de Kautsky resta dans l’immédiat sans écho, cela venait avant tout du fait qu’il parut plus ou moins au moment du Congrès de Londres et qu’il était impossible de publier une réponse avant le Congrès. Après le Congrès de Londres, le débat sur le thème du rétablissement de la Pologne perdit de son actualité et de sa valeur pratique puisque, comme nous l’avons dit, la motion social-patriote, à laquelle l’étude de Kautsky devait servir d’explication, ne fut pas adoptée par le congrès.
Le seul fondement réel de l’argumentation de Kautsky, c’est-à- dire la théorie des intérêts économiques de la bourgeoisie et de la noblesse agraire, repose, comme le dit Kautsky lui-même, sur un article d’un certain S. G. dans Die Neue Zeit [10]. Le journaliste du Przedwit, caché sous ses modestes initiales, avait fait ici une tentative de justification « matérialiste » du programme de rétablissement de la. Pologne, démontrant, à travers une longue série de statistiques falsifiées, de dates historiques inventées et de pseudo-citations de divers auteurs, que le capitalisme polonais, opprimé par le tsarisme, devait engendrer des aspirations séparatistes-nationalistes dans la bourgeoisie polonaise. Kautsky, écrivain de niveau européen, ne pouvait bien sûr imaginer que ces mêmes mauvaises herbes qu’à son époque Lassalle avait radicalement extirpées du courant allemand, en faisant brillamment justice des absurdités de Julian Schmidt [11], pussent pousser encore dans nos pauvres publications « nationales », en vertu du proverbe qui dit que « la vermine pullule chez les mendiants » [12]. C’est pourquoi Kautsky devint, en toute bonne foi, une victime de la mystification de ce statisticien national. Il était juste de diriger la critique non tant contre le théoricien allemand induit en erreur mais avant tout contre le compatriote mystificateur. Une revue incomplète mais très significative des principales statistiques falsifiées de S. G. a été faite dans le développement industriel de la Pologne, mais S. G., occupé dans le Przedwit par la préparation des plans de guerre nationaux et par la contrebande de canons, n’a pas répondu un seul mot jusqu’à aujourd’hui. Enfin, pour ce qui est de la nature purement politique et tactique du raisonnement de l’article de Kautsky, le lecteur se convaincra, par ses articles publiés ici, à la suite, que lui-même dans ses opinions sur la question polonaise s’est rapproché de la position de la social-démocratie sous l’influence des faits qui renforcent chaque jour cette position.
La révision des opinions traditionnelles sur le problème national en Pologne commença effectivement en 1896 mais ne finit pas cette année-là et se poursuivit jusqu’à ces derniers temps. C’est précisément en 1896 que s’engagea en Allemagne le processus de séparation du mouvement socialiste polonais par rapport au mouvement socialiste allemand, processus qui après une longue série d’évènements particulièrement pénibles s’est achevé en 1901 sur l’isolement complet du parti socialiste polonais en Pologne prussienne par rapport à la social-démocratie allemande. Beaucoup de ce que nous avions a priori déduit dans le premier article de la Neue Zeit au printemps 1896 [13] comme une conséquence logique de la tendance nationaliste, a été confirmé durant les années suivantes avec la plus stricte précision. La controverse politique que la tendance social-patriotique devait tout naturellement susciter comme nous l’avions démontré dès l’abord, devint dans l’histoire du mouvement ouvrier polonais en Allemagne, un fait tangible. Ces expériences ne pouvaient pas ne pas peser sur l’opinion de la social-démocratie allemande et elles trouvèrent une expression officielle dans la célèbre déclaration d’August Bebel et du Comité directeur de ce parti, qui n’estimaient pas possible de concilier et de lier le programme du rétablissement de la Pologne avec la lutte de classe du prolétariat polonais. De la même manière, l’opposition entre les tendances social-patriotes et le mouvement ouvrier russe devait prendre une tournure plus concrète au fur et à mesure que la social-démocratie en Russie commença à se transformer en un parti unique et cohérent. La révision des tendances du P. P. S. que les social-démocrates russes devaient finalement, quant à eux, entreprendre, est formulée en quelques articles de l’Iskra que le lecteur trouvera également dans ce recueil. Enfin, d’un point de vue purement théorique, Franz Mehring a fait une critique des opinions de Marx sur la question polonaise au cours de la préparation de l’édition de l’héritage littéraire de Marx, Engels et Lassalle [14] dans laquelle il a passé en revue leurs opinions du point de vue de l’évolution ultérieure de la situation. Ici la révision de la position de la Neue Rheinische Zeitung, en appliquant les principes et les méthodes marxistes, conduisit à reconnaître complétement les opinions de la social-démocratie polonaise ; c’est ainsi qu’aujourd’hui on peut dire que dans les rangs du socialisme international, en ce qui concerne la question polonaise, un tournant décisif et conscient s’est produit sur toute la ligne [15].
Les faits des dernières années et des derniers mois apportent pourtant le plus évident des témoignages de la validité des théories de la social-démocratie polonaise formulées en 1893 et dont la défense, dans le mouvement international, commença en 1896. Juste au moment où ce livre est mis sous presse, notre pays et la Russie traversent une énorme crise sociale. De 1896, c’est-à-dire au moment où parut le premier article imprimé dans ce livre, jusqu’à aujourd’hui, les deux pays ont traversé toute une période du développement et à présent, devant les yeux de tous, se produit le passage hégélien révolutionnaire de « Umschlag der Quantitat in Qualität » [16]. Transformation de la quantité en qualité, transformation des mutations quantitatives qui se sont accumulées imperceptiblement en une qualité nouvelle. Nous sommes témoins de la fin de ce processus qui mine par l’intérieur l’absolutisme à travers le développement capitaliste et sur lequel la social-démocratie a fondé son programme. Les deux côtés de ce processus capitaliste que nous avions indiqués dès le début trouvent une expression pratique flagrante. Le fait de lier la Pologne avec la Russie dans un seul mécanisme économique qui puisse détruire la base matérielle des tendances nationales séparatistes dans notre société s’y est concrétisé surtout dans ce phénomène très évident : le mouvement nationaliste en Pologne, en tant que tendance politique active pour le rétablissement de la Pologne disparut sans laisser de trace. La période de guerre qui a rappelé à la vie et à l’action et qui a ramené à la surface sociale tous les facteurs révolutionnaires et d’opposition en Russie même et qui même d’un phénomène politique aussi risible que le libéralisme russe sut tirer une flamme révolutionnaire grande et ouverte ; cette période de la guerre, qui était donc le dernier grand appel, la dernière tentative historique pour les aspirations à l’indépendance, a montré au monde, même si une étincelle brillait quelque part, le surprenant spectacle du silence mortuaire de la Pologne bourgeoise. Au contraire, l’unique symptôme de l’évolution du nationalisme sous l’influence du processus révolutionnaire des derniers événements fut la renonciation au programme de l’indépendance nationale de la part d’une aile des nationalistes, c’est-à- dire la renonciation formelle de la part des nationaux-démocrates dans leur déclaration programmatique officielle de 1903 et l’escamotage effectif de ce programme par le parti socialiste polonais qui, dès le commencement de la révolution dans l’empire tsariste, a renoncé complètement à son mot d’ordre : insurrection armée pour détacher la Pologne de. la Russie. La « déclaration politique » de ce parti à la fin de janvier de l’année en cours, qui avançait la demande de la « diète législative de Varsovie » , marque la faillite complète du social patriotisme sous l’influence de la crise révolutionnaire en Russie. Ce nouveau programme conserve entièrement sa racine réactionnaire nationaliste qui trouve son expression dans le fait que le mot d’ordre de la « diète législative de Varsovie » n’est lié à aucun programme de libération pour tout l’Etat russe, comme le proclame, en revanche, la social-démocratie en réclamant une république dans toute la Russie avec l’autonomie nationale pour la Pologne, en tant que partie intégrante de cette liberté générale. Silence et ignorance de la liberté dans tout le territoire tsariste, voilà le contenu nationaliste de l’actuel programme social-patriote qui garde ainsi tout son « utopisme » poussé jusqu’à l’absurde, tout comme l’idée de la « diète législative de Varsovie » , diète éthérée qui ne repose sur aucun système démocratique défini en Russie, diète dont l’idée actuelle est encore plus utopique que celle du rétablissement de la Pologne. Cela marque un retour encore plus réactionnaire à l’idée, désormais dépassée et contredite par le développement historique, de la constitution autonome du royaume dans l’Etat absolutiste russe, octroyé comme une grâce par le Congrès de Vienne.
Le fait que les social-patriotes aient retiré leur mot d’ordre d’insurrection armée pour libérer la Pologne de la Russie et qu’ils se soient rapprochés du mot d’ordre d’une constitution autonome de la Pologne sans la subordonner à la liberté en Russie, a montré publiquement que le processus des événements sociaux leur a retiré leur programme politique. Il n’est resté aujourd’hui du nationalisme qu’un côté négatif : l’ignorance voulue des luttes révolutionnaires pour la liberté en Russie ; le côté positif, la tendance à l’indépendance de l’Etat polonais, s’est, en revanche révélée être une phrase creuse. Il est clair, en effet, que si l’on ne proclame pas aujourd’hui, au moment du développement de la grande lutte révolutionnaire sur le territoire du tsar, le mot d’ordre de séparation d’avec la Russie et l’insurrection armée, on ne le fera jamais. Autrement dit, il ne reste du nationalisme, au moment de l’explosion révolutionnaire, que la réaction, alors que le côté extérieurement, formellement « révolutionnaire » , dont le mot d’ordre était la lutte armée pour l’indépendance nationale, a coulé irréparablement dans les premières vagues de la révolution actuelle.
Le deuxième aspect de ce processus capitaliste a trouvé son expression dans l’action révolutionnaire unifiée du prolétariat polonais et russe contre l’absolutisme, en confirmant littéralement les mots par lesquels l’auteur de cette préface a terminé en 1897 son Développement industriel de la Pologne : « Le gouvernement russe, en incorporant la Pologne dans l’aire économique du tsar et en nourrissant en elle le capitalisme comme un antidote à l’opposition nationale, suscite en même temps la croissance d’une nouvelle classe sociale en Pologne — le prolétariat industriel, classe que toute sa situation ne peut que pousser à devenir un adversaire sérieux du régime absolutiste. Bien que cette opposition du prolétariat ne puisse prendre un caractère nationaliste, elle n’en deviendra que plus efficace dans ses résultats ; car la solidarité du prolétariat polonais et russe contre la solidarité de la bourgeoisie polonaise et russe nécessaire à l’absolutisme grandira comme une réponse inévitable et logique. La fusion capitaliste de la Pologne et de la Russie conduit au résultat final, qui a échappé aussi bien au gouvernement russe qu’à la bourgeoisie polonaise et aux nationalistes polonais ; l’union du prolétariat polonais et russe pour former le liquidateur futur lors de la faillite, tout d’abord de la domination du tsarisme russe, et ensuite du capitalisme polono-russe ». La première liquidation a déjà commencé, l’esprit de Marx triomphe dans la révolution du prolétariat aussi bien dans les rues de Varsovie que dans celles de Saint-Pétersbourg.
Tout le processus de développement de la société, dont le point culminant est l’explosion révolutionnaire actuelle sur le territoire du tsar, est ainsi devenu fatal à notre nationalisme. Mais non à la cause de la nationalité polonaise. Au contraire. Là où l’ « utopisme » réactionnaire, figé uniquement dans le passé, ne peut voir que débâcle, défaite, destruction, le regard du chercheur qui sait déchiffrer la dialectique révolutionnaire historique doit découvrir les nouvelles perspectives d’une libération de la culture nationale polonaise. (...)
Pour un chercheur marxiste, seule une compréhension exacte des ressorts les plus profonds et les plus secrets du passé et du présent honteux de la société bourgeoise polonaise pouvait fournir la clef pour prévoir en quelle direction s’ouvre la voie qu’empruntent l’histoire de notre pays et sa lutte de classes. La compréhension, sans voiles ni ombre de romantisme utopique, des causes de la chute de la Pologne noble, des insurrections et de l’histoire honteuse de la Pologne bourgeoise capitaliste, a donné la possibilité de prévoir cette renaissance révolutionnaire de la Pologne ouvrière dont nous sommes aujourd’hui les témoins. Et la compréhension des voies du développement du problème de classe et du problème national a donné et donne la possibilité aujourd’hui d’indiquer ce fait unique, réellement révolutionnaire, consistant dans l’engagement de la conscience dans le processus historique spontané, c’est-à-dire dans la possibilité d’abréger et de hâter le processus même.
Entre la lutte de classe du prolétariat et le problème national, il y a chez nous sans aucun doute un rapport historique spécifique. Mais pas dans le sens où le voudraient les social-nationalistes qui prennent le mouvement moderne du prolétariat pour un bouc émissaire auquel on peut imposer la revendication des dettes morales de la noblesse et de la petite-bourgeoisie, déjà épongées par l’histoire, et le paiement de toutes les dettes des classes en faillite. Ce rapport a une toute autre signification, et dans l’esprit de la lutte de classe du prolétariat polonais, le problème national prend une forme bien différente des aspirations de la noblesse et de la petite-bourgeoisie.
Chez nous, ce problème national n’est pas et ne peut pas être étranger, indifférent à la classe ouvrière. L’oppression barbare la plus insupportable et l’étouffement de la culture spirituelle de la société ne peuvent la laisser indifférente. C’est un fait incontestable pour l’honneur de l’humanité de tous les temps que même l’oppression la plus inhumaine des intérêts matériels ne peut susciter une rébellion si fanatique et si ardente, une haine aussi grande que celles qu’engendre l’oppression de la vie spirituelle : l’oppression religieuse et nationale. Mais des rébellions héroïques et des sacrifices pour défendre ces valeurs spirituelles, seules les classes en sont capables qui, de par leur situation matérielle sociale, sont révolutionnaires.
S’adapter à l’oppression nationale, la supporter avec l’humilité d’un chien, cela pouvait être le fait de la noblesse, peut-être de la bourgeoisie, c’est-à-dire des classes possédantes et aujourd’hui radicalement réactionnaires par leurs intérêts, ces classes qui sont la vraie image du « matérialisme » grossier de l’estomac dans lequel se transforme d’habitude, dans les cerveaux de nos publicistes casaniers, la philosophie matérialiste de Feuerbach et de Marx. Notre prolétariat, en tant que classe ne possédant pas de « biens terrestres » dans la société actuelle, est appelé par le développement historique à la mission de renverser tout le système existant. En tant que classe révolutionnaire, il doit ressentir, et ressent, l’oppression nationale comme une plaie brûlante, comme une honte, jusqu’à ce que cette injustice devienne comme une goutte dans la mer de la misère sociale, de l’infériorité politique, du dénuement spirituel, qui est le destin du mercenaire du capitalisme dans la société actuelle. Nul ne peut dire, après ce que nous avons établi, que le prolétariat ait été capable, comme le désirent encore chez nous les esprits anachroniques de notre nationalisme petit-bourgeois impuissant, d’assumer la tâche historique de la noblesse : rendre à la Pologne son existence en tant qu’Etat de classes, ce à quoi la noblesse elle même a renoncé et que notre bourgeoisie a rendu impossible par son propre développement. Mais notre prolétariat peut et doit combattre pour la défense de la nationalité en tant que culture spirituelle spécifique, distincte, qui a ses propres droits à l’existence et au développement. Et aujourd’hui, la défense de notre nationalité est possible non à travers le nationalisme séparatiste, mais seulement à travers la lutte pour le renversement du despotisme et pour obtenir dans tout le pays ces formes de vie culturelle et civique dont jouit depuis longtemps l’Europe occidentale.
Le mouvement exclusivement de classe formé par le prolétariat polonais, qui a poussé avec le capitalisme sur le tombeau des mouvements d’indépendance, est donc la meilleure et seule garantie pour acquérir, avec la liberté politique, la liberté nationale-culturelle, l’égalité civique et l’auto-administration pour notre pays. Alors, même d’un point de vue strictement national, tout ce qui accroît et hâte ce mouvement de la classe ouvrière doit être considéré comme un facteur patriotique, national, dans le sens le meilleur et essentiel. En revanche, tout ce qui entrave et gêne le développement de ce mouvement de classe, tout ce qui est capable de le freiner ou de le déformer doit être considéré comme un facteur nocif et hostile à la cause nationale. A ce point de vue, la culture des traditions du vieux nationalisme et l’effort pour détourner la classe ouvrière polonaise de la voie de la lutte de classe pour la mener dans l’impasse de l’utopie du rétablissement de la Pologne, ce qu’a fait pendant douze ans le social-patriotisme, est, au fond, une politique foncièrement antinationale malgré son caractère nationaliste.
La social-démocratie, qui navigue sous les ailes du socialisme international, porte en Pologne, dans sa nef, le trésor de la cause culturelle-nationale ; c’est là l’aboutissement actuel de la dialectique historique que la méthode marxiste d’analyse sociale a justement permis de comprendre, de prévoir et de conduire dans l’action.
Notes
[1] Par « royaume », l’on entendait la partie de la Pologne sous occupation russe, tandis que la Galicie faisait partie de l’Empire autrichien.
[2] Cette résolution de Londres est reproduite par Lénine : Le congrès proclame qu’il s’affirme pour le droit complet de libre disposition (Selbstbestimmungsrecht) de toutes les nations ; et il exprime sa sympathie aux ouvriers de tout pays qui souffre à l’heure actuelle sous le joug de l’absolutisme militaire, national ou autre : le congrès appelle les ouvriers de tous ces pays à rejoindre les rangs des ouvriers conscients (Klassenbewusste = conscients des intérêts de leur classe) du monde entier, afin de lutter avec eux pour vaincre le capitalisme international et réaliser les objectifs de la social-démocratie internationale.
[3] La motion déclarait : Considérant que l’oppression d’une nation par une autre ne profite qu’aux capitalistes et aux despotes, qu’elle est également néfaste et au peuple travailleur de la nation opprimée et au peuple travailleur de la nation oppresseur qu’en particulier le tsarisme russe, puisant ses forces intérieures et son poids extérieur dans l’assujettissement et le partage de la Pologne, représente un danger permanent pour le développement du mouvement ouvrier international, le Congrès déclare : que l’indépendance de la Pologne est une exigence politique indispensable à l’ensemble du mouvement ouvrier international et au prolétariat polonais.
Le texte de la résolution ne figure ni dans le protocole anglais ni dans le protocole allemand du Congrès socialiste international de Londres. Il est présenté ici dans les termes que Rosa Luxemburg a employés dans son article Le Social-Patriotisme en Pologne publié dans la Neue Zeit, VII, 1896, vol. 41, p. 459-470.
[4] Note de Rosa Luxembourg : Ceci est dit et prouvé d’une manière plus frappante dans l’éditorial du numéro 11 du Przedswit de 1894, dans le passage caractéristique suivant : « Il y a chez nous des personnes qui se situent, ou croient se situer, sur le terrain de notre programme mais qui pourtant formulent la réserve suivante : malgré notre aspiration à une république polonaise indépendante, nous ne devons pas oublier que dans le cas d’une puissante insurrection en Russie où le mouvement constitutionnel pourrait avoir des chances d’aboutir, il est de notre devoir d’adhérer à un tel mouvement et d’offrir notre contribution à la conquête de la constitution. D’autres vont encore plus loin et affirment que l’indépendance est en effet indispensable pour l’ouvrier polonais et que tôt ou tard il devra la conquérir mais que, pour la conquérir, il faut avant tout les libertés constitutionnelles ; et ce n’est que lorsque nous serons en mesure d’organiser les masses ouvrières, que nous pourrons aspirer au couronnement de nos efforts politiques, à la république démocratique. Comme nous l’avons déjà dit, ceux qui professent des idées semblables se trompent s’ils croient partager nos idées, et s’ils sont d’accord avec nous pour réclamer l’indépendance, c’est uniquement parce qu’ils n’ont pas fait l’effort de réfléchir à toutes les conséquences d’un tel pas. Comment peut-on en effet insérer dans le programme l’éventualité d’une lutte pour la constitution si l’on ne croit pas à l’existence des forces qui devraient conquérir cette constitution ? Et pourtant, cette méfiance a toujours été mise en relief par nous dès le moment où a été formulé le programme politique actuel. Comment ces partisans d’une éventuelle constitution peuvent-ils alors accorder leurs aspirations avec la conviction que la société russe est réactionnaire dans son essence et qu’en elle les éléments socialistes sont faibles, alors que l’union de ces deux éléments leur fait admettre, par avance, que nos libertés constitutionnelles en Russie seront très réduites ou même inexistantes ? Cependant, pour le moment, peut-être aucun de nos arguments ne jouit, parmi les camarades, d’une popularité comparable à celle dont jouit cet esprit réactionnaire de la Russie ».
[5] Note de Rosa Luxembourg : À propos des changements successifs dans les positions du groupe de Warynski, nous avons donné de plus amples détails dans l’article « À la mémoire de Prolétariat » dans le Przeglad Socjaldemokratyczny, numéros 1 et 2 de 1903.
[6] Sigismond Fortuné Mikowski (Théodor Thomas Jez) (1824-1915), fondateur de la « Ligue polonaise », romancier.
[7] Il s’agit de la thèse de doctorat de Rosa Luxemburg, éditée à Leipzig en 1898 chez Dunker et Humblot.
[8] Le mandat qu’avait reçu Rosa Luxemburg du journal Sprazva Robotnicza nouvellement créé, pour le Congrès de l’Internationale à Zurich en 1893, fut contesté par le P.P.S. et invalidé par le Congrès. Cf. J.-P. Nettl, La vie et l’oeuvre de Rosa Luxemburg. Tome 1 p. 76-79.
[9] K. Kautsky, « Finis Poloniae ? » dans Die Neue Zeit, XVI (1895-96), 2, numéros 42-43.
[10] S. G. « Ein Beitrag zur Gesehlehte der Agrarpolitik Russlands in dessen polnischen Provinzen , dans « Die Neue Zeit » , 1895-96, 2, numéro 40.
[11] F. LASSALLE, 1862, Herr Julian Schmidt, der Literaturhistorilter, Berlin, 1862.
[12] En français dans le texte.
[13] Il s’agit de l’article « Neue Strömungen in der polnischen sozialistischen Bewegung in Deutschland und Oesterreich » publié dans Die Neue Zeit, XIV (1895-96), 2, numéros 32 (p. 176-181) et 33 (p. 206-216).
[14] Aus dem Literarischen Nachlass von K. Marx, F. Engels und F. Lassalle, édité par F. Mehring, vol. 3, Stuttgart, 1902.
[15] Ce tournant ne s’est pas produit seulement au sujet de la question polonaise, mais en général pour les tendances nationalistes dans le mouvement ouvrier, lesquelles provoquent aujourd’hui une visible répugnance, voire une forte répulsion. La question de l’indépendance étatique des pays tchèques a été traitée dès la fin de 1898, dans la Neue Zeit. Karl Kautsky y prit position sur un ton fort et âpre en faisant sien le point de vue théorique et tactique de la social-démocratie autrichienne contre ce postulat qui était alors défendu par un certain F. Stampfer. Voir à ce sujet les articles de Kautsky dans les numéros 10 et 16 de la Neue Zeit, 1898-99, Band 1.
Les tentatives des séparatistes italiens à Trente et à Trieste et les tendances nationalistes homologues existantes en Italie motivèrent l’ouverture d’une conférence spéciale des partis socialistes italien et autrichien à Trieste, en mai 1905. Victor Adler et Bissolati y assistèrent et prirent part aux débats qui se soldèrent par un refus de toute aide et de tout appui de la part des deux partis à ce mouvement nationaliste. Contre les tendances séparatistes d’une partie des socialistes arméniens, Kautsky prit position dans un article dans la Leipziger Volkszeitung du 1er mai 1905.
Enfin, ces dernières semaines nous ont apporté un petit événement caractéristique et qui n’est pas dépourvu d’humour : la polémique insistante du parti galicien contre le courant séparatiste des socialistes juifs au sein de l’organisation polonaise. Les social-démocrates juifs, qui se sont engagés fidèlement sur les traces du P.P.S. des territoires occupés par la Prusse et la Russie, soutenu, comme chacun sait, dans son séparatisme par les dirigeants du parti galicien, utilisent les mêmes arguments ; ces social-démocrates Juifs se séparent du parti d’ensemble du prolétariat de Galicie et permettent ainsi aux partisans du social-patriotisme de voir l’envers de la médaille : la conséquence naturelle de leurs propres tendances à démembrer de plus en plus le prolétariat. Pour vaincre cette tendance qui constituait un danger pour lui, le parti galicien fit appel à l’autorité de la social-démocratie autrichienne et reçut de celle-ci une sévère excommunication à l’adresse des séparatistes juifs. [Note de Rosa Luxembourg, sans doute, mais non signalée comme telle par Haupt/Lowy/Weyl]
[16] En allemand dans le texte.