1916 |
Rédigé dans la deuxième quinzaine de décembre (ancien style) 1916. |
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Lettre ouverte à B. Souvarine
Le citoyen Souvarine déclare que c'est, entre autres, à moi que son discours s'adresse. Je lui réponds avec d'autant plus de plaisir que son article soulève les questions les plus importantes du socialisme international.
Souvarine trouve « apatriotique » le, point de vue de ceux qui considèrent que la « défense de la patrie » est incompatible avec le socialisme. Et pour sa part, il « défend » le point de vue de Turati, de Ledebour, de Brizon, qui, tout en refusant les crédits de guerre, se déclarent partisans de la « défense de la patrie », c'est à dire le point de vue de la tendance surnommée « le centre » (je dirais plutôt « le marais ») ou le kautskivisme, d'après le nom du principal théoricien de cette tendance, Karl Kautsky. Et j'ajouterai, en passant; que Souvarine a tort lorsqu'il affirme « qu'ils (c'est à dire les camarades russes qui proclament la faillite de la II° Internationale) assimilent les hommes comme Kautsky, comme Longuet, etc... aux nationalistes nuance Scheidemann et Renaudel ». Jamais ni moi, ni le parti auquel j'appartiens (C.C. du P.O.S.D.R.) n'avons assimilé le point de vue des socialistes chauvins avec, celui du « centre ». Dans les déclarations officielles de notre parti, dans le manifeste du Comité central publié le I° novembre 1914 [1], aussi bien que dans les résolutions adoptée en mars 1915 [2] (ces deux documents sont reproduits in extenso dans notre brochure Le socialisme et la guerre [3] dont Souvarine a connaissance) nous avons toujours distingué entre le socialisme chauvin et le « centre ». Les premiers, à notre avis, sont passés du côté de la bourgeoisie. Et contre eux, ce n'est pas seulement la lutte, c'est la scission que nous préconisons. Les seconds sont des indécis, des hésitants qui font le plus grand tort au prolétariat par leurs efforts pour unir les masses socialistes aux leaders chauvins.
Souvarine dit « vouloir envisager les faits au point de vue marxiste ».
Or, du point de vue marxiste, des formules générales et abstraites telles que l'« apatriotisme » ne valent absolument rien. La patrie, la nation sont des catégories historiques. Si, dans une guerre, il s'agit de la défense de la démocratie ou de la lutte contre un joug qui opprime la nation, je ne suis aucunement contre une telle guerre et je ne redoute pas le mot de « défense de la patrie » lorsqu'il a trait à ce genre de guerre ou d'insurrection. Les socialistes se rangent toujours du côté des opprimés, et, par conséquent, ils ne peuvent être adversaires de guerres qui ont pour but la lutte démocratique ou socialiste contre une oppression. Ainsi, il serait tout à fait ridicule de ne point vouloir reconnaître la légitimité des guerres de 1793, de la France contre les monarchies réactionnaires européennes ou les guerres garibaldiennes, etc,... Il serait également ridicule de ne point vouloir reconnaître la légitimité des guerres des peuples opprimés contre leurs oppresseurs qui, à l'heure actuelle, pourraient éclater, telles que, par exemple, la révolte des Irlandais contre l’Angleterre ou une révolte du Maroc contre la France, de l'Ukraine contre la Russie, etc...
Du point de vue marxiste, c'est le sens politique de chaque guerre qu'il faut définir, dans chaque cas particulier.
Mais comment faire pour définir le sens politique d'une guerre ?
Toute guerre n'est que la continuation d'une politique.
A quel genre de politique la guerre actuelle fait elle suite ? Est elle la continuation de la politique du prolétariat qui, de 1871 à 1914, fut l'unique représentant du socialisme et de la démocratie en France, en Angleterre et en Allemagne ? Ou bien, est elle plutôt la continuation de la politique impérialiste, de la politique de pillage colonial et d'oppression des peuples faibles d'une bourgeoisie réactionnaire décadente et qui se meurt ?
Il suffit de préciser la question et de la poser correctement pour obtenir une réponse parfaitement nette : la guer . re actuelle est une guerre impérialiste; c'est une guerre entre négriers qui se disputent leur bétail et veulent prolonger et renforcer encore l'esclavage. C'est une guerre « de brigandage capitaliste », dont parlait Jules Guesde en 1899, condamnant ainsi par avance sa future trahison. Guesde, à ce moment, disait :
« Il y a d'autres guerres... qui surgissent tous les jours, ce sont les guerres pour les débouchés, pour les marchandises à écouler. C'est de ce côté que, loin de disparaître, la guerre menace d'être en permanence, et cette guerre là, c'est la guerre capitaliste par excellence, la guerre pour le profit entre capitalistes de tous les pays, se.disputant, au prix de notre sang, le marché universel. Eh bien, vous représentez vous, dans le gouvernement capitaliste de chacun des pays de l’Europe, un socialiste présidant à ce genre d'entretuerie pour le vol ? Vous représentez vous un Millerand anglais, un Millerand italien, un Millerand allemand s'ajoutant au Millerand français, et engageant les prolétaires les uns contre les autres dans ces brigandages capitalistes ? Que resterait il, je vous le demande, camarades, de la solidarité internationale ouvrière ? Le jour où le cas Millerand serait devenu un fait général, il faudrait dire adieu à tout internationalisme et devenir les nationalistes que, ni vous, ni moi. ne consentirons jamais à être. » (Voyez « En garde ! » de Jules Guesde, Paris, 1911, pp. 175 et 176.)
Il n'est pas vrai que la France lutte dans cette guerre de 1914 1917 pour la liberté, l'indépendance nationale, la démocratie, etc... Elle lutte pour le maintien de ses colonies, de celles de l'Angleterre auxquelles l'Allemagne aurait bien plus de droits, au point de vue du droit bourgeois, bien entendu. Elle lutte pour donner Constantinople à la Russie, etc... Ce n'est donc pas la France démocratique et révolutionnaire, la France de 1792, de 1848, de la Commune, qui mène cette guerre. C'est la France bourgeoise, la France réactionnaire alliée et amie du tsarisme, c'est « l'usurier du monde » (l'expression n'est pas de moi, elle est du collaborateur de l'Humanité, Lysis), qui défend son butin, son « droit sacré » aux colonies, à la « liberté » d'exploiter le monde entier avec ses milliards prêtés aux nations faibles ou moins riches.
Et ne venez pas dire qu'il est difficile de distinguer les guerres révolutionnaires des guerres réactionnaires. Voulez vous qu'en plus du critérium scientifique que je vous ai déjà indiqué, je vous indique un critérium purement pratique à la portée de tous ?
Le voici : toute guerre quelque peu importante se prépare de longue date. Lorsque c'est une révolutionnaire qui se prépare, les démocrates et les socialistes ne craignent pas de dire qu’ils se prononcent pour la « défense de la patrie » dans une guerre de ce genre. Lorsque c'est, au contraire, une guerre réactionnaire qui se prépare, pas un seul socialiste ne se décide d'avance, c'est à dire avant que la guerre ne soit déclarée, qu'il sera pour la « défense de la patrie » dans une pareille guerre.
Marx et Engels ne craignirent, pas d'appeler le peuple allemand à faire la guerre contre la Russie en 1848 et 1859.
Tandis qu'au contraire à Bâle, en 1912, les socialistes n'ont pas osé parler de « défense de la patrie » pour la guerre dont ils prévoyaient déjà la venue, et qui est, en effet, survenue en 1914.
Notre parti ne craint pas de déclarer publiquement qu'il accueillera avec sympathie une guerre ou une insurrection telles que celles que l'Irlande pourrait mener contre l'Angleterre; le Maroc, l'Algérie, la Tunisie contre la France; Tripoli contre lItalie; l'Ukraine, la Perse, la Chine contre la Russie, etc.
Et les social chauvins ?
Et les hommes du «centre » ? Oseront ils déclarer ouvertement et officiellement qu'ils sont ou seront pour la « défense de la patrie », au cas où, par exemple, éclaterait une guerre entre le Japon et les Etats Unis, guerre impérialiste par excellence, qui menace plusieurs centaines de millions d'êtres humains et se prépare depuis des dizaines d'années ? Qu'ils essaient ! Je suis prêt à parier qu'ils ne le feront pas, car ils se rendent trop bien compte que s'ils s'y décidaient, ils deviendraient la risée des masses ouvrières et se feraient huer par elles et chasser des partis socialistes. C'est pourquoi les social chauvins et les hommes du « centre » éviteront toute déclaration nette à ce sujet et continueront à biaiser, à mentir, à tout brouiller et à se tirer d'affaire par des sophismes dans le genre de celui adopté par le dernier Congrès du parti français en 1915 : « le pays attaqué a le droit de se défendre ».
Comme si l'important est qui a attaqué le premier et non les causes de la guerre, les buts qu'elle se propose et les classes qui la mènent. Pourrait on, par exemple, admettre que des socialistes auraient pu, sans être fous, reconnaître en 1796 le droit de « défense de la patrie » à l'Angleterre, lorsque les armées révolutionnaires de France venaient fraterniser avec l'Irlande ? Et cependant c'étaient bien les Français qui attaquèrent à ce moment l’Angleterre, et l'armée française prépara même une descente en Irlande. Et pourrait on demain reconnaître le droit de « défense de la patrie » à la Russie et à l'Angleterre si, après la leçon qu'elles ont reçue de l'Allemagne, elles étaient attaquées par la Perse, alliée à l'Inde, à la Chine, et autres nations révolutionnaires d'Asie qui font leur 1789 et leur 1793 ?
Telle est ma réponse à l'accusation tout à fait risible qu'on nous a faite de partager les idées tolstoïennes. Notre parti a repoussé la conception tolstoïenne aussi bien que le pacifisme, en déclarant que les socialistes devaient, au cours de la guerre actuelle, chercher à la transformer en guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie et pour le socialisme.
Si vous me dites que c'est une utopie, je vous répondrai qu'évidemment la bourgeoisie de France, d'Angleterre, etc., ne partage pas votre opinion, car elle ne se déciderait certes pas à jouer un rôle abject et ridicule en allant jusqu'à emprisonner ou à mobiliser les « pacifistes » si elle ne pressentait et ne prévoyait l'inéluctable et continuelle croissance de la révolution et sa venue prochaine.
Ceci m'amène à la question de la scission également soulevée par Souvarine. La scission ! Cet épouvantail avec lequel les chefs socialistes cherchent à épouvanter les autres et dont ils ont si peur eux mêmes ! « Quel avantage y aurait-il à créer aujourd'hui une Internationale nouvelle, dit Souvarine, dont l'action serait frappée de stérilité en raison de sa faiblesse numérique ? »
Mais c'est justement « l'action » de Pressemane et Longuet en France, de Kautsky et Ledebour en Allemagne, qui, comme le prouvent tous les jours les faits, est frappée de stérilité et précisément parce qu'ils ont peur de la scission ! Et c'est précisément parce que K. Liebknecht et O.Rühle en Allemagne ne craignaient pas la scission, en proclamaient ouvertement la nécessité (voyez la lettre de Rühle dans le Vorwärts du 12 janvier 1916) et qu'ils n'hésitèrent pas à la réaliser que leur « action » a une si grande importance pour le prolétariat, et cela malgré leur faiblesse numérique. Liebknecht et Rühle, cela ne fait que 2 contre 108. Mais ces deux représentent des millions d'individus, les masses exploitées, l'énorme majorité de la population, l'avenir de l'humanité, la révolution qui grandit et mûrit tous les jours. Les 108 ne. représentent que l'esprit de servilité d'une petite coterie de laquais de la bourgeoisie au sein du prolétariat. L'action de Brizon, quand il partage la faiblesse du centre ou du marais, est frappée de stérilité. Et au contraire, l'action de Brizon cesse d'être stérile, elle groupe le prolétariat, elle l'éveille et le secoue, quand Brizon, par le fait, détruit « l'unité » et lorsqu'au Parlement il crie courageusement « à bas la guerre » ou lorsqu'il proclame, publiquement la vérité en disant que les Alliés se battent pour donner Constantinople à la Russie.
La faiblesse numérique, des internationalistes vraiment révolutionnaires ? Parlez moi de cela ! Comme exemple prenons la France de 1780 et la Russie de 1900. La faiblesse numérique des révolutionnaires conscients et résolus qui, dans le premier cas, étaient les représentants de la bourgeoisie, la classe révolutionnaire de l'époque, et dans le second cas, étaient les représentants de la classe révolutionnaire actuelle, du prolétariat, leur faiblesse numérique était très grande. Ce n'étaient encore que des unités ne formant au maximum que 1/10 000 ou même seulement 1/100 000 de leur classe Et quelques années plus tard, ces mêmes unités, ces mêmes minorités soi disant si infimes entraînaient à leur suite les masses, des millions et des dizaines de millions d'individus. Pourquoi ? Parce que cette minorité représentait véritablement les intérêts de ces masses, parce qu'elle avait foi en la Révolution future, parce qu'elle était prête à la servir avec courage.
La faiblesse numérique ? Mais depuis quand les révolutionnaires font ils dépendre leur politique du fait qu'ils sont en minorité ou en majorité ? Lorsqu’en novembre 1914, notre parti proclama la nécessité de la scission avec les opportunistes [4], déclarant que cette scission serait la seule réponse correcte et digne à leur trahison d'août 1914, pour beaucoup de personnes cette déclaration parut n'être qu'une extravagance sectaire de gens ayant perdu tout contact avec la vie et la réalité. Deux ans se sont écoulés depuis et voyez ce qui se passe. En Angleterre, la scission est un fait accompli; le social chauvin Hyndman a dû quitter le parti. En Allemagne, la scission se développe aux yeux de tous. Les organisations de Berlin, de Brême et de Stuttgart ont même eu l'honneur d'être exclues du parti... du parti des laquais du kaiser, du parti de ces messieurs Renaudel, Sembat, Thomas, Guesde et Cîe d'Allemagne. Et en France ? D'une part le parti de ces messieurs déclare poursuivre la « défense de la patrie »; de l'autre, les zimmerwaldiens déclarent dans leur brochure Les socialistes de Zimmerwald et la guerre que la « défense de la patrie » n'est pas socialiste. N'est ce donc pas la scission ?
Et comment pourraient travailler consciencieusement côte à côte dans le même parti des personnes qui, après deux ans de la plus grande crise mondiale donnent des réponses diamétralement opposées sur la question la plus importante de la tactique actuelle du prolétariat ?
Voyez aussi l'Amérique, un pays neutre cependant. N'y a t il pas également scission alors que d'un côté Eugène Debs, ce « Bebel américain », déclare dans la presse socialiste ne vouloir reconnaître qu'un seul genre de guerre, la guerre civile pour la victoire du socialisme, et qu'il préférerait se laisser fusiller plutôt que voter un seul cent pour une guerre de l'Amérique. (Voyez l'Appeal to Reason, n° 1032 du 11 septembre 1915), tandis que d'autre part, les Renaudel et les Sembat américains proclament la « défense de la patrie » et la « préparation à la guerre ». Et les Longuet et les Pressemane américains cherchent à réconcilier les pauvres ! les social chauvins avec les internationalistes révolutionnaires.
Deux Internationales existent déjà. Celle de Sembat-Südekum Hyndman Plékhanov et Cie, et celle de K. Liebknecht, de MacLean (instituteur écossais, condamné aux travaux forcés par la bourgeoisie anglaise pour avoir soutenu la lutte de classe des ouvriers), de Höglund (député suédois, condamné aux travaux forcés pour son agitation révolutionnaire contre la guerre et qui fut à Zimmerwald l'un des fondateurs de la « gauche de Zimmerwald »), des cinq députés de la Douma d'Empire, condamnés à la déportation perpétuelle en Sibérie pour leur agitation contre la guerre, etc. C'est d'une part l'Internationale de ceux qui aident leurs gouvernements à mener la guerre impérialiste, et de l'autre l'Internationale de ceux qui luttent révolutionnairement contre cette guerre. Et ni l'éloquence des bavards du Parlement, ni la « diplomatie » des « hommes d'Etat » du socialisme ne pourront unir ces deux Internationales. La deuxième Internationale a vécu . La troisième Internationale est déjà née. Et si elle n'est, pas encore sanctifiée et baptisée par les grands prêtres et les papes de la deuxième Internationale, ayant été même maudite par eux (voyez les discours de Vandervelde et de Stauning), cela ne l'empêche pas d'acquérir tous les jours de nouvelles forces. C'est la troisième Internationale qui amènera le prolétariat à se défaire des opportunistes et c'est elle qui mènera les masses à la victoire durant la révolution sociale qui mûrit et approche.
Il faut, avant de terminer, que je réponde quelques mots à la polémique personnelle de Souvarine. Il demande (aux socialistes qui se trouvent en Suisse) de modérer les critiques personnelles qu'ils adressent à Bernstein, à Kautsky, à Longuet, etc... Pour ma part, je dois dire que je ne puis accéder à cette demande. Et tout d'abord, je ferai observer à Souvarine que ce ne sont pas des critiques personnelles que j'adresse aux hommes du « centre », c'est une critique politique. L'influence sur les masses de MM. Südekum, Plékhanov, etc., ne peut plus être sauvée : leur autorité est tellement compromise que partout c'est la police qui vient les défendre. Or, les hommes du « centre », par leur propagande « d'unité » et de « défense de la patrie », par leur désir de conciliation, par leurs efforts de voiler par des paroles les divergences les plus profondes, font le plus grand tort au mouvement ouvrier en retardant la faillite définitive de l'ascendant moral des social chauvins, en prolongeant ainsi leur influence sur les masses, en ranimant le cadavre des opportunistes de la deuxième Internationale. Pour toutes ces raisons, je considère que la lutte contre Kautsky et les autres représentants du « centre » est pour moi un devoir socialiste.
Souvarine, entre autres, « adresse son discours à Guilbeaux, à Lénine, à tous ceux qui jouissent du privilège d'être au dessus de la mêlée, privilège qui permet souvent de juger sainement les hommes et les choses du socialisme, mais qui comporte peut être aussi certains inconvénients »
L'allusion est transparente. A Zimmerwald, Ledebour exprima cette pensée avec moins d'ambages, lorsqu'il nous accusa, nous, « les gauches de Zimmerwald », de lancer de l'étranger des appels révolutionnaires aux masses. Je répéterai au citoyen Souvarine ce que j'ai dit à Ledebour, à Zimmerwald. Il s'est passé 29 ans depuis mon arrestation en Russie. Durant ces 29 ans, je n'ai pas cessé de lancer des appels révolutionnaires aux masses. Je l'ai fait de ma prison, de Sibérie, et, plus tard, de l'étranger. Et j'ai souvent rencontré dans la presse révolutionnaire aussi bien dans les discours des procureurs tsaristes, des « allusions » m'accusant de manquer de probité parce que, habitant l'étranger, je lançais des appels révolutionnaires aux masses de Russie. De la part de procureurs tsaristes, ces « allusions » ne sauraient étonner personne. Mais de la part de Ledebour, j'avoue que je m'attendais à des arguments d'un autre caractère. Ledebour a probablement oublié que Marx et Engels, par exemple, lorsqu'on 1847, ils écrivirent leur fameux Manifeste Communiste, lançaient, eux aussi, de l'étranger, des appels révolutionnaires aux ouvriers allemands ! La lutte révolutionnaire est souvent impossible sans une émigration des révolutionnaires. La France en a, plus d'une fois, fait l'expérience. Et le citoyen Souvarine ferait mieux de ne pas suivre le mauvais exemple de Ledebour et... des procureurs tsaristes.
Souvarine dit encore que Trotski « que nous (les minoritaires français) considérons comme un des éléments les plus extrêmes de l'extrême gauche de l'Internationale, est simplement taxé de chauvinisme par Lénine. On conviendra qu'il y a là quelque exagération ».
Oui, certainement, « il y a là quelque exagération », seulement ce n'est pas de ma part qu'elle vient, c' est de la part de Souvarine. Car jamais je n'ai taxé de chauvinisme l'attitude de Trotski. Ce que je lui reproche, c'est d'avoir trop souvent représenté, en Russie, la politique du « centre ». Voici les faits. Depuis janvier 1912, la scission dans le P.O.S.D.R. existe formellement. Notre parti (celui qui se groupe autour du Comité central) accuse d'opportunisme l'autre parti, celui du Comité d'Organisation dont les leaders les plus connus sont Martov et Axelrod. Trotski appartenait au parti de Martov et ne l'a quitté qu'en 1914. Là dessus, la guerre survint. La fraction de la Douma, celle de notre tendance, composée de cinq membres (Mouranov, Pétrovski, Chagov, Badaïev, Samoïlov) est déportée en Sibérie. Nos ouvriers à Pétrograd votent contre la participation aux comités des industries de guerre (question pratique la plus importante pour nous. Pour la Russie, elle est aussi importante que celle de la. participation ministérielle en France). D'autre part, les publicistes les plus connus et les plus influents du Comité d'Organisation, Potressov, Zassoulitch, Lévitski et autres, se prononcent en faveur de la « défense de la patrie » et de la participation aux comités des industries de guerre. Martov et Axelrod protestent et se prononcent contre la participation à ces comités, mais ne rompent pas avec leur parti, dont une fraction devenue chauvine accepte la participation. C'est pour cela que nous avons reproché à Martov, à Kienthal, de vouloir être le représentant du Comité d'Organisation tout entier, tandis qu'en réalité, il ne peut être que le représentant d'une fraction de cette tendance. La représentation de. ce parti à la Douma (Tchkhéidzé, Skobélev et autres) est divisée. Une partie de ces députés sont pour la « défense de la patrie », les autres sont contre. Tous sont pour la participation aux comités des industries et ils emploient la formule équivoque de la nécessité de « sauver la patrie », ce qui, en somme, n'est qu'une autre expression pour la « défense de la patrie » de Südekum et Renaudel. De plus, ils ne protestent aucunement contre l'attitude de Potressov (en réalité, elle est analogue à celle de Plêkhanov; Martov a protesté publiquement contre Potressov et a refusé de collaborer à sa revue, parce qu'il avait invité Plékhanov à y collaborer).
Et Trotski ? Tout en ayant rompu avec le parti de Martov, il continue à nous reprocher d'être des scissionnistes. Il évolue peu à peu vers la gauche et demande même la scission avec les chefs des social-chauvins russes, mais ne nous dit pas définitivement si c'est l'unité ou la scission qu'il veut par rapport à la fraction de Tchkhéidzé. Et c'est précisément une question qui est des plus importantes. En effet, si la paix survenait demain, nous aurions après demain de nouvelles élections à la Douma. Et immédiatement, se poserait devant nous la question de savoir si nous marchons avec Tchkhéidzé ou contre lui. Nous sommes contre cette alliance. Martov est pour. Et Trotski ? On ne sait pas. Dans les 500 numéros du journal russe paraissant à Paris, Naché Slovo, dont Trotski était un des rédacteurs, le mot décisif n'a pas été dit. Voilà pourquoi nous ne nous entendons pas avec Trotski.
Il ne s'agit pas d'ailleurs seulement de nous. A Zimmerwald, Trotski ne voulut pas s'associer à la « gauche de Zimmerwald ». Trotski avec le camarade Roland Holst représentèrent le « centre ». Et voici ce qu'écrit maintenant la camarade Roland Holst, dans le journal socialiste hollandais Tribune [5] 13 (n° 159 du 23 août 1916) :
« Ceux qui, comme Trotski et son groupe, veulent mener la lutte révolutionnaire contre l'impérialisme, doivent surmonter les conséquences des dissensions d'émigration, pour la plupart assez personnelles et qui désunissent l'extrême gauche, et doivent s’unir aux léninistes. Le « Centre révolutionnaire » est impossible. »
Je m'excuse d'avoir parlé si longuement de nos relations avec Trotski et Martov, mais la presse socialiste française en parle assez souvent et les informations qu'elle donne au public sont souvent bien inexactes. Il faut que les camarades français soient mieux renseignés sur les faits concernant le mouvement social démocrate en Russie.
Notes
[1] Voir V. Lénine, Œuvres, tome 21, « La guerre et la social démocratie russe ». (N.R.)
[2] Voir V. Lénine, Œuvres, tome 21, « La Conférence des sections à l'étranger du P.O.S.D.R. » (N.R.)
{3] Voir V. Lénine, Œuvres , tome 21, (N.R.)
[4] Voir V. Lénine, Œuvres, tome 21, « La guerre et la social démocratie russe ». (N.R.)
[5] De Tribune : journal de la gauche socialiste hollandaise de Pannekoek, Roland-Holst, etc. à partir de 1907. Publié comme organe du P.C. Hollandais de 1918 à 1930. (N.R.)