1893 |
Cet article est le premier d'une série de huit d'articles de Rosa Luxemburg portant le même titre, celui de la rubrique, qui paraissent dans les numéros 1, 3/4, 5/6, 7, 9, 13/14, 19 et 20 de la revue polonaise 'La Cause Ouvrière' Sprawa Robotnicza, éditée à Paris et diffusée clandestinement en Pologne. Rosa Luxemburg en était la principale animatrice. Première mise en ligne en français sur le site "Matière et Révolution" |
La vie politique du prolétariat se déroule à un rythme si rapide que les événements les plus importants cèdent presque en un clin d’œil la place à d’autres.
Il y a trois mois à peine, le monde ouvrier tout entier a suivi avec le plus grand intérêt la lutte du prolétariat contre les capitalistes en Belgique pour le droit de vote universel, pour le droit de participer au gouvernement, droit dont seuls les riches jouissaient jusqu’à présent. Les travailleurs de tous les pays ont aidé leurs frères belges autant qu’ils le pouvaient avec leur argent et leurs encouragements, et ont accueilli leur victoire comme la leur. La lutte exceptionnelle des travailleurs belges est particulièrement importante et intéressante pour nous, qui n’avons pas de droits politiques et devons nous battre pour les obtenir, et nous vous en parlerons plus en détail une autre fois.
En outre, il y a seulement deux mois, le monde ouvrier tout entier célébrait sa plus grande fête de classe, le 1er mai. Il y a seulement deux ans, il y a un an, tous les socialistes ainsi que les ennemis des travailleurs anticipaient la manifestation du 1er mai avec un cœur battant, se demandant anxieusement : " sera-t-elle réussie cette année aussi ?" ;" y aura-t-il beaucoup de célébrations ? "; " la journée se déroulera-t-elle pacifiquement ? " Aujourd’hui, plus personne ne prête autant d’attention à cette fête en Europe. D’abord parce qu’il n’y a plus de crainte qu’elle échoue. Les slogans des huit heures de travail et de la solidarité internationale ont déjà atteint les coins les plus reculés du monde ouvrier et la fête du 1er mai est déjà complètement entrée dans la vie du prolétariat. La meilleure preuve en est la fête de cette année. Rien qu’en France, ils étaient un million à la fêter.Il y a eu 1 000 réunions en Allemagne, avec 50 000 travailleurs participant rien qu’à Berlin. L’Angleterre remporte une grande victoire ce jour-là : les mineurs obtiennent le droit de travailler huit heures ! (La célébration du 1er mai s’est déroulée le premier dimanche). L’Autriche a particulièrement bien célébré le 1er mai. Rien qu’à Vienne, jusqu’à 150 000 hommes et femmes, Allemands, Tchèques et Polonais, ont fêté le 1er mai dans une harmonie fraternelle. La Galicie a éclipsé toutes ses célébrations précédentes cette année, tout comme la Silésie, même dans les petites villes. En Italie, Rome et Milan n’avaient pas un seul journal le 1er mai - les imprimeurs se sont tous joints aux splendides célébrations. Dans les pays plus petits - Belgique, Hollande, Suisse, Suède, Espagne - partout le même spectacle : des milliers de réunions, de discours, de pétitions au gouvernement, de défilés avec de la musique, de fêtes - même dans les coins les plus reculés des provinces. Qu’il s’agisse du chômage, des jeux du soir ou des célébrations dominicales, des millions de travailleurs ont exprimé leur totale solidarité avec les slogans du 1er mai. En général, la journée s’est déroulée dans le calme. Seuls des incidents mineurs ont été provoqués, comme d’habitude, par la police elle-même à Paris et à Vienne (avec des ouvrières). Ainsi, le caractère des festivités du 1er mai - résolument pacifique et festif - était déjà clarifié et établi.
La deuxième raison pour laquelle la fête du 1er mai n’occupe pas les esprits au point qu’aujourd’hui, deux mois après le 1er mai, le monde ouvrier semble l’avoir oubliée, c’est que la position des partis ouvriers en Europe est complètement différente de celle de la Pologne. Comme l’a dit ce jour-là le vieux champion de la social-démocratie, Engels, les travailleurs des principaux pays d’Europe - Angleterre, Allemagne, France - sont déjà si bien organisés qu’ils peuvent et doivent mener de sérieuses luttes pratiques pour un bénéfice direct. C’est pourquoi ils n’ont plus besoin de se contenter et d’accorder la plus grande attention aux manifestations et aux célébrations. Il va sans dire que la fête du 1er mai est le jour le plus important de l’année pour les travailleurs, ne serait-ce que parce que c’est le moyen le plus important pour nous de lutter contre le gouvernement afin d’obtenir des droits politiques que d’autres pays possèdent depuis longtemps. Tel est le travail pratique du prolétariat étranger, par exemple celui du Congrès international des mineurs qui s’est tenu à Brucella le 22 mai et qui a réuni les représentants de 1.100.000 mineurs organisés d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne et d’Autriche. Les revendications les plus importantes, que les mineurs ont unanimement décidé d’adresser à leurs gouvernements dans ces pays, sont les suivantes : des équipes de huit heures, l’abolition du travail des femmes dans les mines, l’augmentation du personnel de l’inspection des mineurs et l’introduction de mineurs au sein de cette inspection. Le congrès a montré un progrès énorme dans la conscience de classe et la solidarité internationale de la mesure des mineurs, même par rapport à l’année dernière, et aurait attiré beaucoup plus d’attention, en général, s’il n’y avait pas eu les élections allemandes qui ont occupé exclusivement le monde ouvrier tout entier.
Le parti social-démocrate allemand est le plus nombreux et le mieux organisé du monde entier. Tous les autres travailleurs prennent l’exemple des frères allemands dans leur lutte et les considèrent comme leurs guides. C’est pourquoi les élections au parlement allemand, qui constituent un événement d’une importance extraordinaire dans la vie des travailleurs allemands, retiennent l’attention du plus grand nombre. La raison qui a motivé la dissolution de la Diète en Allemagne et les élections actuelles pour une nouvelle Diète est le projet du gouvernement sur la question militaire, qui a été rejeté par la majorité de la Diète. En Allemagne comme chez nous, comme dans tous les autres pays européens, l’entretien de l’armée mobilise les forces les plus vitales d’une nation, à savoir les hommes et l’argent. Le formidable développement du militarisme à notre époque est un résultat parfaitement naturel du système capitaliste. D’une part, les propriétaires d’usines et les propriétaires fonciers, désireux d’écouler le plus possible leurs marchandises, cherchent des marchés en dehors de leur propre pays, qui ne leur suffit pas, et pour cela ils doivent avoir une armée afin de conquérir de nouvelles terres, de nouveaux épiciers, ou de forcer les pays voisins à réduire leurs douanes frontalières et à laisser entrer leurs marchandises. D’autre part, à l’intérieur du pays, les travailleurs sont de plus en plus conscients, s’unissent et se soulèvent contre l’exploitation des capitalistes et du gouvernement. Contre eux, les maîtres cherchent aussi la défense sous la forme du soldat et du gendarme. Ainsi, la guerre et le militarisme ne cesseront d’affliger les peuples tant qu’il existera un système dans lequel tous les moyens de vie sont produits pour être vendus et dans lequel le capitaliste et le gouvernement exploitent et craignent le peuple en même temps. En effet, plus on s’éloigne, plus les gens doivent s’enrôler dans l’armée, plus le foutu centime des impôts doit servir à la soutenir [1]. Dans notre pays, où règne l’arbitraire tsariste et où le peuple ne sait rien de ce qui se passe au sein du gouvernement, ce dernier prélève chaque année autant qu’il le souhaite sur les impôts pour financer l’armée. Dans tous les autres pays, le gouvernement doit obtenir l’approbation des représentants parlementaires du peuple pour chaque dépense. Cette année, le gouvernement allemand s’est donc à nouveau donné pour mission d’augmenter l’armée permanente de 81 000 hommes et de dépenser 86 millions en une seule fois et 32 millions par an. Le parlement allemand est composé de représentants des différentes classes sociales. La plupart d’entre eux sont, bien entendu, des représentants de la bourgeoisie. Les différents noms de libéraux, libres penseurs, catholiques, antisémites, conservateurs, etc. ne sont qu’une couverture pour les mêmes intérêts, les propriétaires terriens, les propriétaires d’usines, les banquiers, les marchands et tout au plus la bonne bourgeoisie et la paysannerie. Pour les travailleurs, qui ne possèdent rien, pour les prolétaires, seuls les sociaux-démocrates se battent, et ils sont 36 sur près de 400 personnes au parlement. Pourquoi alors le parlement n’a-t-il pas adopté le projet d’un gouvernement militaire qui, après tout, agit ici dans l’intérêt de tous ces capitalistes ? On ne peut le comprendre que si l’on examine de plus près le parti social-démocrate et son importance dans l’État allemand. Bien qu’ils ne soient que 36 au parlement, les sociaux-démocrates ont été élus avec le plus grand nombre de voix - 1,5 million. La raison en est qu’en Allemagne, la division en circonscriptions électorales de 100 000 habitants chacune date de 1870 et qu’au cours de ces 20 années, les circonscriptions urbaines ont énormément augmenté, voire doublé leur population par rapport aux circonscriptions rurales. Les sociaux-démocrates, quant à eux, sont élus par les principaux travailleurs urbains. En outre, il existe la loi de la majorité. Ainsi, même si un grand nombre de personnes votent en faveur d’un socialiste, celui-ci ne sera souvent pas élu à la Diète si un autre candidat de la même circonscription obtient au moins une voix de plus. Grâce à ce nombre de partisans, les sociaux-démocrates exercent une influence considérable sur l’ensemble du peuple allemand. Dans leurs discours au parlement, ils exigent du gouvernement le droit de réduire le temps de travail, d’améliorer l’inspection des usines, l’assurance vieillesse et invalidité et, d’une manière générale, ils se plaignent de toutes les injustices commises à l’encontre du peuple. En raison du projet militaire, les sociaux-démocrates ont montré au parlement qu’une armée permanente et les énormes dépenses qu’elle entraîne sucent tout le sang des travailleurs et ne servent que la classe capitaliste contre les travailleurs. En effet, aucun peuple ne veut ou n’a besoin d’envahir d’autres pays et, en cas d’attaque ennemie, tous répondront à l’appel des armes, comme c’est le cas en Suisse, où il existe un système de milice populaire et où chacun ne fait que quelques semaines de service pour apprendre à servir. Ils ont convoqué des assemblées populaires encore et encore et partout, où ils ont défié les travailleurs de ne permettre, pour rien au monde, l’adoption d’un appel d’air militaire, de demander une milice au lieu d’une armée permanente. Du coup, le peuple s’est vraiment remué et, dans des milliers de réunions, a exprimé sa protestation et son hostilité au projet gouvernemental.
Sous la pression de l’agitation sociale-démocrate et des protestations ouvrières, les partis bourgeois ont rejeté le projet [2]. En eux-mêmes, ils l’auraient volontiers accepté, d’autant plus qu’en échange de cette concession, ils attendaient du gouvernement divers droits favorables. Mais ils ont eu peur de la voix de millions de personnes, peur de perdre leurs voix aux prochaines élections, et après bien des marchandages, des hésitations et des querelles, ils ont voté contre le projet.
C’est ce qu’ont fait les partis « libres penseurs » et catholiques du « centre ». Les « conservateurs » et les « libéraux », en revanche, ne sont pas majoritaires. Il est intéressant de noter que les « gentlemen » polonais de Poznan et de Silésie étaient également favorables au projet. Quel mal y a-t-il pour eux à ce que le peuple polonais doive vivre un peu plus dans les kazarms ! Ces messieurs polonais votent toujours pour le gouvernement contre le peuple.
Ainsi, face à la résistance de la majorité du Sejm, le gouvernement, ne voulant pas céder, a dissous le Sejm (7 mai) et a convoqué des élections pour un nouveau Sejm. Et nous voilà, depuis deux mois, témoins d’une magnifique lutte électorale. C’est une image totalement étrangère à notre pays, dépourvu de constitution et de vie politique. Partout dans le pays, dans les villes et les villages, il y a de l’animation, du mouvement, de l’excitation. Tous les partis font l’éloge de leurs candidats pour le prochain parlement, organisent des réunions, publient des brochures et des proclamations, où ils tentent d’exprimer leurs convictions et leurs aspirations politiques et de gagner les votes des électeurs. Cela donne aux socialistes l’occasion d’aller dans les coins les plus reculés des provinces, partout où il y a des électeurs, de se rapprocher des gens, de les sensibiliser, de critiquer les partis bourgeois qui les précèdent et de faire progresser leurs enseignements. A quel point les élections servent à sensibiliser le peuple, c’est ce que montre le fait que cette fois-ci, même la malheureuse Silésie, où les ouvriers sont étouffés par les capitalistes sans pitié et abrutis par les prêtres, même la Silésie a élu 2 socialistes le 15 juin. Bientôt, Poznañ se réveillera probablement et cessera d’élire des comtes à la Diète.
Les autres partis, en revanche, ont l’occasion de montrer toute leur volatilité et leur fausseté. Jusqu’à présent unis sous de beaux slogans, tels que « liberté démocratique », « foi catholique », etc., ils se divisent maintenant en différents groupes en fonction de leur richesse et de leurs intérêts matériels.
Face à cette désintégration et à cette confusion des partis bourgeois, les travailleurs voient de plus en plus que tous les beaux slogans idéaux ne sont que des platitudes dans leur bouche, qu’ils ne sont en fait guidés que par de grossiers intérêts de poche. C’est pourquoi le parti social-démocrate brille de plus en plus par la pureté, la force et la vérité de ses convictions. Il est le seul à défendre honnêtement les intérêts de ceux qui ne possèdent déjà rien ou qui, demain, n’auront plus que quelques mains pour travailler. Les gens voient de plus en plus clairement que si les autres partis se souviennent encore un peu de leurs intérêts, s’ils ont voté contre le projet militaire du gouvernement, c’est uniquement sous la pression des sociaux-démocrates. Ils voient que la seule social-démocratie ne dévie jamais de ses principes et ne passe pas d’un parti à l’autre toutes les quelques années. Finalement, il devient de plus en plus convaincu que seul l’objectif de la social-démocratie, à savoir la socialisation des moyens de travail, le sauvera de la pauvreté, et que tous les remèdes des autres partis ne sont que des pansements sur une plaie incurable.
Et voilà que lors des élections des 15 et 24 juin, le peuple a fait bloc en votant. Les partis bourgeois - du centre et de la liberté d’esprit - ont subi d’énormes pertes d’électeurs et d’élus, surtout les « libres d’esprit ». Le parti social-démocrate, en revanche, remporte le plus grand triomphe. Il obtient 44 élus au parlement et quelque 1 800 000 électeurs. La capitale allemande, Berlin, élit jusqu’à 5 sociaux-démocrates et un seul libre-penseur. Ainsi, le nombre de représentants des travailleurs au parlement augmentera considérablement, de même que leur influence sur le gouvernement, sur les autres partis et sur l’ensemble de la vie politique du pays. Les affaires des travailleurs ont encore plus occupé le parlement.
Ce triomphe est énorme pour le prolétariat allemand. Mais pas seulement pour le prolétariat allemand. Plus les travailleurs de n’importe quel pays se portent bien, plus ils se portent bien dans tous les autres pays. L’influence et la signification politique de la social-démocratie allemande, son succès, suscitent l’espoir et enflamment le travail des socialistes de tous les autres pays. Les travailleurs d’Europe l’ont bien compris et célèbrent la victoire de leurs frères allemands, en les félicitant joyeusement, en organisant des fêtes chez eux et en décrivant dans leurs journaux les résultats des élections allemandes dans les moindres détails. Ces élections - un triomphe pour le prolétariat international et la cause socialiste !
Nous, exclus de la vie politique de l’Europe, privés de droits politiques, ne pouvons que tirer de ce triomphe un enthousiasme encore plus grand pour conquérir ces droits pour nous-mêmes, pour lutter pour un système politique dans lequel nous pourrions, nous aussi, défendre haut et fort nos droits à la Diète et, par l’intermédiaire de nos délégués, exiger les droits qui nous conviennent en son sein.
Notes
[1] Si l’on ne considère que les plus grands pays d’Europe, on constate que la France dépense aujourd’hui 238 millions de roupies par an pour son armée (et sa marine), la Russie 28(3 ?)4 millions, l’Angleterre 175 millions, l’Allemagne 146 millions, l’Autriche et l’Italie 88 millions chacune, l’Espagne 43 millions. En France, ces dépenses représentent un quart des recettes totales de l’État, dans les autres pays à peu près autant. La rapidité avec laquelle ce fléau s’accroît est démontrée par le calcul suivant : au cours des cinq dernières années, les frais d’entretien de l’armée ont augmenté en Allemagne de 53 %, en Italie de 51 %, en Autriche de 48 %, en Russie de 15 %, en Espagne de 8 %, en France et en Angleterre de 70 %.
[2] Ainsi, par exemple, le parti des « libres penseurs », qui n’a jamais eu pour vocation première de défendre la liberté politique et la démocratie, se scinde en un groupe « populaire », représentant les intérêts de la bureaucratie, de l’intelligentsia et de la petite bourgeoisie, et un groupe de gros financiers qui rejoindront probablement les « libéraux » et qui sont favorables au projet gouvernemental. Et le parti du « centre » qui s’est uni et qui est favorable au projet gouvernemental. Le parti du « centre », qui réunissait des gens divers sous la bannière du catholicisme à l’époque de la persécution de Bismarck, aujourd’hui, alors que les catholiques ne sont plus persécutés, est en train de se scinder en trois partis. D’une part, les grands propriétaires terriens quittent le parti et rejoignent les « conservateurs » (en Westphalie). D’autre part, les grands capitalistes partent et sont susceptibles de rejoindre les « libéraux » (en Silésie). Enfin, les paysans de Bavière quittent le parti et forment entre-temps un parti séparé, qui passera progressivement sous l’influence des sociaux-démocrates.