Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre V : LES PREMIÈRES PHASES DU CAPITALISME DANS L'AGRICULTURE
V. LA COOPÉRATION CAPITALISTE SIMPLE
La formation d'ateliers relativement importants par les petits producteurs de marchandises marque le passage à une forme supérieure d'industrie. De la petite production morcelée naît la coopération capitaliste simple. «La production capitaliste ne commence en fait à s'établir que là où un seul maître exploite beaucoup de salariés à la fois, où le procès de travail exécuté sur une grande échelle, demande pour l'écoulement de ses produits un marché étendu. Une multitude d'ouvriers fonctionnant en même temps sous le commandement du même capital, dans le même espace ( ou si l'on veut sur le même champ de travail), en vue de produire le même genre de marchandises, voilà le point de départ historique de la production capitaliste. C'est ainsi qu'à son début la manufacture proprement dite se distingue à peine des métiers du moyen âge, si ce n'est par le plus grand nombre d'ouvriers exploités simultanément. L'atelier du chef de corporation n'a fait qu'élargir ses dimensions» (Das Kapital, I2, S. 329) [1].
C'est donc précisément à ce point de départ du capitalisme que se trouvent nos petites industries paysannes («artisanales»). Quand la conjoncture historique n'est pas la même (absence ou faible développement des corporations), seule la façon dont ces rapports capitalistes se manifestent, est modifiée. Au début, un atelier capitaliste ne diffère d'un atelier artisanal que par le nombre des ouvriers qu'il emploie simultanément. Aussi les premières entreprises capitalistes étant minoritaires, elles semblent se perdre dans la masse des petites entreprises. Mais le fait d'employer un plus grand nombre d'ouvriers amène inévitablement des changements successifs dans la production elle-même, une transformation graduelle de la production. Avec une technique manuelle primitive, les différences entre les ouvriers (pour ce qui est de la force physique, de l'habileté, de la maîtrise, etc.) sont toujours très marquées. Ne serait-ce que pour cette raison la situation du petit industriel est extrêmement précaire et sa dépendance à l'égard des oscillations du marché extrêmement pénible. Par contre, dès que l'entreprise emploie plusieurs ouvriers, les différences individuelles qui existent entre eux s'estompent au niveau même de l'atelier; «la journée d'un assez grand nombre d'ouvriers exploités simultanément constitue une journée de travail social, c'est-à-dire moyen» [2], ce qui permet à l'atelier capitaliste d'avoir une production et des débouchés infiniment plus stables et plus réguliers. Pour les plus grands ateliers, il devient possible d'utiliser à plein les bâtiments, les dépôts, les outils et les instruments de travail, etc., dont ils disposent, et d'abaisser ainsi les frais de production [3]. L'organisation de la production sur une plus large échelle et l'emploi simultané d'un grand nombre d'ouvriers exigent l'accumulation d'un capital relativement important, qui souvent se constitue non dans la sphère de la production mais dans celle du commerce. La forme que prend la participation personnelle du patron à l'entreprise dépend de la grandeur de ce capital: quand le capital est très restreint, le patron est lui-même ouvrier; dans le cas contraire, il renonce à travailler personnellement et il se spécialise dans des fonctions commerciales et d'entrepreneur. «On peut établir un rapport entre la situation du patron et le nombre des ouvriers qu'il emploie», pouvons-nous lire dans une description de l'industrie du meuble. «Quand un patron a 2 ou 3 ouvriers, ses bénéfices sont si maigres qu'il doit travailler avec ceux qu'il emploie... 5 ouvriers lui rapportent déjà suffisamment pour lui permettre de se libérer dans une certaine mesure du travail manuel, de prendre des loisirs et surtout de remplir les deux dernières fonctions patronales» (c'est-à-dire l'achat du matériel et la vente des marchandises). «Dès que le nombre de ses ouvriers atteint ou dépasse 10, non seulement il abandonne le travail manuel, mais il cesse quasiment de surveiller ceux qu'il emploie: cette tâche, il la confie dorénavant à un contremaître. Il devient dès lors un petit capitaliste, un véritable «patron» de bonne souche. (Issaïev, Les petites industries de la province de Moscou, t. I, pp. 52-53.) En montrant que le nombre des ouvriers familiaux diminue aussitôt qu'apparaît un nombre important d'ouvriers salariés, les données que nous avons citées viennent confirmer de façon éclatante cette description.
L'auteur du Capital définit de la façon suivante le rôle général de la coopération capitaliste simple dans le développement des formes capitalistes de l'industrie:
«Dans l'histoire, elle se développe en opposition avec la petite culture des paysans et l'exercice indépendant des métiers, que ceux-ci possèdent ou non la forme coopérative ... Si la puissance collective du travail développée par la coopération apparaît comme force productive du capital, la coopération apparaît comme mode spécifique de la production capitaliste. C'est là la première phase de transformation que parcourt le procès de travail par suite de sa subordination au capital... Sa base, l'emploi simultané d'un certain nombre de salariés dans le même atelier, est donnée avec l'existence même du capital et se trouve là comme résultat historique des circonstances et des mouvements qui ont concouru à décomposer l'organisme de la production féodale.
Le mode de production capitaliste se présente donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social; mais entre les mains du capital, cette socialisation du travail n'en augmente les forces productives que pour l'exploiter avec plus de profit.
Dans sa forme élémentaire considérée jusqu'ici, la coopération coïncide avec la production sur une grande échelle. Sous cet aspect elle ne caractérise aucune époque particulière de la production capitaliste, si ce n'est les commencements de la manufacture encore professionnelle.» (Das Kapital, 12, 344-345.) [4]
Dans la suite de notre exposé, nous verrons qu'en Russie les petits établissements «artisanaux» qui emploient des ouvriers salariés sont étroitement liés aux formes les plus développées et les plus répandues du capitalisme. Pour ce qui est du rôle que ces établissements jouent dans les petites industries paysannes, nous avons déjà montré, chiffres à l'appui, qu'à la place de l'ancien morcellement de la production, ils créaient une coopération capitaliste relativement large et qu'elles provoquaient une élévation considérable de la productivité du travail.
En insistant sur le rôle énorme que joue la coopération capitaliste dans les petites industries paysannes, et sur sa signification progressiste, nous nous trouvons en contradiction absolue avec la théorie populiste si répandue selon laquelle le principe qui prédomine dans la petite industrie paysanne, sous les formes les plus diverses, est l'«artel». La vérité se trouve juste à l'opposé de cette doctrine populiste: c'est précisément dans la petite industrie (et le métier) que la dispersion des producteurs est la plus prononcée. A l'appui de la thèse opposée, les populistes n'ont pu fournir qu'un choix d'exemples isolés et dont l'immense majorité ne concerne en aucune façon la coopération, mais de minuscules associations temporaires de patrons et de petits patrons pour l'achat en commun de matières premières, la construction d'un atelier commun, etc. L'existence de ce genre d'artels ne modifie en rien le rôle prédominant de la coopération capitaliste [5]. Pour avoir une idée exacte de l'ampleur réelle des applications du «principe-artel», il ne suffit pas de prendre quelques exemples de ci de là; il faut se référer à des données concernant une région qui a été étudiée de façon exhaustive et examiner quelles sont l'importance et l'extension respectives des diverses formes de coopération. Le recensement des petites industries de Perm pour 1894-95 nous fournit des données de ce genre. Or, ce qui frappe quand on étudie ces données, c'est, ainsi que nous l'avons indiqué dans nos Etudes (pages 182-187) [6], l'extrême dispersion des petits artisans et le rôle énorme que joue une infime minorité de grandes entreprises. On voit que les conclusions que nous avons énoncées plus haut sur le rôle de la coopération capitaliste ne sont pas basées sur des exemples isolés mais qu'elles reposent sur des données précises qui nous sont fournies par les recensements par foyers et qui portent sur des dizaines de métiers et de localités extrêmement diverses.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] K. Marx, le Capital, livre I, tome II, Editions Sociales, Paris, 1959, p.16. [N.E.]
[2] K. Marx, le Capital, livre I, tome II, Editions Sociales, Paris, 1959, p. 17. [N.E.]
[3] Ainsi, en ce qui concerne les doreurs de la province de Vladimir, nous lisons, par exemple, ce qui suit: en employant un plus grand nombre d'ouvriers, on peut réaliser des économies importantes sur les dépenses: sur l'éclairage, les instruments, etc.» (Les petites industries de la province de Vladimir. III. p. 188.) Dans le travail du cuivre, province de Perm, un ouvrier seul a besoin d'un assortiment complet d'instruments (16 instruments); deux ouvriers n'ont besoin «de guère plus». «Pour un atelier de 6 à 8 ouvriers, la collection d'instruments doit être triplée ou quadruplée... On se sert toujours d'un seul tour, même quand l'entreprise occupe 8 ouvriers» (Travaux de la commission artisanale, X, p. 2939). Le capital fixe d'un grand atelier est estimé à 466 roubles, celui d'un atelier moyen à 294 et celui d'un petit atelier, à 80 roubles, pour une production de 6200 roubles, 3655 roubles et 871 roubles. Dans les petites entreprises, la valeur de la production est donc 11 fois supérieure à la somme du capital fixe; dans les entreprises moyennes, elle est 12 fois supérieure à cette somme et dans les grandes 14 fois.
[4] K. Marx, le Capital, livre I, tome II, Editions Sociales, Paris, 1959. p. 27. [N.E.]
[5] Nous croyons inutile d'appuyer ce qui a été dit dans le texte sur des exemples qu'on pourrait trouver en abondance dans le livre de M.V.V.: L'artel dans les petites industries artisanales (St-Ptb. 1895). M. Volguine a déjà analysé la véritable signification des exemples cités par M.V.V. (ouvrage cité, pp. 182 et suivantes) et montré le rôle infime du «principe-artels de notre industrie artisanale. Notons seulement l'assertion suivante de M.V.V.: «... l'association de plusieurs «koustaris» indépendants en une seule unité productive... n'est pas une conséquence nécessaire des conditions de la concurrence, comme le prouve l'absence, dans la majorité des métiers, d'ateliers de quelque importance avec ouvriers salariés» (p. 93). II est sans doute bien plus facile de poser ainsi dans le vide une thèse d'ordre général que d'analyser les données tirées des recensements par foyer.
[6] Voir Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 2, pp. 449-455. (N. R.)