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30 octobre 1910
Cinq ans se sont écoulés depuis que la classe ouvrière de Russie a porté en octobre 1905, le premier coup vigoureux à l'autocratie tsariste. Le prolétariat dressa, en ces grandes journées, des millions de travailleurs pour la lutte contre leurs oppresseurs. En quelques mois de 1905, il sut conquérir des améliorations que les ouvriers, pendant des dizaines d'années, avaient attendues vainement de leurs "autorités". Le prolétariat avait conquis pour l'ensemble du peuple russe, bien que pour un court délai, des libertés jamais vues en Russie, -- liberté de la presse, liberté de réunion, d'association. Il balaya sur son chemin la Douma falsifiée de Boulyguine, il arracha au tsar le manifeste sur la constitution et rendit une fois pour toutes impossible le gouvernement de la Russie sans institutions représentatives.
Les grandes victoires du prolétariat s'avérèrent des demi-victoires, parce que le pouvoir tsariste n'avait pas été renversé. L'insurrection de décembre se termina par une défaite, et l'autocratie tsariste retira une à une les conquêtes de la classe ouvrière, à mesure que faiblissait sa poussée, que faiblissait la lutte des masses. En 1906 les grèves ouvrières, les troubles parmi les paysans et les soldats étalent beaucoup plus faibles qu'en 1905, mais cependant encore très forts. Le tsar fit dissoudre la première Douma, pendant laquelle la lutte du peuple avait repris son développement ; mais il n'osa pas modifier d'emblée la loi électorale. En 1907 la lutte des ouvriers faiblit encore plus et le tsar, après avoir fait dissoudre la deuxième Douma, opéra un coup d'Etat (3 juin 1907) ; il viola les promesses les plus solennelles qu'il avait faites de ne pas promulguer de lois sans le consentement de la Douma ; il modifia la loi électorale de sorte que la majorité dans la Douma revint immanquablement aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, au parti des Cent-Noirs et à leurs valets.
Les victoires comme les défaites de la révolution ont fourni de grandes leçons historiques au peuple russe. En célébrant le cinquième anniversaire de 1905, nous tâcherons de comprendre le contenu essentiel de ces enseignements.
La première leçon, fondamentale , est que seule la lutte révolutionnaire des masses est capable d'obtenir des améliorations un peu sérieuses à la vie des ouvriers et à la direction de l'Etat. Aucune "sympathie" des hommes instruits pour les ouvriers, aucune lutte héroïque des terroristes isolés, n'ont pu miner l'autocratie tsariste et l'omnipotence des capitalistes. Seule la lutte des ouvriers eux-mêmes, seule la lutte commune de millions d'hommes a pu atteindre ce résultat ; et lorsque cette lutte se relâchait, on retirait aussitôt aux ouvriers leurs conquêtes. La révolution russe a confirmé ce qui se chante dans l'hymne international des ouvriers :
"Il n'est point de sauveurs suprêmes,
Ni Dieu, ni César, ni tribun ;
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes,
Décrétons le salut commun."
La deuxième leçon est qu'il ne suffit pas de miner, de limiter le pouvoir tsariste. Il faut le supprimer . Tant que le pouvoir tsariste n'est pas supprimé, les concessions du tsar seront toujours précaires. Le tsar faisait des concessions lorsque la poussée de la révolution s'accentuait ; il reprenait toutes les concessions faites, lorsque la poussée faiblissait. Seule la conquête de la république démocratique, le renversement du pouvoir tsariste, le passage du pouvoir entre les mains du peuple, peuvent délivrer la Russie des violences et de l'arbitraire des fonctionnaires, de la Douma des Cent-Noirs et des octobristes, de l'omnipotence des grands propriétaires fonciers et de leurs valets, à la campagne. Si les calamités dont souffrent les paysans et les ouvriers sont aujourd'hui, après la révolution, encore plus dures qu'auparavant, c'est une rançon qu'ils payent parce que la révolution a été faible, parce que le pouvoir tsariste n'a pas été renversé. L'année 1905 et puis les deux premières Doumas et leur dissolution ont beaucoup appris au peuple ; elles lui ont appris tout d'abord à lutter en commun pour des revendications politiques. Le peuple, en s'éveillant à la vie politique, avait d'abord exigé de l'autocratie des concessions : que le tsar convoquât la Douma ; que le tsar remplaçât les anciens ministres par de nouveaux ; que le tsar "donnât" le suffrage universel. Mais l'autocratie ne faisait pas et ne pouvait faire de telles concessions. Aux demandes de concessions, l'autocratie répondait par la baïonnette. Et c'est alors que le peuple commença à se rendre compte de la nécessité de lutter contre le pouvoir autocratique. Aujourd'hui Stolypine et la Douma noire des maîtres et seigneurs enfoncent, pourrait-on dire, avec encore plus de force, cette idée dans la tête des paysans. Ils l'enfoncent et finiront par l'enfoncer.
L'autocratie tsariste a également tiré de la révolution une leçon pour elle-même. Elle a compris qu'il n'était plus possible de compter sur la foi des paysans au tsar. Elle affermit maintenant son pouvoir par une alliance avec les propriétaires fonciers cent-noirs et les fabricants octobristes. Pour renverser l'autocratie tsariste, il faut que la poussée de la lutte révolutionnaire des masses soit, aujourd'hui, beaucoup plus vigoureuse qu'en 1905.
Cette poussée beaucoup plus vigoureuse est-elle possible ? La réponse à cette question nous amène à la troisième et principale leçon de la révolution : nous avons vu comment agissent les différentes classes du peuple russe. Avant 1905, beaucoup croyaient que tout le peuple aspirait également à la liberté et voulait une liberté égale ; du moins l'immense majorité ne se rendait pas du tout compte que les diverses classes du peuple russe envisagent différemment la lutte pour la liberté et ne revendiquent pas la même liberté. La révolution a dissipé le brouillard. A la fin de 1905, et puis aussi pendant les première et deuxième Doumas, toutes les classes de la société russe se sont affirmées ouvertement. Elles se sont fait voir à l'œuvre ; elles ont montré quelles étaient leurs véritables aspirations, pour quoi elles pouvaient lutter et de quelle force, de quelle ténacité et de quelle énergie elles étaient capables dans cette lutte.
Les ouvriers d'usine, le prolétariat industriel a mené la lutte la plus résolue et la plus opiniâtre contre l'autocratie. Le prolétariat a commencé la révolution par le 9 janvier et par des grèves de masse. Le prolétariat a mené la lutte jusqu'au bout, en se dressant dans l'insurrection armée de décembre 1905, pour la défense des paysans que l'on frappait, torturait, fusillait. Le nombre des ouvriers en grève, en 1905, était d'environ trois millions (avec les cheminots, les employés des postes, etc., il y en avait certainement jusqu'à quatre millions) ; en 1906, un million ; en 1907, ¾ de million. Le monde n'avait encore jamais vu un mouvement gréviste de cette force. Le prolétariat russe a montré quelles forces intactes renferment les masses ouvrières, lorsque s'annonce une véritable crise révolutionnaire. La vague gréviste de 1905, la plus grande que le monde ait connue, était loin d'avoir épuisé toutes les forces de combat du prolétariat. Ainsi dans la région industrielle de Moscou il y avait 567000 ouvriers d'usine et 540000 grévistes ; dans celle de Pétersbourg, 300000 ouvriers d'usine et un million de grévistes. C'est donc que les ouvriers de la région de Moscou sont encore loin d'avoir développé une ténacité dans la lutte, pareille à celle des ouvriers de Pétersbourg. Et dans la province de Livonie (Riga), sur 50000 ouvriers il y avait 250000 grévistes, c'est-à-dire que chaque ouvrier avait fait grève en moyenne plus de cinq fois en 1905. A l'heure actuelle, la Russie entière ne compte certainement pas moins de trois millions d'ouvriers d'usine, de mineurs et de cheminots. Et ce chiffre augmente chaque année. Avec un mouvement aussi fort que celui de Riga en 1905, ils pourraient mettre en ligne une armée de 15 millions de grévistes .
Aucun pouvoir tsariste n'eût pu tenir en face d'une telle poussée. Mais chacun comprend que cette dernière ne saurait être provoquée artificiellement, au gré des socialistes ou des ouvriers d'avant-garde. Elle n'est possible que lorsque le pays entier est emporté par la crise, par l'indignation, par la révolution. Pour préparer cet assaut, il est nécessaire d'entraîner à la lutte les couches d'ouvriers les plus retardataires, de mener pendant des années et des années un vaste travail, opiniâtre et tenace, de propagande, d'agitation et d'organisation en créant et consolidant toute sorte d'unions et d'organisations du prolétariat.
Par la vigueur de sa lutte, la classe ouvrière de Russie marchait en tête de toutes les autres classes du peuple russe. Les conditions mêmes de la vie des ouvriers les rendent aptes à la lutte et les incitent à combattre. Le capital rassemble les ouvriers par masses importantes dans les grandes villes ; il les groupe, leur apprend à s'unir dans l'action. A chaque pas les ouvriers se trouvent face à face avec leur principal ennemi : la classe des capitalistes. En combattant cet ennemi, l'ouvrier devient socialiste , arrive à comprendre la nécessité de réorganiser entièrement toute la société, de supprimer entièrement toute misère et toute oppression. En devenant socialistes, les ouvriers luttent avec un courage indéfectible contre tout ce qui se met en travers de leur chemin, et avant tout contre le pouvoir tsariste et les propriétaires féodaux.
Les paysans se sont dressés eux aussi pour la lutte contre les propriétaires fonciers et le gouvernement, dans la révolution ; mais leur lutte était beaucoup plus faible. On a établi que la majorité des ouvriers d'usine (jusqu'à 3/5) avait participé à la lutte révolutionnaire, aux grèves ; chez les paysans rien que la minorité : certainement pas plus d'un cinquième ou d'un quart. Dans leur lutte, les paysans étaient moins opiniâtres, plus dispersés, moins conscients, gardant encore assez souvent l'espoir en la bonté du petit-père le tsar. A vrai dire, en 1905-1906, les paysans ont simplement fait peur au tsar et aux propriétaires fonciers. Or, il ne s agit pas de leur faire peur ; il s'agit de les supprimer ; leur gouvernement -- le gouvernement tsariste -- il faut le faire disparaître de la surface de la terre. Aujourd'hui, Stolypine et la Douma noire des grands propriétaires fonciers s'appliquent à faire des paysans riches de nouveaux gros fermiers-propriétaires, alliés du tsar et des Cent-Noirs. Mais plus le tsar et la Douma aident les paysans riches à ruiner la masse des paysans, plus consciente devient cette masse, moins elle conservera sa foi dans le tsar, sa foi d'esclaves-serfs, la foi d'hommes opprimés et ignorants. Chaque année le nombre des ouvriers ruraux augmente à la campagne, -- ils n'ont pas où chercher leur salut, si ce n'est dans une alliance avec les ouvriers des villes, en vue d'une lutte commune. Chaque année le nombre des paysans ruinés définitivement, paupérisés et affamés, augmente à la campagne ; des millions et des millions d'entre eux, lorsque le prolétariat des villes se soulèvera, engageront une lutte plus décisive, plus cohérente contre le tsar et les grands propriétaires fonciers.
La bourgeoisie libérale, c'est-à-dire les libéraux parmi les propriétaires fonciers, fabricants, avocats, professeurs, etc., ont également pris part à la révolution. Ils forment le parti de la "liberté du peuple" (c.-d., cadets). Ils ont beaucoup promis au peuple et fait beaucoup de bruit dans leurs journaux sur la liberté. Leurs députés étaient en majorité à la première et à la deuxième Douma. Ils promettaient d'obtenir la liberté "par la voie pacifique", ils condamnaient la lutte révolutionnaire des ouvriers et des paysans. Les paysans et beaucoup des députés paysans ("troudoviks") croyaient à ces promesses ; dociles et soumis, ils suivaient les libéraux, se tenant à l'écart de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Là était l'erreur la plus grande des paysans (et de beaucoup de citadins) pendant la révolution. D'une main les libéraux aidaient, -- et encore très, très rarement, -- à la lutte pour la liberté ; mais ils tendaient toujours l'autre au tsar, auquel ils promettaient de garder et d'affermir son pouvoir, de réconcilier les paysans avec les propriétaires fonciers, de "pacifier" les ouvriers "turbulents".
Lorsque la révolution en vint à la lutte décisive contre le tsar, à l'insurrection de décembre 1905, les libéraux trahirent lâchement, tous tant qu'ils étaient, la liberté du peuple et abandonnèrent la lutte. L'autocratie tsariste profita de cette trahison de la liberté du peuple par les libéraux ; elle profita de l'ignorance des paysans qui, sur bien des points, faisaient confiance aux libéraux, et battit les ouvriers insurgés. Le prolétariat une fois battu, ni les Doumas d'aucune sorte, ni les discours sucrés des cadets, ni aucune de leurs promesses n'empêchèrent le tsar de supprimer tout ce qui restait des libertés, de rétablir l'autocratie et la toute-puissance des propriétaires féodaux.
Les libéraux en furent pour leurs frais. Les paysans avaient reçu une rude, mais utile leçon. Il ne saurait y avoir de liberté en Russie, tant que les grandes masses du peuple font confiance aux libéraux, croient à la possibilité d'une "paix" avec le pouvoir tsariste et se tiennent à l'écart de la lutte révolutionnaire des ouvriers. Aucune force au monde n'empêchera l'avènement de la liberté en Russie, quand la masse du prolétariat des villes se dressera pour la lutte, refoulera les libéraux hésitants et traîtres, entraînera derrière elle les ouvriers des campagnes et la paysannerie ruinée.
Le prolétariat de Russie se dressera pour cette lutte, il se mettra de nouveau à la tête de la révolution. C'est ce que garantit toute la situation économique de la Russie, toute l'expérience des années de révolution.
Il y a cinq ans le prolétariat portait un premier coup à l'autocratie tsariste. Le peuple russe vit briller pour lui les premiers rayons de la liberté. Maintenant l'autocratie tsariste est rétablie ; derechef les féodaux règnent et gouvernent : partout des violences sont exercées à nouveau sur les ouvriers et les paysans ; partout, c'est le despotisme asiatique des autorités, les lâches brimades infligées au peuple. Mais ces dures leçons n'auront pas été vaines. Le peuple russe n'est plus ce qu'il était avant 1905. Le prolétariat l'a dressé pour la lutte. Le prolétariat le conduira à la victoire.
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