1919 |
Source : annexe à « Vie et mort d'un révolutionnaire - Eugen Leviné et les Conseils Ouvriers de Bavière », F. Maspéro, Paris, 1980. |
Il m’est assez difficile de m’expliquer. Dès avant mon premier interrogatoire j’ai déclaré que tous les événements présents, toute cette procédure, n’étaient à vrai dire que la conséquence d’une situation politique et non juridique. Il n’y a haute trahison que parce que la République des conseils a été vaincue. L’éditorial des Dernières Nouvelles de Munich a développé la même idée, en affirmant qu’il n’y a crime de haute trahison qu’en cas d’échec, qu’une trahison qui réussit n’est plus un crime. Ce sont des considérations politiques et non juridiques qui font qu’il y a ou non haute trahison.
Je considère ce tribunal comme le représentant de la classe sociale que j’ai jusqu’à ce jour combattue politiquement. Je pourrais peut-être me justifier devant des communistes, mais comment pourrais-je répondre devant des adversaires pour des actes dont ils ne peuvent douter qu’ils étaient dirigés contre eux ? Déjà en Russie, je me suis trouvé placé dans une situation identique ; je me suis refusé à toute déclaration et on m’a remis en liberté, faute de preuve. Si, aujourd’hui, je n’adopte pas la même tactique, c’est pour des raisons dont je veux m’expliquer. Je ne me défends pas dans l’espoir d’obtenir de vous un jugement plus indulgent. Si c’était le cas, il me faudrait me taire immédiatement, car mes avocats, qui, politiquement et humainement, vous sont plus proches que moi, assureraient ma défense d’une manière beaucoup plus efficace que je ne puis le faire.
Je ne prends maintenant la parole que pour les mêmes raisons qui m’ont conduit, tout au long du procès, à participer activement à la défense. On a répandu dans la presse et l’opinion publique les rumeurs les plus inouïes sur la République des conseils, sur ma personne et sur tous les événements récents, rumeurs que je me dois de démentir : les ouvriers munichois n’ont pas eu véritablement le temps de me connaître et il se pourrait que certains d’entre eux soient en ce moment rongés par le doute, en se demandant si celui auquel ils ont accordé leur confiance en était véritablement digne. C’est parce que je ne dispose plus de ma liberté de mouvement que j’ai choisi aujourd’hui ce moyen pour tout révéler.
La seconde raison de ma conduite est que je suis membre du parti communiste et que c’est le parti qui est le plus décrié et le plus calomnié en Allemagne. C’est pourquoi je considère de mon devoir de dire face à l’opinion publique quels sont les mobiles pour lesquels les membres du parti communiste agissent, ambitionnent et essaient d’agir. Je le dois à la mémoire de ces ouvriers du Comité d’action, de ces plus de douze cents conseils d’entreprises avec lesquels j’ai collaboré jour après jour, auxquels je me suis senti étroitement lié, même s’ils m’ont ensuite rejeté ; je leur dois de les réhabiliter, eux aussi.
Je ne plaide donc pas pour obtenir un jugement plus indulgent, mais pour ne pas laisser échapper la possibilité de dire toute la vérité.
La principale différence qui me sépare de l’avocat général est que nous appréhendons sous des points de vue radicalement, opposés tous les événements politiques et sociaux, aussi bien en Allemagne que dans le monde. L’avocat général surestime la force et la capacité de ceux qui détiennent l’autorité à exercer une action ou à influer de quelque manière sur le cours des choses. Il lui semble que le sort du monde dépend du caractère honnête ou malhonnête des dirigeants qui ont en main les dés de l’histoire. C’est oublier que ces « chefs » sont eux-mêmes issus des masses, même s’il s’agit peut-être d’un milieu différent. Ils n’accèdent pas au rang de « chef » parce qu’ils s’élèvent au-dessus de la masse, mais au contraire uniquement parce qu’ils sont capables d’exprimer les buts auxquels les masses elles-mêmes aspirent intuitivement, mais qu’elles ne peuvent formuler par manque de culture. C’est la raison pour laquelle vous trouverez certes dans les milieux bourgeois qui sont les vôtres un grand nombre de gens qui me sont supérieurs par le savoir, mais je puis vous assurer, Monsieur l’Avocat général, que dans une assemblée d’ouvriers je l’emporterais toujours, non en vertu d’une supériorité personnelle, mais seulement parce que j’exprimerais explicitement ce que les masses ressentent, ce à quoi elles aspirent au fond d’elles-mêmes. Tout le drame du peuple munichois tient au fait qu’il n’avait pas reçu une éducation politique assez solide. Il a bien compris que le prolétariat, pour vaincre, devait faire bloc contre l’adversaire ; mais il a cru que l’on pouvait soutenir, à l’intérieur de ce bloc, des programmes différents et qu’il suffisait simplement que les majoritaires, les Indépendants et les communistes fussent unis par une simple alliance formelle. Ce fut d’ailleurs effectivement l’une des causes de l’échec de la République des conseils. Le prolétariat n’est invincible que lorsqu’il est uni dans ses buts et ses objectifs, et non quand cette unité repose sur des accords purement formels entre diverses organisations. C’est en vertu de tous ces principes que je diffère totalement de l’avocat général dans l’appréciation des points que je vais évoquer. Je ne prétends ni diminuer la peine que l’on me réserve ni rejeter la responsabilité des faits sur le Comité exécutif : je réponds au contraire entièrement de mes actes. J’ai joué d’ailleurs en partie le rôle d’instigateur, j’ai formulé explicitement devant les ouvriers des choses qu’ils ressentaient intuitivement ; mais je peux affirmer que je n’aurais jamais participé à une révolution qui, comme l’a décrit Monsieur l’Avocat général, aurait été imposée aux masses par des dirigeants politiques.
Lorsque, jeune étudiant, je suis parti en Russie, j’étais déjà conscient que le rôle d’un agitateur politique n’était que de formuler la volonté historique des masses et non de faire triompher sa propre volonté envers et contre tous. C’est ce principe qui a dicté ma conduite. Je me suis tourné vers les masses ; chaque fois que j’ai rencontré leurs préoccupations, elles ont répondu ; dans le cas contraire, je fus chaque fois contraint de jouer le rôle qui était le mien et de supporter juridiquement les conséquences d’une situation dans laquelle d’autres nous avaient fourrés, par leur stupidité. Je ne dis pas cela parce que cela correspond à une conviction personnelle mais parce que c’est la conception fondamentale du parti des communistes. On tient toujours ce dernier, dans l’opinion publique, pour un groupe de gens qui cherche à installer la terreur au profit d’une minorité et à exercer une dictature sur le prolétariat. Or on peut lire à toutes les lignes du programme du parti que le prolétariat ne peut mener une action efficace que par ses propres moyens.
De cette conception, selon laquelle les masses reçoivent non seulement le rôle d’élément moteur, mais toute la responsabilité du mouvement révolutionnaire, découle notre position face au problème de la terreur et de la violence. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer ma position sur la question de la dictature du prolétariat, qui n’est qu’une phase transitoire qui succède immédiatement à la dictature du capital et qui prend fin au moment où s’installera démocratie parfaite, les travailleurs ne constituant alors qu’une seule classe. Le parti des communistes est convaincu que ce programme pourrait très bien être réalisé sans violence, si la majorité des possédants — proportion infime — n’était pas fermée à la nécessité historique. Mais la lutte armée, que l’on nous reproche si âprement, commence au moment où cette infime minorité prend les armes pour défendre les privilèges de sa caste et de sa classe. « La révolution prolétarienne, pour atteindre ses buts, n’a pas besoin de la terreur ; elle abhorre et exècre le meurtre. Elle n’a pas besoin de ces moyens parce qu’elle combat non des individus, mais des institutions. »
Comment en arrive-t-on à la lutte armée ? Comment se fait-il que nous mettions sur pied une Armée rouge dès que nous prenons le pouvoir? Parce que l’histoire nous a appris que toutes les classes privilégiées, jusqu’à présent, ont défendu leurs privilèges les armes à la main ; et parce que nous connaissons cette loi, parce que nous ne vivons pas dans les nuages, parce que nous ne pouvons escompter que les rapports de forces soient différents en Bavière, que la bourgeoisie et les représentants du capitalisme se laisseraient déposséder sans réagir, nous avons dû armer les ouvriers pour répondre aux attaques éventuelles des capitalistes déchus. Cela a toujours été ainsi dans tous les pays et nous agirons naturellement toujours de la même manière partout où nous arriverons au pouvoir. Ce n’est pas pour le plaisir de voir couler le sang que nous avons appelé les ouvriers à prendre les armes, bien au contraire ; nous serions très heureux s’il arrivait que la classe qui a joui jusqu’à ce jour de tous les privilèges se refusait à entreprendre un combat sans issue, car il s’agit bien pour elle, à terme, d’un combat sans issue. J’attire l’attention sur le fait que la victoire du prolétariat, lors des journées de Novembre, ne fit aucune victime, qu’à Berlin par exemple les premiers coups de feu furent tirés vers six heures du soir à partir de l’Écurie royale, par des officiers qui, mécontents du cours des événements, visèrent des promeneurs sans défense.
Je maintiens que le prolétariat n’a été armé que pour dissuader la bourgeoisie de mener des actions répressives. L’avocat général ou le président du tribunal a lu un extrait d’un communiqué du Comité exécutif qui témoigne de cette crainte et qui précise que toutes les armes qui ne seront pas remises aux autorités seront considérées comme pouvant servir à tirer sur le prolétariat.
Lorsque devant mon appréciation très pessimiste de la situation on m’opposa qu’il en allait tout autrement en Bavière, que le gouvernement bavarois se garderait de faire appel à l’armée prussienne, j’en vins à nourrir l’espoir qu’il nous suffirait peut-être de nous maintenir en place jusqu’à ce que fût proclamée ailleurs une autre République des conseils et que le gouvernement Hoffmann renoncerait à intervenir. Nous avons tous ressenti les événements des premiers jours de mai non pas comme un coup de force du prolétariat, mais comme un bain de sang inutile, provoqué au sein des ouvriers munichois par les gardes blancs.
Durant tout le temps que je suis resté à Munich, j’ai eu le bonheur de travailler la main dans la main avec mes amis communistes. Une parfaite entente a toujours régné entre nous, et c’est la raison pour laquelle je ne me suis pas senti étranger, mais au contraire étroitement lié aux ouvriers communistes et à travers eux à tous les ouvriers munichois ; je pouvais, à cette époque tout au moins, parler en leur nom.
A cela s’ajoute un autre point, lié lui aussi à toute ma philosophie politique : la possibilité de révoquer et de destituer à tout instant n’importe quel fonctionnaire de la République des conseils. La République des conseils repose tout entière — c’est là lu clé de voûte du système — sur les conseils d’entreprises. On regroupe les ouvriers non pas suivant leur lieu de résidence, mais suivant leur lieu de travail. Là où l’on vit chaque jour côte h côte, où l’on apprend chaque jour à mieux se connaître, où l’on travaille ensemble chaque jour, les élections qui servent à désigner les responsables obéissent à de tout autres principes. Dans ces conditions, les ouvriers savent si leur représentant n’est qu’un beau parleur ou si au contraire il est capable de jouer véritablement son rôle. C’est la raison pour laquelle nous avons considéré que ce système était légitime et naturel, d’autant plus que cette nouvelle organisation ne devait regrouper que les travailleurs. Chaque représentant ouvrier ne resterait à son poste qu’aussi longtemps que le souhaiteraient ceux qui l'avaient élu. Aussi n’était-ce pas de vaines paroles lorsqu’à diverses reprises j’ai remis mon mandat entre les mains des conseils d’entreprises. Aussi suis-je en mesure d’affirmer que moi-même et mes amis du Comité d’action (je peux les appeler ainsi — tous, trente-cinq au total, se sont démis de leur fonction le 27 avril) nous étions prêts à nous démettre sur l’heure de nos fonctions et qu’aucun d’entre nous ne prétendait s’accrocher à tout prix à son mandat ; je puis vous assurer que la vie que nous menions ne présentait pour personne un quelconque attrait, pas même pour les ouvriers qui rentraient fatigués de leur journée de travail. Tous ces gens n’occupaient le poste qui leur avait été confié que par devoir ; ils ressentaient leur fonction "comme une lourde charge à assumer, et j’affirme qu’aucun d’entre eux n’a jamais succombé à l’ivresse, à la griserie du pouvoir. Personne ne s’est emparé du pouvoir : nous l’avons tous reçu des mains des ouvriers munichois, et c’est eux-mêmes qui nous ont obligés, à trois reprises en l’espace de deux semâmes, à renouveler notre mandat. C’est la raison pour laquelle je démens la thèse selon laquelle il n’y aurait eu, derrière toutes les actions révolutionnaires, que le triumvirat Levien-Leviné-Axelrod ou une coterie d’étrangers.
Aucun de nous trois ne siégeait au sein du tribunal révolutionnaire dans la commission chargée de juguler la contre-révolution. Je tiens également à rejeter un grief formulé par certains à mon encontre et qui, s’il n’a certes pas été repris par l’avocat général, lui fit dire cependant que « nous étions tous des étrangers ». Je sais très bien que je suis d’origine russe, que je suis juif, que je viens d’ailleurs que la Bavière : comment ai-je pu avoir l’audace d’accepter un poste équivalent, selon les dires de l’avocat, à celui de Premier ministre ? Il faut, pour comprendre cette situation, que vous vous placiez dans la perspective de la classe ouvrière ; le but à atteindre est l’instauration d’une République des conseils à l’échelle de l’Allemagne, qui doit elle-même plus tard se fondre dans une République internationale des conseils. Aussi longtemps que ce projet n’est pas réalisable, la proclamation d’une République des conseils, en un endroit donné, a nécessairement un caractère provisoire et limité. Nous étions naturellement convaincus que chacun devait participer à cette tâche pour autant qu’il se sentît à la hauteur du poste proposé et pour autant que l’on ne disposât de personne d’autre pour remplir cette fonction. Si j’ai accepté le poste que l’on m’a proposé, c’est parce que je me jugeais capable, en raison de mes activités passées, d’apprécier une situation économique et parce que je me sentais autorisé et même moralement obligé d’accepter ce poste jusqu’à ce que l’on trouvât quelqu’un d’autre que moi. Aussi longtemps que j’occupai ma fonction, il me fallut faire mon devoir à l’égard du prolétariat allemand et international, à l’égard de la révolution communiste.
Monsieur l’Avocat général m’a reproché d’avoir provoqué la grève générale qui dura une dizaine de jours en tout.
Il est exact que j’ai proposé de décider cette grève générale. Mais il s’agissait d’une mesure qui allait de soi : il était nécessaire, pour consolider la dictature du prolétariat, que toutes les masses prolétariennes fussent disponibles, fussent prêtes à agir les armes à la main ; il n’y avait plus de police, il fallait empêcher le pillage, etc. Monsieur l’Avocat général s’est demandé comment j’ai pu réussir à distraire pendant une dizaine de jours ces hommes de leur travail, à un moment où précisément il était si impérieux de travailler. Je répondrai que le gouvernement allemand a empêché des millions de prolétaires de travailler, non seulement durant dix jours, mais durant des années et des années.
Le gouvernement allemand voulait rallier Bagdad et Longwy ; nous voulions, quant à nous, instaurer le communisme. Les moyens que vous ne condamnez pas pour les autres, vous n’avez pas le droit de les condamner pour nous, simplement parce que nous poursuivons d’autres buts. L’avocat général prétend que seuls les fusils ont contraint les travailleurs à se mettre en grève. En réalité, la décision a été prise à l’unanimité par les représentants de toutes les entreprises, y compris par l’ensemble des employés. Les organisations de fonctionnaires, les fonctionnaires des postes, tous étaient d’accord. Peut-on parler, dans ces conditions, d’intimidation, de violence exercée par une minorité ? Pourquoi l’avocat général reprend-il à son compte des légendes qui discréditent les travailleurs munichois ? Pourquoi ne veut-il pas admettre qu’ils ont obéi, dans leur action, à des décisions prises librement et approuvées par la majorité d’entre eux ?
On a par la suite proposé d’arrêter la grève générale le mardi après Pâques, en raison des conséquences économiques qu’elle entraînait. J’ai moi-même fait une contre-proposition. Le dimanche et le lundi étaient pris par les fêtes de Pâques. Si nous avions repris le travail dès le mardi, cela aurait donné l’impression que le mouvement de grève s’épuisait. J’ai donc proposé un mot d’ordre plus digne, plus conforme à la volonté des travailleurs, c’est-à-dire de continuer la grève le mardi — de fermer les portes des théâtres, de ne laisser circuler aucun tramway — afin que l’on se rendît compte qu’il ne dépendait que de la libre volonté des ouvriers de reprendre le travail. Ce mot d’ordre fut accepté à l’unanimité. L’avocat général sait comment il fut exécuté. L’ensemble des travailleurs avec, à leur tête, des centaines d’employés des postes, hommes et femmes, dans leur uniforme bleu ciel, défilèrent jusqu’au palais Wittelsbach pour exprimer leur solidarité avec ceux que l’on présente aujourd’hui comme des terroristes qui ont subjugué le prolétariat munichois.
Il nous a fallu, dans les premiers temps, empêcher les provocations de la presse bourgeoise ; nous n’étions pas en mesure d’exercer sur elle une simple censure, et c’est pourquoi nous avons dû interdire les journaux. On dira qu’il s’agissait là d’une mesure « terroriste » : c’est bien en effet un acte « terroriste », relevant du même « terrorisme » qu’exerce le gouvernement Hoffmann quand il interdit Le Drapeau rouge, ce même « terrorisme » qui ne me laisse aujourd’hui d’autre possibilité, pour me justifier devant mes camarades, que d’en appeler au président du tribunal pour qu’il me laisse parler.
Monsieur l’Avocat général me reproche d’être intervenu personnellement pour réclamer une justice plus intransigeante et il m’accuse en même temps d’être pour une part responsable des pillages qui ont été commis pendant la République des conseils. Je ne comprends pas très bien le rapprochement. De deux choses l’une, en effet : ou bien, comme l’a affirmé le témoin Kämpfer, je n’avais pas le pouvoir de réclamer une plus grande sévérité de la justice, et on ne doit pas, dans cette hypothèse, me reprocher les pillages commis ; ou bien j’avais la possibilité d’instruire le tribunal de ses devoirs, conformément à ce qui m’apparaissait nécessaire dans l’intérêt de nos buts et de nos tâches, et on ne doit pas me reprocher d’avoir agi de la sorte. Quand l’avocat général me reproche également d’avoir envisagé la possibilité d’instituer la peine capitale, il réclame en même temps cette même peine contre moi, moi qui n’ai jamais assassiné personne ni pillé quoi que ce soit.
L’avocat général a prétendu que j’avais menacé la paix intérieure. Je n’ai rien menacé, dans la mesure où il n’y a pas de paix intérieure. Aussi longtemps que le mot « socialisme » ne figurera que sur les papiers officiels des différents gouvernements, il n’y aura pas de paix intérieure ; aussi longtemps qu’il y aura des gens, des actionnaires qui en cinq années de guerre ont doublé leur fortune sans lever le petit doigt, il y aura des ouvriers qui essaieront de réclamer leur part de cette richesse accrue et des actionnaires qui ne toléreront pas cette prétention. Plus la situation économique s’aggrave, sous l’influence de la guerre, avec le retour des prisonniers qui ne trouvent ni emploi, ni logement, ni vêtements, plus il devient évident que le peu de biens qui reste ne sera pas équitablement réparti (dans la mesure où nous n’avons pas une République communiste), plus les luttes sociales se développeront inéluctablement, irrévocablement, même si elles prennent une forme que mes amis et moi n’approuvons pas.
Regardez autour de vous : il y a ici, dans cette enceinte du tribunal, des fonctionnaires qui, dans les conditions présentes, ne gagnent que 150 à 180 marks ; regardez les logements dans les quartiers qu’on appelle aujourd’hui les « repaires spartakistes » et vous comprendrez que nous n’avons pas menacé la paix intérieure : nous avons seulement démontré qu’elle n’existait pas. Le combat continuera tant que cette paix intérieure ne sera pas véritablement installée. Et, s’il se transforme un jour en lutte armée, entraînant désastre et misère tels que ce que nous avons connu à Munich dans les premiers jours de mai, ce n’est pas nous qui en serons responsables, mais ceux qui refusent aux travailleurs le droit de décider eux-mêmes de leur sort.
L’avocat général a déclaré également que je portais la responsabilité morale de l’exécution des otages. Je récuse formellement cette accusation. Les responsables sont ceux qui, dès le mois d’août 1914, ont les premiers pris des otages, sans que la justice allemande les poursuivît ou demandât contre eux la peine capitale ; responsables sont également ceux qui se sont terrés à Bamberg et qui de là ont envoyé à Munich des prolétaires dévoyés accompagnés d’officiers et de nègres ! (Vives réactions d’indignation parmi les juges; intervention du président qui interdit à Leviné de continuer sur ce ton.)
Monsieur le Président, je suis parfaitement conscient des lourdes conséquences de mes paroles. Mais je dois dire que Monsieur l’Avocat général m’a mis hors de moi, comme jamais je ne l’ai été dans toute ma carrière politique. Pour expliquer qu’il requérait contre moi la peine capitale, il a prétendu prouver, dans sa plaidoirie, ma malhonnêteté, cela en m’accusant de lâcheté, l’une des plus graves accusations que l’on puisse porter contre un homme qui durant seize ans a été mêlé au combat révolutionnaire.
Mais je passerai là-dessus et ne dirai qu’une chose : si l’avocat général m’accuse de n’être pas entré dans les rangs de l’Armée rouge au moment où j’étais disponible — c’est-à-dire après avoir quitté le gouvernement —, je renverrai à ce que mes défenseurs ont déjà dit sur ce point : je devais obéir, dans ma conduite, à la morale en vigueur chez mes camarades. Nous avons eu, le dernier soir, une réunion à laquelle assistaient des ouvriers, des membres de l’Armée rouge et d’autres camarades et au cours de laquelle il fut décidé à l’unanimité que les membres de l’Armée rouge rejoindraient leur poste tandis que les membres du gouvernement devraient disparaître sans laisser de traces. C’est ce que j’ai fait. Je me suis caché en lieu sûr avec le plein assentiment de mes amis communistes. Non pas pour sauver ma peau.
Messieurs les Juges, certaines de mes paroles vont ont irrités. Nonobstant le ton employé, elles recouvrent une vérité. J’ai moi-même lu dans les journaux qu’il se trouvait des nègres parmi les troupes qui sont entrées dans Munich. Le gouvernement Hoffmann n’a d’ailleurs pas hésité à prendre des mesures bien plus scandaleuses. Chacun reconnaîtra que le blocus de Munich par le barrage des voies ferroviaires et la suspension du ravitaillement, tel qu’il fut exercé dans « l’État libre », n’est rien d’autre que la réplique du blocus anglais qui fut considéré comme très répréhensible moralement.
En ce qui concerne l’accusation de lâcheté, je ne peux certes pas empêcher Monsieur l’Avocat général de la formuler, mais je puis peut-être le prier, lui qui a prononcé le réquisitoire, d’assister à l’exécution du jugement. Il conviendra peut-être alors que c’est une erreur de croire que seul a du cran celui qui combat au front dans les rangs de l’Armée rouge. Vous connaissez tous ce pamphlet du journal Vorwärts ! écrit après les combats de décembre, à Berlin : « Cent cadavres de prolétaires, tous alignés ; mais Karl, Rosa et toute la belle compagnie, pas un n’y est. » Trois jours plus tard, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg furent abattus, ainsi que les « autres », mes amis Werner Möller et Wolfgang Fernbach : aucun d’entre eux n’était pourtant membre de l’Armée rouge. Messieurs les Juges ! J’ai été deux fois accusé de lâcheté par des représentants du gouvernement bavarois. La première fois par Schneppenhorst, parce que je n’approuvais pas la fondation de la République des conseils ; la seconde par l’avocat général, parce que je ne me suis pas battu les armes à la main, mais à ma manière et selon mes moyens, et parce que j’ai quitté le champ de bataille, en plein accord avec le parti communiste. Je dirai pour conclure que depuis six mois je n’ai pas eu la possibilité d’être avec les miens. Ma femme n’a même pas pu me rendre visite ; je n’ai pas pu voir mon petit garçon de trois ans, parce que des sbires cernaient ma maison. Cette vie que j’ai menée exclut, comme mobile, l’ivresse du pouvoir ou la lâcheté. Et, lorsqu’on m’a encore accusé de couardise, cette fois par la bouche de Toller, qui prétendait me convaincre d’approuver la proclamation de la République des conseils, je lui ai répondu : « Je vois les choses ainsi : les Majoritaires mettent tout en branle, foncent, et nous trahissent ; les Indépendants tombent dans le piège, suivent le mouvement et se ramassent ; et ce sont nous, les communistes, que l’on met au poteau. » Nous autres communistes, j’en suis conscient, sommes tous des morts en sursis. J’ignore si vous allez prolonger mon sursis ou si je vais rejoindre Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. J’attends en tout cas votre verdict avec fermeté et sérénité. Je sais en effet quel sera votre verdict. On ne peut arrêter le cours des événements. Monsieur l’Avocat général croit que ce sont les dirigeants qui ont entraîné les masses. Mais, de même que les dirigeants n’ont pu éviter aux masses de faire des erreurs pendant le simulacre de République des conseils, la disparition de l’un ou l’autre de ces dirigeants n’arrêtera en aucune manière le cours de l’histoire.
Je suis cependant sûr d’une chose : à plus ou moins brève échéance, d’autres juges siégeront dans cette pièce et on accusera alors de haute trahison celui qui se sera opposé à la dictature du prolétariat. Rendez votre jugement si vous estimez qu’il est équitable. J’ai, quant à moi, seulement voulu empêcher que l’on souillât mon travail politique, le nom de la République des conseils, dont je me sens solidaire, la réputation des ouvriers munichois. Eux comme moi, nous avons essayé ensemble de faire notre devoir, en toute conscience, vis-à-vis de l’Internationale, de la révolution communiste mondiale.
Eugen Leviné