1918 |
Paru les 12, 13, 14 et 20 janvier 1918, dans les «Izvestia de Comité exécutif central» n°s 8, 9,
10 et 15, les 26 (13), 27 (14) janvier,
2 février (20 janvier) 1918 dans
la «Pravda» n°s 9, 10 et 15. |
Lénine Troisième congrès 10-18 (23-31) janvier 1918 |
Rapport sur l'activité du Conseil des commissaires du peuple 11 (24) janvier
Camarades, je dois, au nom du Conseil des Commissaires du peuple, vous présenter un rapport sur son activité pendant les 2 mois et 15 jours qui se sont écoulés depuis la création du pouvoir des Soviets et du gouvernement des Soviets de Russie.
2 mois et 15 jours, c'est en tout et pour tout cinq jours de plus que la durée d'existence du pouvoir précédent des ouvriers sur tout un pays ou sur les exploiteurs et les capitalistes : le pouvoir des ouvriers parisiens à l'époque de la Commune de Paris en 1871.
C'est à ce pouvoir des ouvriers que nous devons penser avant tout en jetant un regard rétrospectif et en le comparant au pouvoir des Soviets constitué le 25 octobre. Cette comparaison entre la dictature du prolétariat d'alors et celle d'aujourd'hui nous montre tout de suite le pas de géant accompli par le mouvement ouvrier international et la situation infiniment plus favorable dans laquelle se trouve le pouvoir des Soviets en Russie, malgré les conditions incroyablement complexes, créées par la guerre et la ruine économique.
Après s'être maintenus 2 mois et 10 jours, les ouvriers parisiens qui avaient pour la première fois instauré la Commune, cet embryon du pouvoir des Soviets, ont péri, fusillés par l'équivalent français des cadets, des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires de droite, complices de Kalédine. C'est au prix de sacrifices inouïs que les ouvriers français ont fait la première expérience d'un gouvernement ouvrier, dont l'immense majorité des paysans français ne connaissaient ni le sens ni le but.
Nous nous trouvons dans des conditions beaucoup plus favorables, parce que les soldats, les ouvriers et les paysans russes ont su créer un appareil, le gouvernement soviétique, qui a fait connaître au monde entier les formes de leur lutte. Voilà en quoi réside avant tout la différence entre la situation des ouvriers et des paysans russes d'une part, et le pouvoir des prolétaires parisiens d'autre part. Ceux-ci n'avaient pas d'appareil et le pays ne les a pas compris ; tandis que nous, dès le début, nous nous sommes appuyés sur le pouvoir des Soviets et, pour cette raison, nous n'avons jamais douté que le pouvoir des Soviets jouissait de la sympathie et de l'appui le plus ardent, le plus dévoué, de l'immense majorité des masses et que de ce fait, il était invincible.
Certaines gens, sceptiques à l'égard du pouvoir des Soviets et qui souvent, consciemment ou inconsciemment, le vendaient et le trahissaient au nom de l'entente avec les capitalistes et les impérialistes, ont rebattu les oreilles de tout un chacun en criant que le pouvoir du prolétariat tout seul ne pouvait se maintenir en Russie. Comme si un seul bolchévik ou un seul de leurs partisans pouvait oublier un instant, que le seul pouvoir susceptible de durer en Russie est celui qui saura grouper la classe ouvrière, la majorité des paysans, toutes les classes laborieuses et exploitées en une force unique indissolublement unie, luttant contre les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie.
Nous n'avons jamais douté que seule l'alliance des ouvriers et des paysans pauvres, des semi-prolétaires mentionnés dans le programme de notre parti, peut rassembler en Russie la majorité de la population et assurer au pouvoir un soutien solide. Au lendemain du 25 octobre, nous avons réussi d'emblée, en l'espace de quelques semaines, à surmonter toutes les difficultés et à fonder un pouvoir sur cette alliance solide.
Oui, camarades ! Lorsque le parti socialiste-révolutionnaire ancienne manière, tel qu'il était quand les paysans ne savaient pas encore distinguer qui, dans son sein, était véritablement partisan du socialisme, lançait le mot d'ordre de la jouissance égalitaire de la terre, sans se soucier de savoir par qui cette tâche serait réalisée, en alliance ou non avec la bourgeoisie, nous disions que c'était une duperie. Et ces éléments qui se rendent maintenant compte qu'ils n'entraînent personne, qu'ils ne sont que du vent, prétendaient pouvoir réaliser la jouissance égalitaire de la terre en alliance avec la bourgeoisie ; c'est en cela que consistait la plus grande duperie. Mais lorsque la révolution russe eut fait l'expérience de la collaboration des masses laborieuses avec la bourgeoisie, au moment le plus grave de la vie du peuple, où la guerre ruinait et continue à ruiner ce dernier en condamnant des millions d'êtres humains à mourir de faim et en montrant par ses conséquences ce qu'apporte pratiquement l'entente avec la bourgeoisie, lorsque les Soviets eux-mêmes eurent fait concrètement l'expérience de cette entente, alors il devint évident que la doctrine de ceux qui cherchaient à rallier la paysannerie laborieuse au grand mouvement socialiste des ouvriers du monde entier, contenait une grande semence socialiste, saine et riche d'avenir.
Dès que cette question est devenue claire, dans la pratique, pour la paysannerie, il est arrivé ce dont personne n'avait jamais douté, comme le montrent maintenant les Soviets et les congrès paysans : lorsque l'heure est venue de réaliser concrètement le socialisme, les paysans ont été à même de voir nettement ces deux lignes politiques fondamentales - l'alliance avec la bourgeoisie ou l'alliance avec les masses laborieuses. Ils ont alors compris que le véritable interprète des aspirations et des intérêts de la paysannerie, c'est le parti des socialistes-révolutionnaires de gauche. Et en concluant avec ce parti notre alliance gouvernementale, nous avons dès le début fait en sorte que cette alliance repose sur les principes les plus clairs et les plus évidents. Si les paysans russes veulent réaliser la socialisation de la terre en alliance avec les ouvriers qui procéderont à la nationalisation des banques et établiront le contrôle ouvrier, ils sont nos collaborateurs fidèles, nos alliés les plus sûrs et les plus précieux. Il n'y a pas un seul socialiste, camarades, qui ne reconnaisse cette vérité évidente que le socialisme est séparé du capitalisme par la période transitoire de la dictature du prolétariat, période longue, plus ou moins difficile, et dont les formes dépendront pour beaucoup de la prédominance de la petite ou de la grande propriété, de la petite ou de la grande culture. Il va de soi que le passage au socialisme dans un petit pays tel que l'Estonie, où tout le monde sait lire et écrire et où prédominent les grosses exploitations agricoles, ne saurait ressembler au passage au socialisme dans un pays petit-bourgeois par excellence, tel que la Russie. Il faut tenir compte de ces considérations.
Tout socialiste conscient dira qu'on ne peut imposer le socialisme aux paysans par la contrainte, qu'il faut compter uniquement sur la force de l'exemple et sur l'assimilation par la masse paysanne des enseignements de la vie pratique. Quelle est la façon dont elle juge plus commode de passer au socialisme ? Voilà le problème qui se pose pratiquement aujourd'hui à la paysannerie russe. Comment peut-elle, pour sa part, soutenir le prolétariat socialiste et amorcer le passage au socialisme ? Ce passage, les paysans l'ont déjà amorcé, et nous avons pleine confiance en eux.
L'alliance que nous avons conclue avec les socialistes-révolutionnaires de gauche est fondée sur une base solide et se renforce chaque jour, à chaque heure. Si les premiers temps nous pouvions craindre au Conseil des Commissaires du peuple que la lutte fractionnelle ne mit un frein au travail, je dois dès maintenant déclarer, après deux mois d'expérience d'un travail en commun, que sur la plupart des questions nous parvenons à une décision unanime.
Nous savons que c'est seulement lorsque l'expérience indique aux paysans quel doit être, par exemple, le caractère des échanges entre la ville et la campagne, qu'ils établissent eux-mêmes, d'en bas, leurs rapports avec la ville en se laissant guider par leur propre expérience. D'autre part, l'expérience de la guerre civile montre clairement aux représentants des paysans que la dictature du prolétariat et l'écrasement implacable de la domination des exploiteurs sont la seule voie qui mène au socialisme. (Applaudissements.)
Camarades, chaque fois que nous abordons ce sujet, à cette assemblée ou au Comité exécutif central, il m'arrive de temps à autre d'entendre l'exclamation : «dictateur», lancée par la droite de l'assemblée. Oui, «lorsque nous étions des socialistes», tout le monde acceptait la dictature du prolétariat ; ils en parlaient même dans leurs programmes ; ils s'indignaient contre le préjugé fort répandu selon lequel il serait possible de faire changer d'avis à la population en lui démontrant qu'il ne faut pas exploiter les masses laborieuses, que c'est un péché et une honte, et qu'alors ce serait le paradis sur terre. Non, ce préjugé utopique est depuis longtemps réfuté en théorie, et nous avons la tâche de le réfuter dans la pratique.
Il ne faut pas s'imaginer que messieurs les socialistes nous présenteront le socialisme sur un plateau, gentiment attifé, cela ne sera pas. Il n'y a encore jamais eu une seule question relevant de la lutte des classes que l'histoire ait résolue autrement que par la violence. La violence, lorsqu'elle émane des travailleurs, des masses exploitées, et qu'elle est dirigée contre les exploiteurs, oui, nous en sommes partisans. (Tonnerre d'applaudissements.) Et nous ne nous laissons nullement impressionner par les clameurs des gens qui, consciemment ou inconsciemment, se rangent aux côtés de la bourgeoisie, ou bien sont si terrorisés par elle, si accablés par sa domination qu'en voyant maintenant cette lutte des classes extrêmement aiguë, ils ont perdu toute contenance, se sont mis à larmoyer, ont oublié tous leurs principes et nous demandent l'impossible, exigeant de nous, socialistes, que nous arrivions à la victoire complète sans lutter contre les exploiteurs et sans écraser leur résistance.
Dès l'été 1917, messieurs les exploiteurs avaient compris qu'il s'agissait des «dernières et décisives batailles», que le dernier bastion de la bourgeoisie, son principal instrument d'oppression des masses laborieuses, leur serait arraché si les Soviets prenaient le pouvoir.
Voilà pourquoi la Révolution d'Octobre a engagé cette lutte constante et systématique pour mettre fin à la résistance des exploiteurs et pour les obliger, si pénible que ce soit même pour les meilleurs d'entre eux, à admettre l'idée qu'il n'y aura plus de domination des classes exploiteuses, que désormais c'est le simple moujik qui commandera et qu'ils devront lui obéir, et qu'ils devront s'y résigner, si désagréable que cela leur paraisse.
Nous aurons à surmonter ici maintes difficultés ; cela entraînera pour nous beaucoup de sacrifices et d'erreurs ; il s'agit d'une entreprise nouvelle, sans précédent dans l'histoire et qui n'est traitée dans aucun livre. Il va sans dire que c'est la transition la plus difficile que l'histoire ait jamais connue, mais il n'y avait aucun moyen d'opérer autrement cette transition décisive. Et le fait qu'il s'est créé en Russie un pouvoir des Soviets a montré que l'expérience révolutionnaire la plus riche appartient à la masse révolutionnaire elle-même, qui fournit des millions de gens pour seconder les quelques dizaines de membres du Parti, et qui, pratiquement, prend elle-même à la gorge ses exploiteurs.
Voilà pourquoi la guerre civile a pris à l'heure actuelle le dessus en Russie. On nous oppose le mot d'ordre : «Finissons-en avec la guerre civile.» J 'ai eu l'occasion de l'entendre de la bouche des représentants de la droite de l'«Assemblée constituante». Finissons-en avec la guerre civile... Qu'est-ce que cela veut dire ? La guerre civile contre qui ? Contre Kornilov, Kérenski, Riabouchinski, qui dépensent des millions pour corrompre les déclassés et les fonctionnaires ? Contre les saboteurs qui, consciemment ou inconsciemment, peu importe, se laissent corrompre ? Il ne fait pas de doute que, parmi ces derniers, il se trouve des gens peu compréhensifs, qui se laissent faire inconsciemment parce qu'ils ne peuvent même pas s'imaginer que l'on puisse et que l'on doive détruire jusqu'en ses fondements l'ancien régime bourgeois et commencer à édifier sur ses ruines une société entièrement nouvelle, une société socialiste. Il est hors de doute que ces gens-là existent, mais est-ce que cela change quelque chose à la situation ?
Voilà pourquoi les représentants des classes possédantes sont prêts à jouer leur va-tout, voilà pourquoi c'est leur dernière et décisive bataille ; ils ne reculeront devant aucun crime pour abattre le pouvoir des Soviets. Toute l'histoire du socialisme, et notamment du socialisme français, si riche en mouvements révolutionnaires, ne nous montre-t-elle pas que lorsque les masses laborieuses prennent elles-mêmes le pouvoir en main, les classes dirigeantes se livrent à une orgie de crimes et d'exécutions sommaires pour défendre leurs sacs d'écus. Aussi, lorsque ces gens viennent nous parler de guerre civile, nous leur répondons par un sourire ironique, et lorsqu'ils vont répandre leur mot d'ordre parmi la jeunesse des écoles, nous leur disons : vous les trompez !
Ce n'est pas par hasard que la lutte des classes en est arrivée à sa forme ultime, au stade où la classe des exploités prend en mains tous les instruments du pouvoir afin d'exterminer définitivement son ennemi de classe, la bourgeoisie, afin de balayer de la terre russe non seulement les fonctionnaires, mais aussi les grands propriétaires fonciers, comme l'ont fait les paysans russes dans certaines provinces.
Ou nous dit que le sabotage des fonctionnaires et des grands propriétaires fonciers auquel se heurte le Conseil des Commissaires du peuple prouve qu'ils ne désirent pas aller au socialisme. Comme s'il n'était pas évident que toute cette bande de capitalistes et d'escrocs, de déclassés et de saboteurs n'est qu'une seule et même bande soudoyée par la bourgeoisie et qui s'oppose au pouvoir des travailleurs. Certes, si quelqu'un estimait possible de faire d'emblée un bond du capitalisme au socialisme, ou de persuader la majorité de la population qu'on pouvait y arriver par l'entremise de l'Assemblée constituante, si quelqu'un croyait à cette fable démocratique bourgeoise, il peut continuer à y croire en toute tranquillité, mais qu'il ne s'en prenne pas à la réalité si elle démolit sa fable.
Celui qui a compris ce qu'est la lutte des classes, ce que signifie le sabotage organisé par les fonctionnaires, celui-là sait que nous ne pouvons pas d'un bond arriver au socialisme. Restent les bourgeois, les capitalistes qui espèrent pouvoir reprendre leur domination et qui défendent leurs sacs d'écus ; restent les déclassés, cette couche de gens tarés, complètement écrasés par le capitalisme et incapables de s'élever à l'idée de la lutte prolétarienne. Restent les employés, les fonctionnaires qui pensent que défendre le vieux régime, c'est défendre les intérêts de la société. Peut-on concevoir la victoire du socialisme autrement que comme la faillite totale de ces couches, la fin complète de la bourgeoisie russe aussi bien qu'européenne ? Penserions-nous par hasard que messieurs les Riabouchinski ne comprennent pas leurs intérêts de classe ? C'est eux qui paient les saboteurs pour que ceux-ci ne travaillent pas. Peut-on croire qu'ils agissent isolément ? N'agissent-ils pas de concert avec les capitalistes français, anglais et américains en accaparant les valeurs ? Nous verrons bien seulement si ces achats leur serviront à quelque chose, si ces monceaux de valeurs qu'ils sont en train d'accaparer ne deviendront pas un fatras de vieux papier inutile et bon à rien ?
Voilà pourquoi, camarades, à tous ceux qui nous accusent de faire régner la terreur, la dictature, la guerre civile (bien que nous soyons encore loin de la véritable terreur, car nous sommes plus forts qu'eux, nous avons les Soviets et il nous suffira de nationaliser les banques et de confisquer les biens pour forcer leur obéissance), à tous ceux qui nous accusent de fomenter la guerre civile, nous répondons : oui, nous avons proclamé ouvertement ce que n'a jamais pu proclamer aucun autre gouvernement. Le premier gouvernement au monde qui puisse parler ouvertement de la guerre civile, c'est le gouvernement des masses d'ouvriers, de paysans et de soldats. Oui, nous avons engagé et nous poursuivons la guerre contre les exploiteurs. Plus franchement nous le dirons, et plus vite cette guerre prendra fin, plus vite toutes les masses laborieuses et exploitées nous comprendront, plus vite elles comprendront que le pouvoir des Soviets défend la cause véritable, la cause vitale, de tous les travailleurs.
Je ne pense pas, camarades, que nous puissions, dans cette lutte, arriver à une victoire rapide, mais nous possédons une très riche expérience. En deux mois, nous avons obtenu des résultats considérables. Nous avons connu l'essai d'offensive de Kérenski contre le pouvoir des Soviets et la faillite complète de cette tentative. Nous avons connu l'organisation du pouvoir des Kérenski ukrainiens ; là-bas, la lutte n'est pas encore terminée, mais il est évident pour quiconque l'observe et a entendu ne fût-ce que quelques rapports véridiques faits par des représentants du pouvoir des Soviets, que les éléments bourgeois de la Rada d'Ukraine vivent leurs derniers jours. (Applaudissements.) Il n'est plus possible de douter que le pouvoir soviétique de la République populaire d'Ukraine triomphera de la Rada bourgeoise.
Quant à Kalédine, si tant est qu'il existe chez lui une certaine base sociale contre le pouvoir soviétique, c'est l'exploitation des travailleurs, c'est la dictature de la bourgeoisie. Le congrès paysan a montré de toute évidence que l'entreprise Kalédine est sans espoir, que les masses laborieuses sont contre lui. L'expérience du pouvoir des Soviets, la propagande par les faits, par l'exemple des organisations soviétiques, commence à porter ses fruits, et l'appui intérieur dont Kalédine disposait sur le Don s'écroule maintenant du dedans plus encore que du dehors.
Voilà pourquoi nous pouvons, en regardant le front de la guerre civile en Russie, affirmer en toute certitude que la victoire du pouvoir des Soviets est complète et pleinement assurée. Et si ce pouvoir des Soviets est victorieux, camarades, c'est parce qu'il a, dès le début, appliqué les principes depuis toujours préconisés par le socialisme, en s'appuyant méthodiquement et résolument sur les masses, en s'assignant pour tâche d'éveiller à une vie véritable, d'amener à un effort d'initiative socialiste les couches les plus opprimées, les plus accablées, de la société. Voilà pourquoi l'ancienne armée, l'armée du dressage de caserne et des supplices infligés aux soldats, a fait son temps. Elle a été détruite et il n'en reste plus la moindre trace. (Applaudissements.) La démocratisation complète de l'armée est réalisée.
Je me permettrai de raconter un cas qui m'est arrivé. Cela se passait dans un wagon du chemin de fer de Finlande, où j'ai eu l'occasion d'entendre une conversation entre plusieurs Finlandais et une petite vieille. Je ne pouvais pas prendre part à la conversation, car je ne connais pas le finnois; mais l'un des hommes s'adressa à moi et me dit : «Savez-vous qu'elle vient de raconter une chose intéressante, cette vieille ? Elle a dit : Maintenant, on n'a plus à craindre l'homme au fusil. Etant dans le bois, j'ai rencontré un homme armé d'un fusil, mais au lieu de me prendre le fagot que j'avais ramassé, il m'a encore ajouté quelques branches.»
En écoutant cela, je me suis dit que des centaines de journaux, quel que soit le nom dont ils s'affublent - socialistes, pseudo-socialistes ou autres, - que des centaines de voix, aussi tonitruantes soient-elles, peuvent bien nous crier : «dictateurs», «espèces de bruts» et autres aménités. Nous savons qu'une autre voix se fait entendre maintenant dans les masses populaires. Elles se disent : désormais il ne faut plus craindre l'homme armé d'un fusil, parce qu'il défend les travailleurs et sera impitoyable dans l'écrasement de la domination des exploiteurs. ( Applaudissements.) Voilà ce que le peuple a senti, et voilà pourquoi elle est invincible, la propagande faite par des gens simples, peu instruits, racontant que les gardes rouges dirigent toutes leurs forces contre les exploiteurs. Cette propagande touchera des millions et des dizaines de millions de gens et créera sur une base solide ce que la Commune française du XIXe siècle avait commencé à créer tout en n'y parvenant que pendant une courte période, écrasée qu'elle fut par la bourgeoisie ; elle créera l'Armée Rouge socialiste préconisée par tous les socialistes, fondée sur l'armement général du peuple. Elle créera de nouveaux éléments de la Garde Rouge, qui permettront d'éduquer les masses laborieuses en vue de la lutte armée.
Si, en parlant de la Russie, on disait : elle ne peut faire la guerre car elle n'a pas d'officiers, nous ne devons pas oublier ce que disaient ces mêmes officiers bourgeois en voyant les ouvriers se battre contre Kérenski et Kalédine : «Oui, ces gardes rouges sont techniquement au-dessous de tout, mais avec un peu d'instruction, ils auraient une armée invincible.» Car, pour la première fois dans histoire de la lutte universelle, l'armée se compose de gens qui n'y arrivent pas avec un bagage de connaissances livresques mais que guident les idées de lutte pour l'affranchissement des exploités. Et lorsque le travail que nous avons commencé sera terminé, la République des Soviets de Russie sera invincible. (Applaudissements.)
Camarades, ce chemin que le pouvoir des Soviets a parcouru en ce qui concerne l'armée socialiste, il l'a également fait en ce qui concerne un autre instrument des classes dominantes, un instrument encore plus subtil, encore plus complexe, à savoir, la justice bourgeoise, qui prétendait défendre l'ordre, mais était en réalité un instrument aveugle et subtil d'oppression impitoyable des exploités, qui défendait les intérêts du sac d'écus. Le pouvoir des Soviets en a disposé selon les principes légués par toutes les révolutions prolétariennes : il l'a tout de suite livrée à la destruction. Qu'on pousse des cris parce qu'au lieu de réformer l'ancienne justice nous l'avons tout de suite livrée à la destruction. Nous avons par là déblayé le terrain pour une véritable justice du peuple. Et, en agissant, moins par des mesures de répression que par l'exemple des masses, par le prestige des travailleurs, sans formalités, nous avons transformé le tribunal, d'instrument d'exploitation en un instrument d'éducation s'appuyant sur les bases solides de la société socialiste. Il ne fait aucun doute que cette société ne peut être réalisée d'emblée.
Voilà les mesures les plus importantes prises par le pouvoir des Soviets dans la voie indiquée par l'expérience de toutes les plus grandes révolutions populaires du monde entier. Il n'y a pas eu une seule révolution où les masses laborieuses n'aient commencé à s'engager dans cette voie, afin de créer un nouveau pouvoir d'Etat. Malheureusement, elles n'ont fait que commencer, mais n'ont pu mener cette tâche à bien et ne sont pas parvenues à créer un pouvoir d'Etat de type nouveau. Nous, nous l'avons créé : chez nous, la République socialiste des Soviets est déjà réalisée.
Je ne me fais aucune illusion ; je sais que nous sommes entrés seulement dans la période de transition vers le socialisme, que nous n'avons pas encore atteint le socialisme. Mais vous aurez raison de dire que notre Etat est une République socialiste des Soviets. Autant au moins que ceux qui qualifient de démocratiques de nombreuses républiques bourgeoises d'Occident, alors que c'est un fait notoire qu'aucune de ces républiques, aussi démocratique soit-elle, ne l'est complètement. Elles accordent des petits bouts de démocratie, limitent dans des bagatelles les droits des exploiteurs, mais les masses laborieuses y restent tout aussi opprimées que partout ailleurs. Néanmoins, nous disons que le régime bourgeois comprend aussi bien les vieilles monarchies que les républiques constitutionnelles.
Il en est de même pour nous. Nous sommes loin même de terminer la période de transition du capitalisme au socialisme. Nous ne nous sommes jamais leurrés de l'espoir de la terminer sans le concours du prolétariat international. Nous n'avons jamais eu d'illusions là-dessus et nous savons combien est difficile le chemin qui mène du capitalisme au socialisme ; mais nous avons le devoir de dire que notre république des Soviets est une république socialiste, parce que nous nous sommes engagés dans cette voie ; et ces mots ne seront pas des mots en l'air.
Nous avons commencé à prendre beaucoup de mesures qui ruinent la domination des capitalistes. Nous savons que notre pouvoir devait unifier l'activité de toutes les institutions en la subordonnant à un seul principe, et ce principe nous le traduisons ainsi : «La Russie est proclamée République socialiste des Soviets.» (Applaudissements.) Ce sera une vérité s'appuyant sur ce que nous devrons accomplir et que nous avons déjà amorcé ; ce sera le meilleur moyen de conjuguer tous nos efforts, de proclamer notre programme, de faire appel aux travailleurs et exploités de tous les pays. Certains d'entre eux ne savent pas du tout ce qu'est le socialisme, tandis que les autres - et c'est encore plus grave - entendent par socialisme cette espèce de salade de réformes bourgeoises à la Tchernov et à la Tsérétéli, que nous avons goûtée et dont nous avons fait l'expérience pendant dix mois de révolution pour nous convaincre que ce n'est pas du socialisme, mais une contrefaçon.
Voilà pourquoi les «libres» pays d'Angleterre et de France ont mis tout en œuvre pour ne pas laisser passer, durant les dix mois de notre révolution, un seul numéro des journaux des bolchéviks et des socialistes-révolutionnaires de gauche. Ils étaient obligés d'en user ainsi parce que, dans tous les pays, ils voyaient se dresser devant eux la masse des ouvriers et des paysans qui saisissaient d'instinct tout ce que faisaient les ouvriers russes. Car il n'y a pas eu une seule réunion où les nouvelles au sujet de la révolution russe et le mot d'ordre du pouvoir aux Soviets n'aient été accueillis par des applaudissements en rafale. Partout se manifeste déjà une contradiction entre les masses laborieuses et exploitées et les directions de leurs partis. Ce vieux Socialisme de bonzes n'est pas encore enterré comme le sont chez nous, en Russie, Tchkhéidzé et Tsérétéli, mais il est déjà tué dans tous les pays du monde, il est déjà mort.
Et, en face de ce vieux monde bourgeois, se dresse déjà un nouvel Etat : la République des Soviets, la république des classes laborieuses, exploitées, qui sont en train de briser les vieilles cloisons bourgeoises. De nouvelles formes d'Etat sont créées qui ont rendu possible la répression des exploiteurs, la répression de la résistance de cette infime poignée, forte de son sac d'écus et de ses connaissances d'hier. Leurs connaissances, ces professeurs, ces instituteurs, ces ingénieurs les convertissent en un instrument d'exploitation des travailleurs. Ils disent : je veux que mes connaissances servent la bourgeoisie ; sinon, je ne travaillerai pas. Mais leur pouvoir est battu en brèche par la révolution ouvrière et paysanne, et contre eux se dresse un Etat où les masses elles-mêmes élisent librement leurs représentants.
Maintenant, oui, nous pouvons dire que nous possédons une organisation du pouvoir qui indique clairement le passage à l'abolition complète de tout pouvoir, de tout Etat. Cela sera possible lorsqu'il n'y aura plus aucune trace d'exploitation, c'est-à-dire dans une société socialiste.
Quelques mots maintenant sur les mesures que le gouvernement soviétique socialiste de Russie a commencé à appliquer. La nationalisation des banques fut une des premières mesures visant non seulement à faire disparaître de la terre russe les grands propriétaires fonciers, mais aussi à saper dans ses fondements la domination de la bourgeoisie et la possibilité, pour le capital, d'opprimer des millions et des dizaines de millions de travailleurs. Les banques sont des centres importants de l'économie capitaliste moderne. C'est là que se trouvent concentrées d'énormes richesses, c'est de là qu'elles sont réparties dans tout l'immense pays, c'est là le nerf central de toute la vie capitaliste. Ce sont des organes subtils et complexes, qui se sont développés durant des siècles ; et c'est contre eux que furent dirigés les premiers coups du pouvoir des Soviets qui s'est d'abord heurté à une résistance acharnée au sein de la Banque d'Etat. Mais cette résistance n'a pas arrêté le pouvoir des Soviets. Nous avons réussi à réaliser l'essentiel dans l'organisation de la Banque d'Etat ; cette chose essentielle est entre les mains des ouvriers et des paysans ; et, partant de ces mesures essentielles qu'il faudra encore développer pendant longtemps, nous avons commencé à mettre la main sur les banques privées.
Nous n'avons pas agi comme nous l'auraient probablement recommandé les conciliateurs : attendre d'abord l'Assemblée constituante, puis élaborer peut-être un projet de loi, le présenter à l'Assemblée constituante en annonçant ainsi notre intention à messieurs les bourgeois, afin qu'ils puissent trouver une échappatoire, un moyen d'éviter cette chose désagréable. Il eût fallu, peut-être, pour «agir en hommes d'Etat», les inviter à collaborer avec nous, pour promulguer des lois dignes de ce nom ?
C'eût été renier le socialisme. Nous avons agi le plus simplement du monde : sans craindre les reproches des gens «instruits» ou plutôt des partisans non instruits de la bourgeoisie, qui trafiquent des derniers restes de leurs connaissances, nous avons dit : nous avons des ouvriers et des paysans armés. Ils doivent occuper ce matin toutes les banques privées. (Applaudissements.) Et c'est seulement après qu'ils l'auront fait, lorsque le pouvoir sera déjà entre nos mains, que nous aviserons les mesures à prendre. Le matin, les banques furent occupées, et le soir, le Comité exécutif central décidait : «Les banques sont déclarées propriété nationale.» C'était l'étatisation, la socialisation des banques, leur passage au pouvoir des Soviets.
Personne parmi nous ne croyait possible de briser ou de transformer en quelques jours l'ingénieux et subtil appareil des banques, qui s'était développé durant des siècles sur la base du système économique capitaliste. Nous n'avons jamais affirmé cela. Et quand les savants ou les pseudo-savants hochaient la tête et jouaient les prophètes, nous leur répondions : vous pouvez nous prédire tout ce qu'il vous plaira. Nous ne connaissons qu'une seule voie de la révolution prolétarienne : s'emparer des positions de l'ennemi, faire pratiquement l'apprentissage du pouvoir, en utilisant l'expérience des erreurs commises. Nous ne sous-estimons nullement les difficultés qui se présentent sur notre chemin, mais l'essentiel est déjà fait. La source des richesses capitalistes, quant à leur répartition, est tarie. Après quoi il a été extrêmement facile de procéder à l'annulation des emprunts d'Etat, au renversement du joug financier. De même, après l'organisation du contrôle ouvrier, il nous a été tout à fait facile de passer à la confiscation des usines. Quand on nous reprochait de diviser la production par ateliers en introduisant le contrôle ouvrier, nous repoussions ces bêtises. En introduisant le contrôle ouvrier, nous savions qu'il ne pourrait être de sitôt étendu à toute la Russie, mais nous voulions montrer que nous ne reconnaissions qu'une seule voie, celle des transformations venant d'en-bas, où les ouvriers eux-mêmes élaborent à la base les nouveaux principes du système économique. Ce qui demandera beaucoup de temps.
Partant du contrôle ouvrier nous allions vers la création du Conseil supérieur de l'économie nationale. Seule une telle mesure, jointe à la nationalisation des banques et des chemins de fer, mesure qui sera réalisée ces jours prochains, nous permettra de nous attaquer à l'édification de la nouvelle économie socialiste. Nous savons très bien que notre tâche est difficile, mais nous affirmons que celui-là seul est socialiste dans la pratique, qui s'y attaque en s'en remettant à l'expérience et à l'instinct des masses laborieuses. Elles commettront maintes erreurs, mais l'essentiel est fait. Elles savent qu'en s'adressant au pouvoir des Soviets elles ne trouveront que soutien contre les exploiteurs. Il n'est pas une seule mesure tendant à faciliter leur travail, qui ne soit soutenue entièrement et sans réserve par le pouvoir des Soviets. Celui-ci ne sait pas tout et ne peut être partout à temps, et il doit sans cesse faire face à des tâches difficiles. Très souvent des délégations d'ouvriers et de paysans viennent trouver le gouvernement pour lui demander, par exemple, comment disposer de telle ou telle terre. Et il m'est arrivé souvent à moi-même de me trouver dans une situation embarrassante lorsque je voyais qu'ils n'étaient guère fixés eux-mêmes. Je leur disais alors : vous êtes le pouvoir, faites tout ce que vous voudrez, prenez tout ce dont vous avez besoin, nous vous soutiendrons ; mais veillez à la production, veillez à ce qu'elle soit utile. Passez aux travaux utiles, vous commettrez des erreurs, mais vous finirez par apprendre, Et les ouvriers ont déjà commencé à apprendre, ils ont déjà commencé à lutter contre les saboteurs. Les gens ont fait de l'éducation une barrière entravant la marche en avant des travailleurs ; cette barrière sera abattue.
Il est hors de doute que la guerre corrompt les gens tant à l'arrière que sur le front, en rétribuant au-delà de toute mesure ceux qui travaillent pour la guerre, en attirant à ce travail tous ceux qui ont pu s'embusquer, les éléments déclassés et semi-déclassés, qui n'ont qu'un seul désir : «rafler» et se retirer. Mais ces éléments, la pire séquelle de l'ancien régime capitaliste, propagent tous ses vices, éléments que nous devons rejeter, écarter, en entraînant dans les fabriques et les usines les meilleurs éléments prolétariens pour constituer avec eux des cellules de la future Russie socialiste. Chose qui n'est point facile ; elle est génératrice de nombreux conflits, heurts et frictions. Et nous, Conseil des Commissaires du peuple, et moi personnellement, nous avons eu à affronter leurs plaintes et leurs menaces, mais nous les écoutions avec calme, sachant que nous avions maintenant un arbitre à qui nous adresser. Cet arbitre, ce sont les Soviets des députés ouvriers et soldats. (Applaudissements.) Leur jugement est sans appel, nous nous en remettons toujours à lui.
Le capitalisme crée intentionnellement des catégories parmi les ouvriers, pour rallier à la bourgeoisie des couches supérieures infinies de la classe ouvrière ; les conflits avec celles-ci seront inévitables. Nous n'arriverons pas au socialisme sans lutte. Mais nous sommes prêts à la lutte, nous l'avons commencée et nous la mènerons à son terme, avec l'aide de l'appareil qui a nom Soviets. Si nous soumettons les conflits qui surgiront à l'arbitrage du Soviet des députés ouvriers et soldats, il nous sera facile de régler les problèmes, quels qu'ils soient. Car, aussi fort que puisse être le groupe des ouvriers privilégiés, le jugement d'un organe représentant tous les ouvriers, je le répète, sera pour eux sans appel. Ce règlement ne fait que commencer. Les ouvriers et les paysans n'ont pas encore suffisamment confiance en leurs propres forces ; une tradition séculaire les a trop habitués à attendre des ordres d'en haut. Ils ne se sont pas encore complètement faits à l'idée que le prolétariat est la classe dominante, et l'on compte encore parmi eux des éléments terrorisés, comprimés, qui s'imaginent devoir passer par l'ignoble école de la bourgeoisie. Ce préjugé, le plus ignoble de tous les préjugés bourgeois, s'est maintenu plus longtemps que les autres, mais il est en train de disparaître et disparaîtra définitivement. Et nous sommes persuadés qu'à chaque pas en avant du pouvoir des Soviets, il y aura de plus en plus de gens définitivement libérés du vieux préjugé bourgeois selon lequel un simple ouvrier ou un simple paysan ne peut gouverner l'Etat. Il le peut et il apprendra à le faire s'il s'y met ! (Applaudissements.)
Notre tâche d'organisation consistera précisément à trouver parmi les masses populaires des dirigeants et des organisateurs. Ce travail immense, gigantesque, est maintenant à l'ordre du jour. On ne pourrait même pas songer à le réaliser s'il n'y avait pas le pouvoir des Soviets, appareil de sélection capable de promouvoir les gens.
Nous n'avons pas seulement une loi sur le contrôle, nous avons aussi quelque chose qui est même plus précieux : des tentatives de la part du prolétariat pour traiter avec les syndicats patronaux en vue d'assurer aux ouvriers la gestion de branches entières de l'industrie. Un contrat de ce genre est en cours d'élaboration, il est déjà presque conclu entre les ouvriers des cuirs et peaux et la Société des industriels tanneurs et peaussiers de Russie. J'attache à ces contrats une très grande importance [1], car ils montrent que les ouvriers commencent à prendre conscience de leur force.
Camarades, je n'ai pas parlé dans mon rapport de deux questions particulièrement épineuses et difficiles : la paix et le ravitaillement, parce qu'elles figurent à l'ordre du jour et seront traitées séparément.
Dans mon bref rapport je m'étais fixé comme tâche de montrer sous quel jour moi-même et le Conseil des Commissaires du peuple dans son ensemble, nous voyons l'histoire de ce que nous avons vécu au cours de ces deux mois et demi, de montrer où en est le rapport des forces de classe dans cette nouvelle période de la révolution russe, comment s'est formé le nouveau pouvoir d'Etat et quelles sont les tâches sociales qui se posent à lui.
Pour réaliser le socialisme, la Russie s'est engagée dans la bonne voie, en nationalisant les banques et en remettant toute la terre, intégralement, entre les mains des masses laborieuses. Nous connaissons fort bien les difficultés que nous trouverons sur notre chemin, mais la comparaison avec les révolutions passées nous donne la certitude d'obtenir des succès immenses et d'être dans la voie qui nous assurera la victoire complète.
Et les masses des pays plus avancés, divisés par la guerre de brigandage et dont les ouvriers sont passés par une plus longue école de démocratisation, seront à nos côtés. Lorsqu'on nous parle des difficultés de notre œuvre, lorsqu'on nous dit que la victoire du socialisme n'est possible qu'à l'échelle mondiale, nous ne voyons là qu'une manœuvre désespérée de la bourgeoisie et de ses partisans conscients ou inconscients pour déformer la vérité la plus incontestable. Certes, la victoire définitive du socialisme est impossible dans un seul pays. Notre détachement d'ouvriers et de paysans, qui soutient le pouvoir des Soviets, est un détachement de cette armée universelle qui est maintenant divisée par la guerre mondiale, mais qui cherche à se grouper ; et les prolétaires accueillent avec sympathie, par des applaudissements, chaque nouvelle, chaque bribe d'information sur notre révolution, chaque nom qui s'y rattache, parce qu'ils savent que ce qui est en train de s'accomplir en Russie, c'est leur affaire commune, l'affaire de l'insurrection prolétarienne, de la révolution socialiste internationale. L'exemple vivant, l'action commencée dans un pays quelconque, est plus efficace que toutes les proclamations et toutes les conférences : c'est ce qui enthousiasme les masses laborieuses de tous les pays.
Si la grève d'octobre 1905 - ces premiers pas de la révolution victorieuse - a immédiatement eu des répercussions en Europe occidentale et a déclenché, en 1905, un mouvement parmi les ouvriers autrichiens, si nous avons pu apprécier pratiquement, dès cette époque, la valeur d'exemple d'une révolution, d'une action entreprise par les ouvriers d'un pays quelconque, nous voyons maintenant que dans tous les pays du monde la révolution socialiste mûrit de jour en jour, d'heure en heure.
Si nous commettons des erreurs, des fautes, si nous nous heurtons à des difficultés, cela n'a pas d'importance pour les ouvriers des autres pays. Ce qui compte à leurs yeux, c'est notre exemple : voilà ce qui les unit. Ils disent : nous lutterons ensemble et nous vaincrons, envers et contre tout. (Applaudissements.)
Ayant observé, durant des dizaines d'années, la marche du mouvement ouvrier et la montée de la révolution socialiste mondiale, Marx et Engels, les grands fondateurs du socialisme, ont vu clairement que pour passer du capitalisme au socialisme, il faudra de longues douleurs d'enfantement, une longue période de dictature du prolétariat, la destruction de tout ce qui a vieilli, l'élimination impitoyable de toutes les formes du capitalisme et la collaboration des ouvriers de tous les pays, qui devront conjuguer tous leurs efforts afin d'assurer la victoire jusqu'au bout. Et ils disaient qu'à la fin du XIXe siècle «le Français commencera et l'Allemand achèvera» [2] ; le Français commencera parce qu'au cours de dizaines d'années de révolution il a su développer en lui, dans l'action révolutionnaire, cet esprit d'initiative et d'abnégation qui a fait de lui l'avant-garde de la révolution socialiste.
Nous voyons aujourd'hui une autre combinaison de forces dans le socialisme international. Nous disons que le mouvement. commence plus facilement dans les pays qui n'appartiennent pas au nombre des pays exploiteurs, pouvant piller avec plus de facilité et ayant les moyens de corrompre les couches supérieures de leurs ouvriers. Ces partis pseudo-socialistes d'Europe occidentale, presque tous ministrables, dans le genre de ceux de Tchernov et de Tsérétéli, ne réalisent rien et n'ont aucune base solide. Nous avons vu l'exemple de l'Italie ; nous avons pu, ces jours-ci, suivre la lutte héroïque des ouvriers autrichiens contre les forbans impérialistes [3]. Même si ces forbans réussissent à enrayer momentanément le mouvement, ils ne peuvent l'arrêter tout à fait, car il est invincible.
L'exemple de la République des Soviets lui indiquera pendant longtemps son chemin. Notre République socialiste des Soviets se dressera fermement comme le flambeau du socialisme international, comme un exemple pour toutes les masses laborieuses. Là-bas, c'est le massacre, la guerre, l'effusion de sang, des millions de victimes, l'exploitation du capital ; ici, c'est une véritable politique de paix et la République socialiste des Soviets.
Les événements se sont déroulés autrement que Marx et Engels ne l'avaient prévu ; c'est à nous, aux classes laborieuses et exploitées de Russie, qu'ils ont conféré le rôle honorable d'avant-garde de la révolution socialiste internationale, et nous voyons maintenant clairement la perspective du développement de la révolution : le Russe a commencé, l'Allemand, le Français, l'Anglais achèveront, et le socialisme triomphera. (Applaudissements.)
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1]. Lénine fait allusion aux pourparlers du syndicat des cuirs et
peaux de Russie avec les entrepreneurs. Le syndicat demandait
que la représentation ouvrière au Comité principal des cuirs
et peaux soit élargie et que celui-ci soit réorganisé sur une base
démocratique. Au début de 1918, les pourparlers aboutirent à la réorganisation du Comité principal et des comités de région
où les ouvriers obtinrent les deux tiers des voix. Le 6 avril
1918, tous les Soviets reçurent le télégramme signé de Lénine
qui soulignait la nécessité de démocratiser les succursales locales
du Trust des cuirs et peaux et d'appliquer rigoureusement les
dispositions du Comite principal et des comités de région. [N.E.]
[2]. Cf. la lettre de K. Marx à F. Engels du 12 février 1870. [N.E.]
[3]. Lénine fait allusion au mouvement antimilitariste des ouvriers de Turin, en août 1917, qui avaient déclenché une grève générale, et aux grèves des ouvriers autrichiens en janvier 1918, provoquées par les pourparlers de Brest-Litovsk. Les grèves d'Autriche avaient pour mot d'ordre la conclusion de la paix générale et l'amélioration du ravitaillement des ouvriers. [N.E.]