Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre III : PASSAGE DES PROPRIÉTAIRES FONCIERS DU SYSTÈME BASÉ SUR LA CORVÉE À CELUI DE L'EXPLOITATION CAPITALISTE
Page 96 du n° 3 de la revue Natchalo, 1899, où ont été publiés les permiers six paragraphes du chapitre III du livre de V.I. Lénine Le développement du capitalisme en Russie
Abandonnons maintenant les exploitations paysannes et abordons les exploitations des propriétaires fonciers. Nous nous proposons d'examiner en ses grands traits la structure économique et sociale de l'économie seigneuriale et de tracer le caractère de son évolution après l'abolition du servage.
I. LES TRAITS PRINCIPAUX DE L'EXPLOITATION FONDÉE SUR LA CORVÉE
Pour étudier le système actuel de l'économie seigneuriale, il faut prendre pour point de départ le régime qui dominait à l'époque du servage. L'essentiel du système économique de cette époque était que dans toute unité d'exploitation foncière, c'est-à-dire dans tout domaine patrimonial, la totalité de la terre était divisée en deux parts: en terres seigneuriales et terres paysannes. Ces dernières étaient accordées sous forme de lots aux paysans qui la cultivaient eux-mêmes avec leur matériel et en tiraient leurs moyens de subsistance (ils recevaient également d'autres moyens de production: forêt, parfois du bétail, etc.). Suivant la terminologie de l'économie politique théorique, le produit du travail qu'effectuaient les paysans sur cette terre constituait le produit nécessaire: nécessaire pour les paysans en tant qu'il leur procurait les moyens de subsistance: nécessaire pour le seigneur, en tant qu'il lui assurait la main-d'oeuvre (tout comme dans la société capitaliste, le produit nécessaire est celui qui compense la partie variable du capital). Le surtravail des paysans consistait à cultiver la terre du seigneur avec le même matériel qu'ils utilisaient pour cultiver la leur; le produit de ce travail allait au seigneur. On voit que le surtravail se distinguait territorialement du travail nécessaire; quand les paysans travaillaient pour le seigneur, cela se passait sur les terres seigneuriales; quand ils travaillaient pour eux, cela se passait sur leur lot; pour le seigneur ils travaillaient tels jours de la semaine; pour eux-mêmes, les autres jours. Dans ce système, le «lot» concédé au paysan était donc une sorte de salaire en nature (pour employer le langage d'aujourd'hui), ou un moyen d'assurer de la main-d'œuvre au seigneur. La «propre» exploitation des paysans sur leur lot était la condition de l'économie seigneuriale. Elle avait pour but non pas d'assurer des moyens d'existence aux paysans, mais d'assurer de la main-d'œuvre au seigneur [1].
C'est ce système économique que nous appelons l'exploitation fondée sur la corvée. Pour que ce système prédomine, il va de soi qu'il est indispensable que soient réunies les conditions suivantes. 1° La suprématie de l'économie naturelle. Le domaine féodal devait former un tout isolé, se suffisant à lui-même, ayant des liens très faibles avec le reste du monde. Le fait pour les seigneurs de produire du blé pour la vente - production qui s'était considérablement développée pendant les derniers temps du servage - annonçait déjà la décomposition de l'ancien régime. 2° Le producteur immédiat devait être doté de moyens de production en général et de terre en particulier. Bien plus, il devait être attaché à la glèbe, sinon le seigneur n'avait pas de main-d'œuvre garantie. On voit que les moyens employés pour obtenir le surproduit dans le système fondé sur la corvée et dans l'économie capitaliste sont diamétralement opposés: dans le premier cas, ces moyens sont basés sur le fait que le producteur est doté d'un lot de terre, dans le second cas, ils sont basés sur le fait qu'il est libéré de la terre [2], [3]. 3° Autre condition de ce système d'exploitation: le paysan devait dépendre personnellement du seigneur. En effet, si ce dernier n'avait plus exercé une autorité directe sur la personne du paysan, il lui aurait été impossible d'obliger à travailler pour lui un homme qui était pourvu d'un lot de terre et qui avait sa propre exploitation. Il fallait donc une «contrainte extra-économique», comme dit Marx en définissant ce régime économique (qu'il ramène, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, à la catégorie de la rente-prestations de travail. Das Kapital, III, 2. 324) [4]. Cette contrainte peut prendre les formes les plus variées et les degrés les plus divers, allant du servage au statut juridique inférieur des paysans. 4° Enfin, ce système a comme condition préalable et comme conséquence un niveau extrêmement bas et routinier de la technique. Car c'est entre les mains de petits paysans écrasés par la misère, avilis par leur dépendance personnelle et par leur ignorance, que se trouve toute l'exploitation agricole.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Cette structure économique est bien mise en relief par A. Engelhardt dans ses Lettres de la campagne (Saint-Pétersbourg 1885, pp. 556-557). Il indique très justement que l'économie féodale formait en quelque mesure un système régulier et achevé dont le propriétaire foncier était l'ordonnateur qui distribuait la terre aux paysans et les désignait pour telle ou telle tache.
[2] Contre Henry George, qui soutenait que l'expropriation du gros de la population est la grande, l'universelle cause de la misère et de l'oppression, Engels écrivait en 1887: «historiquement, cela n'est pas exact... Au moyen âge, ce n'était pas leur expropriation du sol mais bien plutôt leur appropriation au sol qui devint pour ces masses la source de l'oppression féodale. Le paysan conservait son morceau de terre, mais il était attaché comme serf ou vilain et contraint de fournir au seigneur un tribut en travail ou en produits.» (The condition of the working class in England in 1844. New York 1887. Préface, p. III,). (voir note suivante).
[3] Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1961. p. 380. [N.E.]
[4] K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 171. [N.E.]