Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre VIII : LA FORMATION DU MARCHÉ INTÉRIEUR
Il ne nous reste plus qu'à faire le bilan des données que nous avons analysées dans les chapitres précédents et à essayer de donner une idée de l'interdépendance des diverses branches de l'économie nationale dans leur développement capitaliste.
I. LES PROGRÈS DE LA CIRCULATION DES MARCHANDISES
On sait que la circulation des marchandises précède la production marchande et constitue une des conditions (non pas la seule) de son apparition. Le but de cet ouvrage était d'analyser les données relatives à la production marchande et à la production capitaliste. C'est pourquoi nous n'avons pas l'intention, encore qu'il s'agisse d'une question importante, de nous arrêter en détail sur les progrès accomplis par la circulation des marchandises en Russie après l'abolition du servage. Pour donner une idée de la rapidité avec laquelle le marché intérieur se développe, il nous suffira de quelques données d'ensemble.
Entre 1863 et 1890, le réseau des chemins de fer russes est passé de 3819 Km à 29063 Km [1], soit une augmentation de plus de 7 fois. En Angleterre, le laps de temps nécessaire à la réalisation d'un progrès correspondant a été plus long (4082 Km en 1845 - 26819 en 1875, soit 6 fois plus) et en Allemagne, il a été plus court ( 2143 Km en 1845 - 27981 en 1875, soit 12 fois plus). Le nombre de verstes de chemin de fer construites par an a beaucoup varié selon les périodes. C'est ainsi, par exemple, qu'entre 1878 et 1882, soit en cinq ans, on n'a mis en service que 2221 verstes nouvelles [2], alors qu'on en avait construit 8806 entre 1868 et 1872. Ces oscillations montrent bien à quel point l'existence d'une énorme armée de réserve de chômeurs est indispensable au capitalisme qui tantôt accroît et tantôt réduit la demande en ouvriers. Le développement des chemins de fer russes a connu deux périodes de grand essor: la première, à la fin des années 60 et au début des années 70; la seconde, dans la deuxième moitié des années 90. L'accroissement annuel moyen a été de 1500 kilomètres entre 1865 et 1875 et d'environ 2500 kilomètres entre 1893 et 1897.
Pour ce qui est du transport des marchandises par chemin de fer, nous obtenons les chiffres suivants: 439 millions de pouds en 1868; 1117 millions en 1873; 2532 millions en 1881; 4846 millions en 1893; 6145 millions en 1896; 11072 millions en 1904. Le progrès du trafic-voyageurs n'a pas été moins rapide: en 1868, 10400000 voyageurs, en 1873, 22700000, en 1881, 34400000, en 1893, 49400000, en 1896, 65500000 et en 1904; 123600000 [3].
Quant aux transports par eau, ils ont connu le développement suivant (chiffres pour l'ensemble de la Russie) [4]:
Pour les transports par les voies fluviales de la Russie d'Europe, nous avons les chiffres suivants: en 1881, 899,7 millions de pouds de marchandise, représentant une valeur de 186,5 millions de roubles; en 1893, 1181,5 millions de pouds d'une valeur de 257,2 millions de roubles; en 1896, 1553 millions de pouds d'une valeur de 290 millions de roubles.
La flotte commerciale de Russie qui en 1868 se composait de 51 vapeurs d'un tonnage de 14300 lastes [5] et de 700 voiliers d'un tonnage de 41800 lastes, comprenait en 1896, 522 bateaux à vapeur d'un tonnage de 161600 lastes. [6]
Entre 1856 et 1860, le nombre moyen des entrées et des sorties de bâtiments dans les ports maritimes de Russie était de 18901, représentant un tonnage de 3783000 tonnes; entre 1886 et 1890 ce nombre atteignait 23201 (soit une augmentation de 23%) avec un tonnage de 13845000 tonnes (soit une augmentation de 266 % ou 3 2/3). En 39 ans (de 1856 à 1896), le tonnage a augmenté de 5,5 fois. Mais si on classe les bateaux russes à part, on s'aperçoit que pendant cette période leur nombre a augmenté de 3,4 fois (passant de 823 à 2789) et leur tonnage de 12,1 fois (de 112800 tonnes à 1368000) alors que celui des bateaux étrangers ne s'est accru que de 16% (passant de 18284 à 21160) et que leur tonnage n'a augmenté que de 5,3 fois (de 3448 000 à 18267000 tonnes) [7]. Il faut remarquer que le tonnage des entrées et des sorties est extrêmement variable selon les années (13 millions de tonnes en 1878; 8600000 en 1881). Ces variations nous donnent une idée de celles que subit la demande en manœuvres, en dockers; etc. On voit là encore, que le capitalisme ne peut se passer d'une masse de gens qui aient constamment besoin de travail et qui soient prêts à accepter n'importe quelle occupation, si irrégulière soit-elle, dès qu'on leur en propose une.
Les chiffres suivants montrent quel a été le développement du commerce extérieur [8] .
Pour ce qui est des opérations bancaires et de l'accumulation du capital, nous pouvons nous faire une idée générale de leur ampleur grâce aux données suivantes. Le montant total des paiements effectués par la Banque d'Etat est passé de 113 millions de roubles pour la période 1860-1863 (170 millions pour 1864-68) à 620 millions de roubles pour la période 1884-1888 tandis que le total des dépôts passait de 335 millions de roubles en 1864-1868 à 1495 millions de roubles en 1884-1888 [9]. Alors qu'en 1872 les opérations effectuées par les caisses d'épargne et de prêts (agricoles et industrielles) s'élevaient à 2750000 roubles (21800000 en 1875), elles atteignaient 82600000 en 1892 et 189600000 en 1903 [10]. De 1889 à 1894, la dette des propriétaires terriens s'est accrue dans les proportions suivantes: la valeur des terres hypothéquées est passée de 1395 millions de roubles à 1827 millions et le montant des prêts de 791 à 1044 millions [11]. Le développement des opérations effectuées par les caisses d'épargne a été particulièrement important au cours des années 80 et 90. Alors qu'en 1880 il n'existait que 75 caisses, en 1897 on en recensait 4315 (dont 3454 relevant des postes et télégraphes). De 1880 à 1897, le montant des dépôts est passé de 4400000 roubles à 276600000. Celui des soldes de fin d'année était de 9 millions de roubles en 1880 et de 494,3 millions en 1897. L'accroissement annuel du capital a été particulièrement important au cours des années de famine (1891: 52,9 millions; 1892: 50,5 millions) et au cours des deux dernières années (1896: 51,6 millions; 1897: 65,5 millions) [12].
Si l'on en croit les données les plus récentes, le développement des caisses d'épargne s'est encore accru. En 1904, on recensait dans l'ensemble de la Russie 5100000 personnes qui avaient déposé 1105,5 millions de roubles dans 6557 caisses. A ce propos, nous devons noter que les vieux populistes et les nouveaux opportunistes du socialisme ont énoncé bien des naïvetés (pour parler poliment) sur ce développement des caisses d'épargne considéré par eux comme un indice du bien-être «populaire». Il n'est donc pas inutile de comparer la répartition des dépôts en Russie (1904) et en France (1900, chiffres du Bulletin de l'Office du travail, 1901, n° 10).
Quelle pâture l'apologétique populiste-cadéto-révisionniste ne va-t-elle pas trouver dans ces chiffres! Entre autres choses, il est intéressant de noter qu'en Russie les dépôts sont répartis en 12 catégories selon le métier et la profession des épargnants. Il se trouve que c'est la catégorie des agriculteurs et celle des industriels ruraux qui fournissent la majorité des dépôts (228,5 millions) et que ces dépôts augmentent à un rythme particulièrement rapide. On voit que la campagne se civilise et qu'il devient de plus en plus avantageux de spéculer sur la ruine des moujiks.
Mais revenons à notre sujet. Comme on peut le voir en examinant ces données, la circulation des marchandises et l'accumulation du capital ont fait des progrès gigantesques. Quant à la question de savoir comment le terrain a été préparé pour les investissements de capital dans toutes les branches industrielles et comment le capital commercial s'est transformé en capital industriel, c'est-à-dire comment il a été appliqué à la production et comment il a amené la création de rapports capitalistes entre les participants à la production, quant à cette question, nous l'avons déjà examinée plus haut.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Uebersichten der Weltwirtschaft, l.c. En 1904, 54878 kilomètres en Russie d'Europe (y compris le royaume de Pologne, le Caucase et la Finlande) et 8351 en Russie d'Asie. (Note de la 2e édition.)
[2] V. Mikhaïlovski, Le développement du réseau ferré russe. Travaux de la Société Libre d'Economie, 1898, n° 2.
[3] Recueil de la statistique militaire, 511. - M.N.-on, Essais, append. - Les forces productives, t. XVII, p. 67. - Messager des Finances, 1898, n° 43. - Annuaire de la Russie, 1905, St-Ptb., 1906.
[4] Rec. de la stat. mil., 445. - Les forces productives, t. XVII, p. 42. - Messager des Finances, 1898, n° 44.
[5] Laste, mesure de capacité utilisée jadis sur les navires de la marine marchande russe, équivaut à 2 tonnes. [N.E.]
[6] Recueil de la statistique militaire, 758 et Annuaire du ministère des Finances, t. I, p. 363. - Les forces productives, t. XVII, p. 30.
[7] Les forces productives. Le commerce ext. de la Russie, pp. 56 et suivantes.
[8] Ibid., p. 17; Annuaire de la Russie, pour 1904. Saint-Pétersbourg, 1905.
[9] Recueil de renseignements sur la Russie, 1890, CIX.
[10] Recueil de renseignements sur la Russie, 1896, tableau CXXVII.
[11] Ibid.
[12] Messager des Finances, 1898, n° 26.