Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre IV : LE PROGRÈS DE L'AGRICULTURE COMMERCIALE
Maintenant que nous avons examiné la structure économique intérieure de l'exploitation paysanne et du domaine seigneurial, passons aux modifications survenues dans la production agricole: ces modifications traduisent-elles le progrès du capitalisme et du marché intérieur?
I. DONNÉES GÉNÉRALES SUR LA PRODUCTION AGRICOLE EN RUSSIE APRÈS L'ABOLITION DU SERVAGE ET SUR LES FORMES D'AGRICULTURE COMMERCIALE
Considérons d'abord les statistiques d'ensemble sur la production des céréales en Russie d'Europe. Les fortes variations des récoltes rendent complètement inutilisables les données relatives à telle ou telle période ou telle ou telle année [1]. Il faut envisager différentes périodes et les données pour toute une série d'années. Nous disposons des chiffres suivants: pour la période des années 60 les chiffres de 1864-1866 (Recueil de la statistique militaire, IV, St-Pb., 1871, comptes rendus des gouverneurs). Pour les années 70, les chiffres du Département de l'Agriculture pour toute la décade (Revue historico-statistique de l'industrie en Russie, t. 1, St-Pb., 1883). Enfin, pour les années 1880, les chiffres des cinq années 1883 à 1887 (Statistiques de l'Empire de Russie, IV). Entre 1880 et 1889, la récolte moyenne a été légèrement supérieure à ce qu'elle a été de 1883 à 1887. On peut donc considérer que ces cinq années sont représentatives de l'ensemble de la décennie (v. L'économie rurale et forestière de la Russie, ouvrage publié pour l'Exposition de Chicago, pp. 132 et 142). D'autre part, pour déterminer quelle a été l'évolution au cours des années 90, nous prendrons les chiffres portant sur la période qui s'étend de 1885 à 1894. (Les forces productives, I, 4.) Enfin, pour ce qui est de l'époque actuelle, nous disposons des chiffres de 1905 (Annuaire de la Russie, 1906). La récolte de 1905 a été à peine inférieure à la moyenne des cinq années 1900-1904.
Rapprochons donc toutes ces données [2], [3].
On voit donc que jusqu'aux années 1890, l'époque postérieure à l'abolition du servage se caractérise par un accroissement indubitable de la production des céréales et des pommes de terre. La productivité du travail agricole s'élève: premièrement, la récolte nette s'accroît plus rapidement que la superficie ensemencée (à quelques exceptions près). Deuxièmement, il ne faut pas oublier qu'au cours de cette période, la part de la population travaillant dans l'agriculture n'a cessé de diminuer car un grand nombre de gens ont quitté l'agriculture pour aller travailler dans le commerce et l'industrie et de nombreux paysans ont émigré hors des frontières de la Russie d'Europe [4]. Il est particulièrement intéressant de remarquer que c'est précisément l'agriculture commerciale qui est en progrès: la récolte de blé par habitant (déduction faite des semences) augmente et la division du travail social ne cesse de s'accentuer; la population occupée dans le commerce et l'industrie s'accroît; la population rurale se scinde en patrons et en prolétaires. L'agriculture elle-même est de plus en plus spécialisée, si bien que la quantité de blé destiné à la vente augmente beaucoup plus rapidement que la totalité du blé produit par le pays. Dans l'ensemble de la production agricole, la pomme de terre occupe une place toujours plus importante, ce qui montre bien le caractère capitaliste de ce processus [5], [6]. D'une part, le fait que cette culture prenne de l'extension signifie que la technique agricole (introduction des plantes à rhizomes) et le traitement industriel des produits agricoles (distillerie et fabrication de l'amidon) sont en progrès; d'autre part, la production des pommes de terre constitue, du point de vue des entrepreneurs ruraux, une source de plus-value relative (elle permet d'abaisser le coût de la main-d'œuvre et la qualité de l'alimentation du peuple). Les chiffres de la décennie 1883-1894 montrent que la crise de 1891-1892, qui a fait faire un pas de géant à l'expropriation de la paysannerie, a entraîné une baisse considérable de la production du blé et une baisse générale du rendement de toutes les céréales; mais l'éviction des céréales par la pomme de terre a été si intense que, malgré des récoltes moins abondantes, la production des pommes de terre par habitant a augmenté. Au cours des cinq dernières années (1900-1901 on a pu également observer un progrès de la production agricole et de la productivité du travail agricole, ainsi qu'une aggravation de la situation de la classe ouvrière (accentuation du rôle de la pomme de terre).
Nous avons déjà noté que le progrès de l'agriculture commerciale se manifestait par une spécialisation de l'agriculture. Etant donné qu'ils ne tiennent pas compte des particularités spécifiques des diverses régions, les chiffres d'ensemble sur la production de toutes les céréales ne peuvent nous fournir que des indications très générales sur ce processus (et encore pas toujours). Or, l'un des traits les plus caractéristiques de l'agriculture postérieure à l'abolition du servage réside précisément dans la différenciation des régions agricoles. Ainsi, la Revue historico-statistique de l'industrie en Russie (t. I, Saint-Pétersbourg 1883), que nous avons déjà citée, distingue les régions suivantes: la région où l'on cultive le lin, la «région où l'élevage prédomine» et notamment celle «où l'industrie laitière a atteint un haut niveau de développement», la région où prédomine la culture des céréales et, en particulier, les districts où l'on pratique l'assolement triennal et ceux où l'on pratique un système d'assolement multiple avec herbages (dans cette catégorie entre une partie de la zone des steppes «produisant les blés dits «rouges» qui sont les plus précieux et que l'on destine avant tout à l'exportation»), les régions betteravières et la région où l'on cultive la pomme de terre pour la distillation. «Ces régions économiques sont apparues sur le territoire de la Russie d'Europe à une époque relativement récente et elles continuent à se développer et à se différencier d'année en année» (l.c., p. 15) [7]. Il nous faut maintenant étudier ce processus de spécialisation de l'agriculture. Nous devons examiner si ce progrès de l'agriculture commerciale s'observe dans toutes ses branches, s'il y a formation d'une économie rurale capitaliste, si les caractéristiques du capitalisme agraire sont celles que nous avons indiquées quand nous avons analysé les données d'ensemble sur les exploitations paysannes et les grands domaines. Il va de soi que pour ce faire, il suffit d'indiquer quels sont les traits spécifiques des principales régions d'agriculture commerciale.
Mais avant d'analyser les données concernant chacune de ces régions, une remarque s'impose: nous savons que les économistes populistes s'efforcent par tous les moyens d'esquiver le fait que c'est précisément le progrès de l'agriculture commerciale qui constitue le trait spécifique de l'agriculture postérieure à l'abolition du servage. II est donc tout naturel qu'ils refusent d'admettre que la chute des cours des céréales favorise la spécialisation de l'agriculture et l'entrée des produits agricoles dans la sphère de l'échange. Prenons, par exemple, le livre bien connu, l'Influence des récoltes et des prix de blé. Ses auteurs partent de cette prémisse que dans une économie naturelle, le prix du blé ne joue aucun rôle. Ils répètent cette «vérité» à l'infini. L'un d'eux, M. Kabloukov, remarque cependant que dans le cadre général de l'économie marchande, cette prémisse, au fond, est inexacte. «Certes, écrit-il, il est possible que la production des céréales destinées au marché revienne moins cher que celle des céréales produites par le consommateur dans sa propre exploitation. Dans ce cas, il se pourrait que ce dernier ait intérêt à abandonner la culture du blé et à se consacrer à d'autres cultures» (ou à d'autres occupations, ajouterons-nous). «On voit donc que pour ce consommateur, les cours du blé acquièrent de l'importance dès qu'ils cessent de coïncider avec ses propres frais de production» (I, 98, note, souligné par l'auteur). «Mais, décrète notre auteur, nous ne pouvons pas tenir compte de ce facteur». Et pourquoi? Pour les raisons suivantes: 1) parce que le passage à d'autres cultures n'est possible que «dans certaines conditions». C'est là un truisme vide de sens (car enfin, toute chose au monde n'est possible que lorsque certaines conditions sont réunies!) qu'utilise M. Kabloukov pour éluder le fait que les conditions qui entraînent la spécialisation agricole et l'abandon de l'agriculture par la population ont précisément été créées et continuent à être créées en Russie dans la période qui a suivi l'abolition du servage ... 2) Parce que, «sous notre climat, il est impossible de trouver un produit alimentaire qui ait une valeur nutritive égale à celle des céréales». Argument très original, certes; mais qui n'est rien d'autre qu'un faux-fuyant, permettant d'éviter ce problème qui se pose. Que vient faire ici la valeur nutritive des autres produits? Ce dont il s'agit, en effet, c'est de la vente des autres produits et de l'achat du blé à bon marché .. . 3) Enfin, parce que «les exploitations qui produisent du blé pour la consommation ont toujours une raison d'être». Autrement dit, parce que M. Kabloukov «et ses camarades» considèrent l'économie naturelle comme une économie «rationnelle». Argument irrésistible, comme on le voit .. .
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Cette raison suffit à elle seule pour fausser le procédé employé par M. N.-on, qui tire les conclusions les plus hardies des chiffres relatifs à huit années d'une décade (1871-1878)!
[2] Pour la période de 1883-1887, on a pris la population de 1885; on estime que l'accroissement a été de 1,2%. La différence entre les chiffres des comptes rendus des gouverneurs et ceux du Département de l'agriculture est, comme on le sait, insignifiante. Dans les chiffres de 1905, on a réduit les pouds en tchetverts. (voir note suivante).
[3] Dans la première édition du Développement du capitalisme en Russie (1899), ce tableau se présentait de la façon suivante: [N.E.]
[4] L'opinion de M. N.-on est tout à fait erronée, qui affirme qu'il n'y a «aucune raison de supposer une diminution de leur nombre» (du nombre des individus occupés à la production agricole) : «bien au contraire» (Essais, 33, note). Voir chap. VIII, paragr. 2.
[5] La récolte nette de pommes de terre par habitant a augmenté dans toutes les régions de la Russie d'Europe sans exception de 1864-1866 à 1870-1879. De 1870-1879 à 1883-1887, il y a eu augmentation dans 7 régions sur 11 (baltique, occidentale, industrielle, nord-ouest, nord, sud, steppes. Basse-Volga et (Trans-Volga).
Cf., Renseignements de statistique agricole d'après la documentation provenant des propriétaires, fasc. VII, St: St.-Pétersbourg, 1897 (éd. du ministère de l'Agriculture). En 1871, la pomme de terre dans 50 provinces de Russie d'Europe occupait 790000 déc.; en 1881, 1375000; en 1895, 2154000, soit une augmentation de 55% en 15 ans. En supposant la récolte de pommes de terre de 1841 égale à 100, nous obtenons les chiffres suivants: en 1861, 120; en 1871, 162; en 1881, 297; en 1895, 530. (voir note suivante)
[6] Les observations de Lénine à propos de ce recueil et les calculs préliminaires furent publiés dans le Recueil Lénine XXXIII, pp. 165-175. [N.E.]
[7] Cf. aussi l'Economie rurale et forestière de la Russie. pp. 81-88; l'auteur y ajoute encore la région des tabacs. Les (cartes dressées par MM. D. Sémionov et A. Fortounatov distinguent les régions d'après la prédominance des plantes dans les champs: par exemple, région seigle-avoine-lin (provinces de Pskov et de Iaroslavl); région seigle-avoine-pommes de terre (provinces de Grodno et de Moscou), etc.