Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR
V. LE RÔLE DES PROVINCES PÉRIPHÉRIQUES.
MARCHÉ INTÉRIEUR OU MARCHÉ EXTÉRIEUR?
Nous avons montré au premier chapitre que la théorie qui rattache le problème du marché extérieur du capitalisme à celui de la réalisation du produit était erronée (pages 25 [1] et suivantes). Si le capitalisme a besoin d'un marché extérieur, ce n'est nullement parce qu'il se trouve dans l'impossibilité de réaliser le produit sur le marché intérieur, mais parce qu'il ne peut pas répéter les mêmes processus de production dans des proportions identiques et dans des conditions immuables (comme cela se passait dans les régimes précapitalistes), parce qu'il mène inévitablement à un accroissement illimité de la production qui dépasse le cadre étroit des anciennes unités économiques. Par suite de l'inégalité de développement qui caractérise le capitalisme, il y a certaines branches d'industrie qui dépassent les autres et qui tendent à sortir des limites de l'ancienne région des rapports économiques. Prenons, par exemple, l'industrie textile au début de la période qui a suivi l'abolition du servage. Comme le capitalisme y avait déjà atteint un niveau de développement assez élevé (les manufactures commençaient à se transformer en fabriques), cette industrie avait conquis tout le marché de la Russie centrale. Mais les grandes fabriques progressaient à un rythme si rapide qu'elles ne pouvaient plus se contenter de l'ancien marché. Elles se mirent donc à chercher un marché plus éloigné parmi les populations qui avaient colonisé la Nouvelle-Russie, le Sud-Est des régions transvolgiennes, le Caucase du Nord, puis la Sibérie, etc. La tendance de ces grosses fabriques à sortir des limites des anciens marchés est donc indubitable. Est-ce à dire que les régions qui constituaient les anciens marchés ne pouvaient absorber une plus grande quantité de produits textiles? Est-ce à dire, par exemple, que les provinces industrielles et les provinces agricoles du centre ne peuvent en général consommer davantage de produits fabriqués? Non. Nous savons que même dans cette vieille région la décomposition de la paysannerie, le développement de l'agriculture commerciale et l'accroissement de la population industrielle ont continué et continuent encore à provoquer un élargissement du marché intérieur. Mais cet élargissement est entravé par de multiples obstacles (le principal d'entre eux étant le maintien d'institutions surannées qui gênent le développement du capitalisme dans l'agriculture). Or, il va de soi que les patrons de l'industrie textile ne vont pas attendre que les autres branches industrielles aient rattrapé la leur au point de vue du développement capitaliste. C'est immédiatement qu'ils ont besoin d'un marché et si dans la vieille région le marché est rétréci par le retard des autres branches industrielles, ils chercheront un débouché dans une autre région ou dans un autre pays ou dans les colonies du vieux pays.
Mais qu'est-ce qu'une colonie au point de vue de l'économie politique? Nous avons déjà indiqué que pour Marx, les critères fondamentaux de ce concept étaient 1) l'existence de terres libres, inoccupées et facilement accessibles aux émigrants; 2) l'existence d'une division mondiale du travail déjà formée et d'un marché mondial grâce auquel les colonies peuvent se spécialiser dans la production massive des denrées agricoles et recevoir en échange de ces denrées les produits industriels finis «que, dans d'autres circonstances, elles devraient fabriquer elles-mêmes» (voir plus haut, page 189 [2], note, chapitre IV, paragraphe II). Nous avons vu également que les confins du Sud et de l'Est de la Russie, qui ont été peuplés après l'abolition du servage, répondaient précisément à ces critères et qu'au point de vue économique ils étaient bien des colonies de la Russie européenne centrale [3]. Ce concept de colonie s'applique encore davantage au Caucase. On sait que la «conquête» économique du Caucase par la Russie a été beaucoup plus tardive que sa conquête politique et que, de nos jours, elle n'est pas encore complètement terminée. Après l'abolition du servage on a assisté, d'une part, à une forte colonisation de cette région [4] et à un accroissement considérable (surtout dans le Caucase du Nord) de la superficie des terres exploitées par les colons qui produisent pour la vente du blé, du tabac, etc., et qui ont attiré une masse d'ouvriers agricoles salariés de Russie. D'un autre côté, on a assisté à l'éviction des industries indigènes «artisanales» qui existaient depuis des siècles et que la concurrence des produits importés de Moscou a fait tomber en décadence. La concurrence des articles de Toula et de Belgique a ruiné la vieille industrie des armes, celle des produits russes a éliminé le travail artisanal du fer, du cuivre, de l'or, de l'argent, de la glaise, du suif, de la soude, du cuir, etc. [5], car tous ces produits sont fabriqués à meilleur compte dans les fabriques russes qui envoient leurs articles au Caucase. La décadence du régime féodal de Géorgie et de ses festins historiques a entraîné celle de la production des coupes de corne, le remplacement du costume asiatique par le costume européen a provoqué la chute de l'industrie du bonnet à poil, le fait que pour la première fois les vins du cru ont été mis en vente et ont commencé à conquérir le marché russe a fait tomber la production des outres et des cruches au profit de l'industrie des tonneaux. C'est ainsi que le capitalisme russe a entraîné le Caucase dans la sphère des échanges mondiaux, a évincé les particularités locales qui étaient un vestige de l'ancien isolement patriarcal et s'est créé un marché pour ses fabriques. Ainsi, le Caucase, qui au début de la période qui a suivi l'abolition du servage n'avait qu'une faible population de montagnards se tenant à l'écart de l'économie mondiale et même de l'histoire, est devenu le pays des industriels du pétrole, des marchands de vin, des producteurs de blé et de tabac. Monsieur Coupon [6] a dépouillé sans pitié les fiers montagnards de leur poétique costume national pour leur imposer la livrée des laquais européens (Gleb Ouspenski) [7]. En même temps que la colonisation du Caucase se renforçait et que sa population agricole s'accroissait, on pouvait assister au processus d'abandon de l'agriculture au profit de l'industrie (ce processus était partiellement masqué par l'accroissement de la population agricole). Alors qu'en 1863 la population urbaine du Caucase ne dépassait pas 350000 habitants, elle atteignait les 900000 en 1897 (de 1851 à 1897, l'ensemble de la population du Caucase a augmenté de 95%). Il est inutile d'ajouter que l'on retrouve des phénomènes analogues en Asie centrale, en Sibérie. etc.
Ainsi une question vient tout naturellement à l'esprit: où donc est la frontière entre le marché intérieur et le marché extérieur? N'est-ce pas une solution trop mécanique que de prendre pour critère la frontière politique de l'Etat? Est-ce vraiment une solution? Si l'Asie centrale fait partie du marché intérieur et la Perse du marché extérieur, où placer Khiva et Boukhara? Si la Sibérie est un marché intérieur et la Chine un marché extérieur, où doit-on mettre la Mandchourie? Ce sont là des questions sans grande importance. Ce qui est important, c'est que le capitalisme ne peut ni exister ni se développer s'il cesse d'étendre sa sphère de domination, s'il ne colonise pas de nouveaux pays, s'il n'entraîne pas d'anciennes nations non capitalistes dans le tourbillon de l'économie mondiale. Ce caractère distinctif du capitalisme s'est manifesté et continue à se manifester avec une force toute particulière en Russie.
Depuis l'abolition du servage on voit donc que la formation d'un marché pour le capitalisme comporte deux aspects, à savoir: le développement du capitalisme en profondeur, c'est-à-dire le développement d'une agriculture et d'une industrie capitalistes dans un territoire donné, précis et bien délimité, et le développement du capitalisme en étendue, c'est-à-dire l'extension de sa sphère de domination sur de nouveaux territoires. Conformément au plan de cet ouvrage nous sommes occupés presque exclusivement du premier aspect de ce processus, aussi pensons-nous qu'il est particulièrement indispensable de souligner ici l'importance exceptionnelle du deuxième aspect. Pour étudier de façon tant soit peu complète le processus de colonisation des confins et l'extension du territoire russe du point de vue du développement du capitalisme, il faudrait tout un ouvrage. Pour l'instant, nous nous bornerons donc à noter que grâce à l'énorme superficie de terres libres et accessibles à la colonisation dont elle dispose sur ses confins, la Russie bénéficie de conditions particulièrement favorables par rapport aux autres pays capitalistes [8]. Sans même parler de la Russie d'Asie, nous possédons, en effet, aux confins de la Russie d'Europe un certain nombre de territoires dont les liens économiques avec le centre du pays, du fait de l'énormité des distances et du mauvais état des moyens de communication, sont encore très lâches. Prenons par exemple l'«Extrême-Nord», la province d'Arkhangelsk. Cette province dispose d'une énorme étendue de terre, de richesses naturelles immenses qui sont encore très peu exploitées. Jusqu'à ces derniers temps le bois, qui est l'une de ses principales ressources, était expédié principalement en Angleterre. A ce point de vue, cette région constituait donc un marché extérieur pour l'Angleterre et non un marché intérieur pour la Russie et il va sans dire que les patrons russes enviaient les Anglais. Mais comme maintenant la ligne de chemin de fer a été prolongée jusqu'à Arkhangelsk, ils commencent à exulter et ils prévoient que «les différentes branches industrielles de la région vont connaître un redoublement d'activité et d'enthousiasme» [9].
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Voir le présent volume. pp. 45 et suiv. (N. R.)
[2] Voir le présent volume, pp. 234-235. (N. R.)
[3] «...C'est grâce uniquement à elles, grâce à ces formes populaires de production, et se basant sur ces formes, que toute la Russie méridionale s'est colonisée et peuplée» (M. N: on, Essais, p. 2841. Que cette notion - «les formes populaires de production» .. est vaste, qu'elle est riche de contenu! Elle embrasse tout ce que l'on veut: l'agriculture paysanne patriarcale, les prestations de travail, le métier primitif, la petite production marchande et ces rapports capitalistes typiques que nous avons vus plus haut, au sein de la communauté paysanne, dans les données concernant les provinces de Tauride et de Samara (chap. II), etc.. etc.
[4] Cf. les articles de M. P. Sémionov au Messager des Finances, 1897, n° 21, et, de V. Mikhaïlovski dans le Novoïé Slovo, juin 1897.
[5] Voir les articles de K. Khatissov, t. II des Comptes rendus et recherches sur l'industrie artisanale et de P. Ostriakov, fasc. V des Travaux de la Commission artisanale.
[6] Monsieur Coupon, expression imagée utilisée par les publications des années 80 et 90 du XIXe siècle pour désigner le Capital et les capitalistes. C'est l'écrivain Gleb Ouspenski qui a lancé cette expression dans ses essais intitulés Péchés mortels. [N.E.]
[7] Voir l'esquisse de Gleb Ouspenski Au Caucase. Œuvres complètes, t. II, 1918. [N.E.]
[8] La circonstance mentionnée dans le texte a aussi un autre aspect. Le développement du capitalisme en profondeur, dans un territoire ancien, peuplé de longue date, est retardé par la colonisation des provinces périphériques. La solution des contradictions propres au capitalisme qui les engendre est temporairement ajournée du fait que le capitalisme peut aisément progresser en largeur. Par exemple, l'existence simultanée des formes d'industrie les plus avancées et des formes semi-moyenâgeuses d'agriculture, est sans doute une contradiction. Si le capitalisme russe n'avait pas où s'étendre au-delà du territoire déjà occupé au début de la période qui a suivi l'abolition du servage, cette contradiction entre la grande industrie capitaliste et les institutions archaïques de la vie rurale (fixation des paysans à la terre, etc.) devrait conduire rapidement à l'abolition complète de ces institutions, au complet déblaiement de la voie pour le capitalisme agraire en Russie. Mais la possibilité (pour le fabricant) de chercher un marché dans les provinces périphériques en voie de colonisation, et la possibilité (pour le paysan) d'aller s'établir sur des terres nouvelles, émousse l'acuité de cette contradiction et en retarde la solution. Il va de soi qu'un tel retard du développement du capitalisme lui prépare une croissance encore plus forte et plus étendue dans un proche avenir.
[9] Les forces productives, XX, 12.