1926 |
Secrétaire du Parti depuis sa fondation jusqu'en 1917, collaboratrice et compagne de Lénine, Kroupskaïa écrit après la mort de celui-ci ses souvenirs sur leurs années de lutte et de construction du parti bolchévik. |
Nous nous installâmes dans la banlieue de Genève, dans la cité ouvrièrede Séchéron, où nous louâmes une petite maison composée d'une vaste cuisine dallée occupant tout le rez-de-chaussée et de trois petites chambres au premier. La cuisine nous servait aussi de salle de réception. Les caisses de livres et de vaisselle remplaçaient les meubles absents. Ignace (Krassikov) l'appela un jour en riant « repaire de contrebandiers ». Ce fut bientôt une cohue incroyable. Quand on voulait parler à quelqu'un en particulier, il fallait aller dans le parc voisin ou sur le bord du lac.
Les délégués commencèrent à arriver peu à peu. Ce furent d'abord les Démentiev. Kostia (la femme de Démentiev) éblouit Vladimir Ilitch par sa science du transport clandestin. « Voilà ce qui s'appelle connaître le métier, répétait-il, cela, c'est du travail et non des paroles oiseuses. » Vint ensuite Lioubov Radtchenko, avec laquelle nous étions intimement liés, et ce furent des entretiens interminables. Puis arrivèrent les délégués de Rostov, Goussiev et Lockermann, ensuite Zemliatchka, Schottmann (Berg), Mon Oncle, le Jeune Homme (Dmitri Ilitch). Chaque jour nous amenait quelqu'un. Nous nous entretenions avec les délégués au sujet des questions du programme, du Bund, nous écoutions leurs récits. Martov, qui ne se lassait pas de causer avec eux, avait pris racine chez nous. Puis Trotsky arriva. On le mit aussi à contribution. On envoya loger chez lui, pour s'y « instruire », le délégué pétersbourgeois Schottmann, fraîchement débarqué.
Il s'agissait d'éclairer les délégués sur la position du Ioujny Rabotchi qui, sous le couvert d'un journal populaire, voulait conserver son droit à une existence indépendante. Il fallait montrer que l'existence clandestine d'un journal populaire l'empêchait de devenir un journal de masse et constituait un obstacle à sa diffusion parmi les masses. Trotsky se chargeait de défendre la position de Vladimir Ilitch et de Martov dans cette question, Plékhanov devait soutenir la thèse opposée. Les délégués se réunirent au café Landold pour assister à la discussion entre Plékhanov et Trotsky. Ils avaient déjà eu l'occasion, pour la plupart, de connaître le Ioujny Rabotchi en Russie et ils se prononcèrent pour la position de Trotsky. Plékhanov était hors de lui.
De nouveaux malentendus s'élevèrent parmi la rédaction de l'Iskra. La situation devint intolérable. La rédaction était habituellement divisée en deux camps : Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, d'une part ; Lénine, Martov, Potressov, de l'autre. Vladimir Ilitch renouvela la proposition qu'il avait déjà faite au mois de mars de coopter Trotsky à la rédaction comme septième membre. En raison du veto formel opposé par Plékhanov, la cooptation ne put avoir lieu. Vladimir Ilitch sortit un jour de la réunion de la rédaction dans un état de surexcitation extraordinaire. « Le diable les confonde ! me dit-il, personne n'a le courage de répondre à Plékhanov. Vera Zassoulitch par exemple ! Plékhanov attaque Trotsky avec furie et elle ne trouve à dire que : « Mais, Georges, c'est seulement parce qu'il a la voix très forte ! » Moi, je ne peux pas supporter cela ! »
Provisoirement, jusqu'au congrès, on coopta Krassikov, car il fallait un septième à la rédaction. En même temps, Vladimir Ilitch se mit à étudier la question du triumvirat, question très délicate que l'on n'abordait pas avec les délégués. Il était trop pénible d'avoir à dire que la rédaction de l'Iskra telle qu'elle était composée jusqu'alors était devenue incapable de faire du bon travail.
Les arrivants se plaignaient des membres du comité d'organisation : l'un était accusé de rudesse, de négligence, l'autre de passivité ; il y avait aussi une pointe de mécontetement au sujet des velléités autoritaires de l'Iskra, mais il ne semblait pas y avoir de divergences et les choses paraissaient devoir aller pour le mieux après le congrès.
Les délégués étaient tous arrivés, il ne manquait que Claire et Kurz.
On avait projeté au début de convoquer le congrès à Bruxelles, où d'ailleurs eurent lieu les premières séances. C'est dans cette ville que demeurait alors Koltsov, vieux partisan de Plékhanov. Il s'était chargé de l'organisation de l'entreprise. Mais il se trouva que la chose était bien plus difficile qu'on ne l'avait cru. A leur arrivée, les membres du congrès devaient se rendre chez Koltsov. Mais, quand la logeuse de ce dernier eu vu pénétrer dans l'appartement trois ou quatre Russes, elle déclara tout net qu'elle ne souffrirait pas plus longtemps ces allées et venues et que, s'il venait encore une seule personne, elle prierait ses locataires de déménager aussitôt. Aussi la femme de Koltsov alla-t-elle se poster toute une journée au coin de la rue, pour saisir les délégués au passage et les diriger sur l'auberge socialiste du Coq d'or (c'est ainsi qu'elle s'appelait, je crois).
Toute la bande des délégués s'installa donc bruyamment au Coq d'or et Goussiev, mis en train par un petit verre de cognac, chantait tous les soirs des airs d'opéra, d'une voix si puissante que la foule s'assemblait sous les fenêtres de l'hôtel (Vladimir Ilitch prenait grand plaisir à écouter chanter Goussiev, surtout lorsqu'il entonnait : Ce n'est pas à l'église qu'on nous a mariés.)
Pour entourer le congrès de plus de mystère, le Parti belge avait imaginé d'installer l'assemblée dans un immense entrepôt de farines. Notre irruption dérouta non seulement les rats, mais encore les agents de police. On se mit à parler de révolutionnaires russes tenant des assemblées secrètes.
Il y avait au congrès 43 délégués avec voix délibérative et 14 avec voix consultative. Comparé aux congrès actuels, où des centaines de milliers de membres du Parti sont représentés en la personne de nombreux délégués, il peut sembler insignifiant, mais, à l'époque, il paraissait important : en 1898, le premier congrès ne comptait que 9 personnes... On sentait qu'on avait marché de l'avant en cinq ans. Et surtout, les organisations qui avaient envoyé les délégués étaient enfin sorties de leur état embryonnaire, elle s'étaient constituées et se trouvaient liées au mouvement ouvrier en voie de développement.
Comme ce congrès avait occupé la pensée de Vladimir Ilitch ! Toute sa vie — jusqu'à sa mort — il attribua une importance exceptionnelle aux congrès du Parti : il les considérait comme l'instance suprême où ne devait subsister rien de personnel ; on ne devait rien y dissimuler, tout devait être dit ouvertement. Il se préparait toujours avec le plus grand soin aux congrès du Parti, il étudiait minutieusement les discours qu'il devait y prononcer. La jeunesse actuelle, qui ne sait pas ce que c'est que d'attendre pendant des années la possibilité d'examiner en commun, avec l'ensemble du Parti, les questions primordiales du programme et de la tactique du Parti, qui ne peut se figurer toutes les difficultés liés, à cette époque, à la convocation d'un congrès clandestin, ne comprendra probablement pas entièrement ce sentiment d'Ilitch à l'égard des congrès du Parti.
Plékhanov attendait le congrès avec non moins d'ardeur. Ce fut lui qui prononça le discours d'ouverture. La grande baie de l'entrepôt de farines près de la tribune improvisée était tendue d'étoffe rouge. Tous étaient émus. Le discours de Plékhanov était empreint de solennité et tout vibrant d'une émotion sincère. Comment en aurait-il pu être autrement ! Il lui semblait que les longues années d'émigration s'étaient enfuies dans le passé, il était là, présidant l'ouverture du congrès du Parti ouvrier révolutionnaire social-démocrate russe.
Le 2e congrès fut, à proprement parler, un congrès constituant. On y traita des questions fondamentales de la théorie, on y posa les bases de l'idéologie du Parti. Au 1er congrès, on s'était borné à fixer le nom du Parti et à élaborer le manifeste annonçant sa constitution. Jusqu'au 2e congrès le Parti n'avait pas eu de programme. La rédaction de l'Iskra se chargea de son élaboration. Ce programme fut l'objet de longues discussions. Chaque mot, chaque phrase étaient pesés, examinés à la loupe. Des mois durant, les membres de la rédaction habitant Munich échangèrent avec leurs collègues de Genève une volumineuse correspondance à ce sujet. Ceux qui se livraient davantage à l'action pratique considéraient tout cela comme des discussions de cabinet ou à la suppression d'un « plus ou moins » quelconquel.
A ce sujet, Vladimir Ilitch et moi, nous nous remémorâmes un jour une comparaison de Tolstoï. L'écrivain contait qu'en se promenant, il avait aperçu de loin un homme à croupetons faisant avec les bras des gestes ridicules ; pensant qu'il s'agissait d'un fou, il s'était approché et avait vu alors que l'homme affutait tout simplement son couteau sur le bord du trottoir. Il en est ainsi des discussions théoriques. A les entendre de loin, il semble que les gens s'agitent en vain, mais si l'on se donne la peine d'approfondir, on s'aperçoit qu'il s'agit de la chose la plus essentielle. Il en était ainsi pour le programme.
Lorsque les délégués avaient commencé à se rassembler à Genève, c'était à la question du programme qu'on avait consacré l'étude la plus détaillée. Au moment du congrès, elle ne donna lieu à aucun incident.
Une autre question de la plus haute importance, discutée au 2e congrès, fut celle du Bund. Le 1er congrès avait établi que le Bund, quoique autonome, faisait partie intégrante du Parti. Pendant les cinq années qui s'étaient écoulées depuis le 1er congrès, le Parti, en tant que bloc homogène, n'avait, en somme, pas existé, et le Bund avait mené une existence individuelle, qu'il prétendait prolonger en n'établissant avec le P.O.S.D.R. Que des rapports fédératifs. La raison inavouée de cette attitude était que le Bund, se faisant l'écho des tendances des artisans des petites localités juives, portait bien plus d'intérêt à la lutte économique qu'à la lutte politique et se montrait par suite bien plus sympathique aux économistes qu'à l'Iskra. Il s'agissait de se prononcer pour l'existence dans le pays soit d'un parti ouvrier, unique et puissant, groupant étroitement autour de lui les ouvriers de toutes nationalités demeurant sur le territoire russe, soit de plusieurs partis ouvriers divisés par nationalités. On parlait d'un groupement international à l'intérieur du pays. La rédaction de l'Iskra opinait pour le groupement international de la classe ouvrière ; le Bund pour la division nationale et pour des rapports contractuels amicaux entre les partis ouvriers nationaux de la Russie.
La question du Bund fit également l'objet d'une discussion détaillée avec les délégués, qui la résolurent, à une forte majorité, dans l'esprit de l'Iskra.
Plus tard, le fait de la scission voila aux yeux d'un grand nombre les questions de principe de la plus haute importance qui furent posées et résolues au 2e congrès. Au cours de la discussion de ces questions, Vladimir Ilitch se sentit particulièrement proche de Plékhanov. Le discours dans lequel ce dernier proclama la thèse « l'intérêt de la révolution est la loi suprême » comme principe démocratique fondamental, sous l'angle duquel devait être envisagé même le principe du suffrage universel, produisit sur Vladimir Ilitch une profonde impression. Il en fit mention quatorze ans après, lorsque la question de la dissolution de l'Assemblée constituante se dressa devant les bolchéviks.
Un autre discours de Plékhanov sur l'importance de l'instruction publique, qu'il affirmait être la « garantie des droits du prolétariat », se trouva répondre également à la pensée de Vladimir Ilitch.
Plékhanov se sentit également proche de Lénine pendant le congrès.
Répondant à Akimov, farouche partisan du Rabotchéié Diélo, qui brûlait du désir de semer la discorde entre Plékhanov et Lénine, Plékhanov dit en riant : « Napoléon avait la manie de faire divorcer ses maréchaux ; certains d'entre eux se plièrent à cette fantaisie, malgré l'amour qu'il éprouvaient pour leurs femmes. Sous ce rapport, Akimov ressemble à Napoléon, il veut me faire divorcer d'avec Lénine. Mais je ferai preuve de plus de fermeté que les maréchaux de Napoléon, je ne divorcerai pas d'avec Lénine et j'espère qu'il n'en a pas non plus l'intention. » Vladimir Ilitch se mit à rire en secouant approbativement la tête.
Au moment de la discussion du premier point de l'ordre du jour (constitution du congrès), un incident éclata soudain au sujet de la question de la participation du représentant du groupe Borba (Riazanov, Nievzorov, Gourévitch). Le C.O.1 prétendit avoir au congrès son opinion propre. Ce qui importait, ce n'était pas le groupe Borba, mais le fait que le C.O. Cherchait à lier ses membres, à la face du congrès par une discipline particulière. Il voulait intervenir en tant que groupe décidant préalablement de son vote. Il en résultait que, pour un membre du congrès, c'était le groupe qui devenait l'instance suprême et non le congrès même. Vladimir Ilitch laissa éclater son indignation. Mais il ne fut pas le seul à soutenir Pavlovitch (Krassikov) qui s'était élevé contre cette tentative ; Martov et d'autres intervinrent également dans le même sens. Bien que le C.O. fût dissous par le congrès, l'incident était significatif et faisait prévoir toute sorte de complications. D'ailleurs, il se trouva provisoirement relégué au second plan par des questions d'une très grande importance de principe : celle de la place du Bund dans le Parti et celle du programme. Au sujet de la question du Bund, la rédaction de l'Iskra aussi bien que le C.O. et les délégués provinciaux furent unanimes. Le représentant du Ioujny Rabotchi, Iégorov (Lévine), membre du C.O. se prononça aussi avec la plus grande énergie contre le Bund. Après la séance, Plékhanov lui fit mille compliments et déclara que son discours devait être « publié dans toutes les communes ».
Au début du congrès, Trotsky intervint avec grand succès. Tous le considéraient alors comme un partisan acharné de Lénine, et quelqu'un alla jusqu'à l'appeler la « trique de Lénine ». Vladimir Ilitch lui-même était loin de penser que Trotsky pût flancher par la suite. Le Bund était battu à plate couture. La thèse que les particularités nationales ne doivent pas empêcher l'unité de travail du Parti, l'homogénéité du mouvement social-démocrate, triomphait.
A ce moment, il nous fallut transférer nos assises à Londres. La police bruxelloise s'était mise à chercher chicane aux délégués et avait même expulsé Zemliatchka et un autre camarade. Tout le monde s'en alla. A Londres, les Takhtarev aidèrent de toutes leurs forces à l'organisation du congrès. La police de Londres ne fit aucune difficulté.
On reprit la discussion au sujet du Bund. Puis, tandis qu'on élaborait à la commission la question du programme, on passa au quatrième point de l'ordre du jour, c'est-à-dire à la fixation de l'organe centrale. L'Iskra fut désignée à l'unanimité, sous les murmures des partisans du Rabotchéié Diélo, et fut chaleureusement acclamée. Le représentant du C.O. lui-même, Popov (Rozanov), déclara qu'on voyait à ce congrès un parti unique, créé en grande partie grâce à l'activité de l'Iskra. Akimov était perplexe : « Puisque nous n'approuvons pas la rédaction de l'Iskra, qu'approuvons-nous donc ? Un nom ? » — « Non, camarade Akimov, ce n'est pas un nom que nous approuvons, mais un drapeau, autour duquel s'est rallié notre parti ! » lui répondit Trotsky. On était à la dixième séance, il devait y en avoir 37.
Des nuages s'amoncelaient peu à peu au-dessus du congrès. On devait procéder à l'élection des trois membres du C.C. Le noyau n'en était pas encore constitué. Une candidature certaine était celle de Gliébov (Noskov), connu comme un organisateur infatigable. Tout aussi certaine eût été la candidature de Claire (Krjijanovsky) s'il se fût trouvé au congrès. Mais il n'y était pas. Il fallait voter « par procuration » pour lui et pour Kurz (Lengnik), ce qui n'était guère commode. D'autre part, il y avait au congrès beaucoup trop de « généraux » candidats au C.C. Tels étaient Jacques (« Stein », Alexandrova), Fomine (Krokhmal), Stern (« Kostia », Rose Gabelstadt), Popov (Rozanov), Iégorov (Lévine). Tout ce monde était candidat à deux sièges sur les trois que comportait le C.C. En outre, ils se connaissaient tous non seulement par leur activité de militants, mais aussi par leur vie personnelle. Il y avait là tout un réseau de sympathies et d'antipathies personnelles. L'atmosphère se chargeait de plus en plus à mesure que les élections se rapprochaient. Bien qu'elle se fût heurtée au début à une résistance unanime, l'accusation d'autoritarisme lancée par le Bund et le Rabotchéié Diélo s'insinuait lentement, influençant le centre, le hésitants, peut-être sans qu'ils s'en rendissent compte eux-mêmes. On craignait l'autorité, mais laquelle ? Assurément, pas celle de Martov, de Zassoulitch, de Starover, ou d'Axelrod. On redoutait donc l'autorité de Lénine et de Plékhanov. Mais on savait que la question de l'effectif, du travail en Russie, serait déterminée par Lénine et non par Plékhanov, qui se tenait éloigné de l'action pratique.
Le congrès avait approuvé la tendance de l'Iskra, mais il restait encore à en approuver la rédaction.
Vladimir Ilitch proposa de constituer une rédaction de trois personnes. Il avait déjà parlé de ce projet à Martov et à Potressov. Martov avait défendu devant les délégués l'idée d'un collège de trois personnes comme répondant le mieux aux besoins de la cause. Il comprenait bien alors que ce collège était dirigé principalement contre Plékhanov. Lorsque Vladimir Ilitch remit à ce dernier une note exposant le projet d'une rédaction de trois personnes, Plékhanov ne proféra pas une parole et, l'ayant lue, mit sans mot dire la note dans sa poche. Il avait compris ce dont il s'agissait, et il l'acceptait néanmoins dans l'intérêt de la cause.
De tous les membres de la rédaction, Martov était celui qui fréquentait le plus les membres du C.C. On n'eut pas de peine à le persuader que le « triumvirat » le visait et que, s'il venait à en faire partie, il trahirait Zassoulitch, Potressov, Axelrod. Zassoulitch et ce dernier se trouvaient dans un état d'extrême surexcitation.
Au milieu d'une telle atmosphère, les discussions sur l'article 1 du statut revêtirent une acuité particulière. En l'occurrence, Lénine et Martov étaient en désaccord, tant sous le rapport politique que sous celui de l'organisation. Ce n'était pas la première fois que cela leur arrivait, mais auparavant ces divergences se produisaient dans un cercle étroit et s'apaisaient promptement, mais, cette fois, elles apparaissaient au congrès, et tous ceux qui avaient une dent contre l'Iskra, contre Plékhanov et Lénine, s'efforcèrent de grossir l'incident et de lui attribuer le caractère d'une question de principe de première grandeur. On attaqua Lénine pour son article Par quel bout commencer ?, pour la brochure Que faire ?, on le représenta comme un ambitieux, etc. Vladimir Ilitch intervint au congrès avec âpreté. Dans sa brochure Un pas en avant, deux pas en arrière, il écrivait :
Je ne puis pas ne pas me rappeler à ce sujet l'entretien que j'eus au congrès avec un des délégués du « centre ». « Quelle lourde atmosphère pèse sur ce congrès ! » se lamentait-il. Cette lutte acharnée, ces attaques réciproques, cette polémique envenimée, cette inimité entre camarades !
— Quelle belle chose que notre congrès, lui répondis-je. On y a lutté ouvertement et librement. Chacun a émis son opinion. Les nuances se sont dessinées. Les groupes se sont ébauchés. Les mains se sont levées. La résolution est prise. L'étape est franchie. En avant ! Voilà ce que je comprends ! Cela, c'est la vie ! Ce n'est pas comme ces ergoteries d'intellectuels, interminables et assommantes, qui ne prennent fin que parce que les gens sont fatigués de parler.
Le camarade du « centre » me dévisagea avec des yeux ahuris et haussa les épaules. Nous ne parlions pas la même langue.
Vladimir Ilitch est tout entier dans cet extrait.
Dès le début du congrès, ses nerfs avaient été tendus à l'extrême. L'ouvrière belge chez qui nous logions à Bruxelles était désolée de voir que Vladimir Ilitch ne touchait pas aux excellents radis roses et au fromage de Hollande qu'elle lui servait tous les matins ; il avait alors bien autre chose en tête. A Londres, sa nervosité atteignit son paroxysme ; il ne fermait plus l'œil de la nuit et s'agitait d'une manière effrayante.
Personne ne s'attendait à la scission. Un entretien que j'eus alors avec Trotsky m'est resté présent à l'esprit. Si emporté que fût Vladimir Ilitch pendant les débats, il faisait preuve de la plus grande impartialité dès qu'il était appelé à présider et ne se permettait pas la moindre injustice à l'égard de son adversaire. Il en était tout autrement de Plékhanov. Quand il présidait, il aimait à déployer une verve étincelante et taquinait son adversaire. Après une de ses plaisanteries habituelles — il venait de dire, je crois, que les chevaux ne parlent pas, mais que les ânes, malheureusement, le font volontiers — Trotsky me dit : « Tâchez donc de décider Vladimir Ilitch à prendre la présidence, car Plékhanov est en train de nous conduire à la scission ».
Cependant, ce n'était pas du président qu'il s'agissait.
Quoique l'immense majorité des délégués ne fussent pas en désaccord au sujet de la place que devait occuper le Bund dans le Parti, au sujet du programme, de la reconnaissance de l'Iskra comme porte-parole, on eut, vers le milieu du congrès, la sensation très nette d'une fissure qui se creusa de plus en plus vers la fin. A vrai dire, il ne se produisit pas, au 2e congrès, de ces divergences sérieuses qui entravent le travail en commun et le rendent impossible ; ces divergences étaient encore à l'état latent. Cependant, le congrès se partagea manifestement en deux camps. Un grand nombre estimaient que tout le mal avait été causé par le manque de tact de Plékhanov, la « rage » et l'ambition de Lénine, les pointes de Pavlovitch, l'injustice commise à l'égard de Zassoulitch et d'Axelrod — et ils allaient se ranger du côté des offensés, ne distinguant pas le fond de l'affaire à travers les personnalités. Trotsky fut de ceux-là. Or les camarades qui s'étaient groupés autour de Lénine envisageaient les principes avec bien plus de sérieux ; ils voulaient à tout prix les mettre en pratique, les faire pénétrer dans toute l'activité révolutionnaire ; l'autre groupe manifestait les tendances moins élevées, penchait pour les compromis, les transactions ; il accordait plus d'attention aux personnalités.
Au moment des élections, la lutte s'envenima. Quelques petites scènes préélectorales sont demeurées gravées dans ma mémoire.
Axelrod tance Baumann (Sorokine) pour son prétendu manque de flair moral, il rappelle une vieille histoire de déportation, un commérage. Baumann ne répond rien, mais ses yeux se remplissent de larmes.
Autres scène. Deutch admoneste Gliébov (Noskov) avec colère, celui-ci relève la tête et riposte avec humeur, le regard étincelant : Vous feriez bien mieux de vous taire, vieux père !
Le congrès prit fin. Claire et Kurz furent élus au C.C. ; sur les 44 voix délibératives, il y eut 20 abstentions. On élut à l'organe central Plékhanov, Lénine et Martov. Ce dernier refusa de faire partie de la rédaction. La scission était imminente.
Après le congrès du Parti, nous retournâmes à Genève. Là commença un temps pénible... Tout d'abord Genève était submergé d'émigrés des autres colonies étrangères ; il y avait parmi eux des membres de la Ligue qui demandaient : Qu'est-il donc arrivé au congrès du Parti ? Quel était l'objet de la dispute ? Pourquoi la scission ?
Plékhanov était déjà excédé de ces questions. Il racontait un jour : « N.N. est arrivé. Il ne fait que poser des questions et répète toujours la même chose : Je me fais l'effet de l'âne de Buridan — Pourquoi précisément de Buridan ? lui demandai-je ».
De Russie arrivèrent également des camarades. Entre autres, Iéréma de Pétersbourg auquel Vladimir Ilitch avait, un an auparavant, adressé sa lettre à l'organisation de Pétersbourg. Iéréma prit aussitôt parti pour les menchéviks. Il arriva chez nous avec une mine tragique et s'adressa à Vladimir Ilitch en ces termes : « Je suis Iéréma ». Puis il commença une charge à fond en disant que c'étaient les menchéviks qui avaient raison. Un membre du comité de Kiev en revenait toujours à cette question : quelles étaient donc les modifications de la technique qui avaient provoqué la scission au congrès ? — J'ouvrais de grands yeux. Je n'avais pas encore rencontré une conception aussi primitive des rapports entre la « base » et la « superstructure », je n'avais pas cru possible qu'il pût exister quelque chose de pareil.
Des gens qui jusqu'alors nous avaient soutenus de leur argent, qui avaient mis leur logement à notre disposition pour des réunions ou rendu d'autres services analogues, refusaient maintenant leur aide sous l'influence de l'agitation des menchéviks. Un jour, une vieille connaissance à moi vint avec sa mère à Genève pour rendre visite à sa sœur. Nous avions, étant enfants, joué ensemble à des jeux si beaux — aux voyageurs, aux sauvages qui habitaient dans les arbres — que je me réjouissais énormément de son arrivée. Cependant, elle était devenue une vieille fille d'abord tout à fait étrange. Nous en vînmes à parler de sa famille, qui avait toujours aidé les social-démocrates. « Nous ne pourrons plus mettre notre logement à votre disposition, déclara-t-elle. La scission entre les bolchéviks et les menchéviks ne nous a pas plu du tout. Ces zizanies personnelles nuisent beaucoup à la cause ». Ilitch et moi, nous souhaitions voir au diable ces « sympathisants » qui n'adhéraient à aucune organisation et s'imaginaient pouvoir influencer le cours des choses dans notre Parti au moyen de leurs appartements et de leurs gros sous.
Vladimir mit aussitôt Claire et Kunz en Russie au courant de ce qui s'était passé. Les camarades russes poussèrent des soupirs, mais ne surent pas donner des conseils. Ils proposèrent, par exemple, tout à fait sérieusement que Martov vînt en Russie, se cachât dans quelque coin reculé et écrivît des brochures populaires. On résolut de convoquer Kunz à l'étranger.
Lorsque Gliébov fit, après le congrès du Parti, la proposition de coopter l'ancienne rédaction, Vladimir Ilitch ne s'y opposa plus. Plutôt l'ancien fléau que la scission. Les menchéviks refusèrent leur collaboration. Vladimir Ilitch essaya de se réconcilier avec Martov, il écrivit à Potressov et chercha à le persuader qu'il n'y avait aucune raison pour rompre. Il écrivit aussi à Kalmykova (la Tante) au sujet de la scission et lui exposa comment tout était arrivé. Il ne voulait toujours pas croire qu'il n'y avait plus d'issue possible. Vouloir saboter les résolutions du Parti et mettre en jeu le travail en Russie, la force de propulsion du Parti russe qu'on venait de créer lui apparaissait comme insensé et il le croyait à peine possible. A certains moments, il se rendait nettement compte que la rupture était inévitable. Un jour, il commença à exposer dans une lettre à Claire que celui-ci ne pouvait se faire une image exacte de la situation telle qu'elle était ; il fallait comprendre que les anciennes relations s'étaient modifiées de fond en comble, l'ancienne amitié avec Martov n'existait plus, il fallait l'oublier, maintenant c'était la lutte qui commençait. Vladimir Ilitch n'acheva pas cette lettre et il ne l'envoya pas. Cela lui coûtait beaucoup de rompre avec Martov. Leur travail commun à Pétersbourg, leur collaboration à l'ancienne Iskra les avaient liés étroitement. Martov était un homme d'une sensibilité extrême et qui, grâce à sa finesse de sentiments, savait comprendre les idées de Lénine et les développer avec un grand talent. Plus tard, Vladimir Ilitch combattit avec acharnement les menchéviks, mais chaque fois que Martov redressait tant soit peu sa ligne, il renouait avec lui les relations. Il en fut ainsi en 1910, lorsque Martov et Vladimir Ilitch travaillèrent ensemble à Paris à la rédaction du Social-démocrate. Avec quelle joie Ilitch, revenant de la rédaction, racontait parfois que Martov défendait la ligne juste et prenait même position contre Dan ! Et comme il fut heureux de l'attitude de Martov dans les journées de Juillet (beaucoup plus tard, déjà en Russie), moins à cause de l'utilité particulière que cela présentait pour les bolchéviks que parce que Martov avait pris l'attitude qui sied à un révolutionnaire !
La plupart des délégués bolchéviks au congrès du Parti retournèrent au travail en Russie. Les menchéviks ne repartirent pas tous, et Dan vint même à la rescousse. A l'étranger grossit le nombre de leurs partisans.
Les bolchéviks restés à Genève tenaient des séances régulières. Dans ces réunions c'est Plékhanov qui était le plus intransigeant. Il faisait des mots d'esprit et stimulait les autres.
La plupart des délégués bolchéviks au congrès du Parti retournèrent au travail en Russie. Les menchéviks ne repartirent pas tous, et Dan vint même à la rescousse. A l'étranger grossit le nombre de leurs partisans.
Les bolchéviks restés à Genève tenaient des séances régulières. Dans ces réunions c'est Plékhanov qui était le plus intransigeant. Il faisait des mots d'esprit et stimulait les autres.
Finalement, le membre du Comité central, Kunz, alias Vassiliev (Lengnik), arriva à Genève. Il se sentait profondément déprimé par les intrigues qui s'ourdissaient à Genève. Il eut tout de suite beaucoup à faire pour régler les conflits, diriger les gens vers la Russie.
Les menchéviks avaient du succès auprès des émigrés. Aussi décidèrent-ils de livrer bataille aux bolchéviks. On devrait convoquer un congrès de la Ligue des social-démocrates russes à l'étranger, dirent-ils, afin d'entendre le compte rendu de Lénine, leur délégué au deuxième congrès du Parti. Au bureau de la Ligue il y avait alors Deutch, Litvinov et moi. Ce fut Deutch qui demanda la convocation du congrès de la Ligue ; Litvinov et moi, nous étions contre. Nous comprenions clairement que le congrès, dans les circonstances actuelles, se terminerait par un grand scandale. Alors Deutch se rappela que Viatcheslav qui habitait Berlin et Litaisen qui faisait un séjour à Paris appartenaient aussi au bureau. Tous deux n'avaient en fait pris aucune part au travail de direction de la Ligue durant les derniers temps, mais ils ne s'étaient pas retirés officiellement du bureau. On fit appel à leurs voix et ils votèrent pour le congrès.
Peu de temps avant le congrès de la Ligue, Vladimir Ilitch fut victime d'un accident. Plongé dans ses pensées, il se heurta, à bicyclette, à un tramway et faillit se crever un œil. C'est avec un bandeau et tout pâle qu'il alla au congrès de la Ligue. Les menchéviks l'attaquèrent avec une haine sauvage. Je me rappelle encore la scène insensée : Dan, Krokhmal et encore d'autres se levant brusquement avec des visages convulsés de fureur et tapant comme des fous avec leurs couvercles de pupitres.
Au congrès de la Ligue, les menchéviks étaient numériquement supérieurs aux bolchéviks ; en outre, il y avait parmi eux plus de « généraux ». Ils firent adopter les statuts qui leur donnaient des points d'appui, leur assuraient leur propre maison d'édition et les rendaient indépendants du Comité central. Kurz (Vassiliev), au nom du C.C., insista pour une modification des statuts, et comme la Ligue ne se soumit point, il a déclara dissoute.
Les nerfs de Plékhanov ne supportèrent point le scandale soulevé par les menchéviks. Il déclara : « Je ne peux pourtant pas tirer sur mes propres camarades ».
A la réunion des bolchéviks, Plékhanov demanda qu'on cédât. « Il y a des moments, dit-il, où la raison elle-même est contrainte de céder ». « C'est alors qu'on dit qu'elle chancelle », expliqua Lisa Knouniantz, ce qui lui valut un coup d'œil méchant de Plékhanov.
Pour sauver la paix dans le Parti — c'est ainsi qu'il s'exprima — Plékhanov proposa de coopter l'ancienne rédaction de l'Iskra. Vladimir Ilitch se retira de la rédaction en déclarant qu'il ne refusait pas sa collaboration et qu'il ne demandait même pas qu'on fît connaître qu'il quittait la rédaction. C'était à Plékhanov d'essayer de ramener la paix., et il ne mettrait pas obstacle à la paix dans le Parti. Peu de temps avant, Vladimir Ilitch avait écrit dans une lettre à Kalmykova : « On ne peut aboutir à une impasse pire qu'en s'éloignant du travail ». En quittant la rédaction, il s'engageait dans cette voie, il en avait clairement conscience. L'opposition demanda encore la cooptation de ses représentants dans le C.C., deux places à la direction et la reconnaissance de la légalité des décisions du congrès de la Ligue. Le C.C. fut d'accord pour coopter deux représentants de l'opposition dans le C.C., pour lui accorder une place dans le bureau et réorganiser peu à peu la Ligue. La paix ne revint pas. En cédant, Plékhanov avait versé de l'eau au moulin de l'opposition. Plékhanov demanda encore qu'on enlevât du bureau un deuxième membre du C.C., Rou (Koniaga — son véritable nom était Galpérine) pour faire une place aux menchéviks. Indécis, Vladimir Ilitch se demanda longtemps s'il devait souscrire à cette nouvelle concession. Je nous vois encore tous trois — Vladimir Ilitch, Koniaga et moi — un soir au bord du lac de Genève ; le vent soufflait en tempête sur le lac, Koniaga insistait auprès de Vladimir Ilitch pour qu'il consentît à son retrait. Vladimir Ilitch finit par se décider à aller chez Plékhanov lui dire que Ru se retirait du bureau.
Martov publia la brochure : l'Etat de Siège. Elle était bourrée des accusations les plus incroyables. Trotsky fit paraître également une brochure : Compte rendu de la délégation sibérienne où il expliquait les événements tout à fait dans le sens de Martov. Plékhanov y était représenté comme une figure d'échiquier dans la main de Lénine, etc.
Vladimir Ilitch se mit à écrire, en réponse à Martov, une brochure : Un pas en avant, deux pas en arrière. Il y faisait une analyse détaillée de ce qui s'était passé au congrès du Parti.
Cependant, la lutte s'était déclenchée également en Russie. Les délégués des bolchéviks firent le compte rendu du congrès. Le programme que le congrès avait adopté et la plupart des résolutions du congrès furent accueillis dans les groupes locaux avec une grande satisfaction. On comprenait d'autant moins l'attitude des menchéviks. On demanda dans des résolutions que chacun se soumît aux décisions du congrès. Parmi nos délégués « Petit Oncle » se prononça à cette époque de façon tout à fait énergique. En sa qualité de vieille révolutionnaire elle ne pouvait tout simplement pas comprendre qu'on pût se comporter vis-à-vis du Parti avec un tel manque de discipline. Elle et d'autres camarades de Russie écrivirent des lettres réconfortantes. Les uns après les autres, les comités se placèrent sur le terrain de la majorité du Parti.
Peu de temps après arriva Claire. Il ne se faisait aucune idée de l'abîme qui s'était creusé dans l'intervalle entre les bolchéviks et les menchéviks. Il croyait qu'on pouvait encore réconcilier bolchéviks et menchéviks, et il alla chez Plékhanov pour s'expliquer avec lui. Mais il comprit qu'un arrangement était impossible et il repartit déprimé. Vladimir Ilitch devint encore plus sombre.
Au début de 1904, Tsilia Zélikson, un représentant de l'organisation de Pétersbourg, Baron (Essen) et l'ouvrier Makar vinrent à Genève. Tous trois étaient partisans des bolchéviks. Vladimir Ilitch se rencontrait fréquemment avec eux. Ils ne parlaient pas seulement des discussions avec les menchéviks, mais aussi du travail en Russie. Baron, alors encore un tout jeune homme, était emballé sur le travail en Russie.
« Nous édifions maintenant l'organisation sur des bases collectives — disait-il. Nous avons formé quelques collectifs : un collectif des propagandistes, un des agitateurs, un des organisateurs. »
Vladimir Ilitch écoutait.
« De combien de personnes se compose le collectif des propagandistes », demanda-t-il.
« Pour l'instant de moi seul », répondit Baron, un peu gêné.
« C'est bien peu — fit remarquer Ilitch. Et le collectif des agitateurs ? »
Baron rougit jusqu'aux oreilles et répondit : « Pour l'instant il n'y a également que moi seul ».
Ilitch éclata de rire. Baron se mit également à rire. Ilitch savait toujours, par quelques questions placées à l'endroit le plus vulnérable, dégager la vérité réelle du fatras de beaux plans de travail et de rapports impressionnants.
Plus tard, arrivèrent Olminski (Mikhaïl Stépanovitch Alexandrov), qui s'affilia aux bolchéviks, et Sverka.
Sverka s'était enfuie de l'exil vers la liberté. Elle était pleine d'énergie joyeuse et en imprégnait tout ce qui l'entourait. Il n'y avait pas en elle la moindre trace de doute, d'indécision. Elle se moquait de tous ceux à qui la scission faisait hocher la tête. Les discussions à l'étranger ne semblaient pas la toucher. A ces jours fixes, il n'y avait pas de discussions « véritables », mais cela contribuait à chasser la dépression provoquée par toutes les discussions avec les menchéviks. Quelle joie lorsque Sverka se mettait à chanter, avec quel entrain, un Vanka et que Iégor, un grand ouvrier à la tête chauve, chantait avec elle. Un jour, Iégor alla chez Plékhanov pour lui dire ce qu'il avait sur le cœur ; pour cela il mit même un faux-col. Mais il revint de chez Plékhanov déçu et déprimé. « Ne sois pas triste — dit Sverka pour le consoler — chante un Vanka avec moi, nous y arriverons bien. » L'entrain et la fraîcheur d'esprit de Sverka chassaient sa tristesse.
Bogdanov parut un beau jour. Vladimir Ilitch savait encore peu de choses de ses travaux philosophiques, et comme homme il ne le connaissait pas du tout. A l'entendre, on voyait qu'il était un collaborateur du « format » des membres du C.C. Son passage du côté des bolchéviks fut décisif. Il n'était venu que pour peu de temps à l'étranger. En Russie il avait de larges liaisons. C'en était fini de la période de la dispute sans issue.
Ce qui coûtait le plus à Vladimir Ilitch, c'était de rompre définitivement avec Plékhanov. Au printemps, Vladimir Ilitch fit la connaissance d'un vieux révolutionnaire, Nathanson, membre du Narodnoïé Pravo, et d ela femme de celui-ci. Nathanson était un excellent organisateur de l'ancien type. Il connaissait énormément de gens, appréciait chacun excellemment et savait de suite à quoi il était bon et quelle tâche on pouvait lui confier. Ce qui surprenait particulièrement Vladimir Ilitch, c'était qu'il connaissait tout à fait bien non seulement la composition de sa propre organisation, mais aussi celle de nos organisations social-démocrates, mieux que beaucoup de nos membres du C.C. à cette époque. Il habitait Bakou et connaissait Krassine, Postalovski et d'autres camarades. Vladimir Ilitch pensa qu'il était possible de gagner Nathanson à la social-démocratie. J'entendis plus tard raconter par quelqu'un que ce vieux révolutionnaire avait pleuré lorsqu'il vit à Bakou, pour la première fois de sa vie, une manifestation grandiose. Nathanson était très près du point de vue social-démocrate. Sur un point, Vladimir Ilitch ne pouvait s'entendre avec lui. Nathanson n'était pas d'accord en effet avec la position qu'avait alors la social-démocratie vis-à-vis de la paysannerie. L'emballement de Vladimir Ilitch pour Nathanson dura environ quinze jours. Nathanson conna issait bien Plékhanov, il le tutoyait, Vladimir Ilitch causa un jour avec Nathanson de nos affaires du Parti, de la scission, Nathanson s'offrit de parler avec Plékhanov. Il revint de chez Plékhanov comme atterré. Il faut céder, tel fut son avis.
Le « roman » avec Nathanson fut terminé. Vladimir Ilitch fut furieux contre lui-même d'avoir parlé avec un membre d'un autre parti des affaires de la social-démocratie et d'avoir utilisé Nathanson comme une sorte de médiateur. Il était furieux contre lui-même et contre Nathanson.
Cependant, le C.C. pratiquait en Russie une politique conciliatrice équivoque, mais les comités étaient avec les bolchéviks. Il n'y avait plus rien d'autre à faire qu'à s'appuyer sur la Russie et à convoquer un nouveau congrès du Parti.
En réponse à la déclaration de juillet du C.C. qui permit à Vladimir Ilitch de défendre son point de vue et de rester en liaison avec la Russie, Vladimir Ilitch se retira du C.C. Le groupe des bolchéviks, au nombre de 22, adopta une résolution déclarant qu'il était nécessaire de convoquer un troisième congrès du Parti.
Vladimir Ilitch et moi nous prîmes nos sacs tyroliens et nous partîmes pour un mois dans la montagne. Sverka s'était jointe à nous et excursionna au début avec nous. Mais elle resta bientôt en arrière. « Vous cherchez toujours une région où l'on ne rencontre pas un chat. Mais moi, je ne peux vivre là où il n'y a pas de gens », disait-elle. Nous choisissions toujours, en effet, les sentiers les plus écartés, en plein taillis, les plus éloignés possibles des hommes. C'est de cette façon que nous vagabondâmes tout un mois. Nous ne savions jamais ce que nous ferions le lendemain. Le soir nous tombions morts de fatigue dans notre lit, et nous nous endormions aussitôt.
Nous avions peu d'argent et nous nous nourrissions le plus souvent de fromage et d'œufs. Nous buvions là-dessus du vin ou de l'eau de source. A midi nous déjeunions rarement. Nous rencontrâmes une fois dans une auberge socialiste un ouvrier qui nous donna ce conseil : « Ne mangez jamais avec les touristes, mais avec les charretiers, les chauffeurs et les journaliers ; c'est deux fois moins cher et bien plus nourrissant ». Nous le fîmes en effet. Le petit fonctionnaire, le petit boutiquier et les gens de même sorte qui voudraient bien singer la bourgeoisie, renonceraient plutôt à une excursion que de s'asseoir à la même table que les domestiques. Cette gent de philistins fleurit dans toute l'Europe. On vous a constamment le mot démocratie à la bouche, mais quand il s'agit de s'asseoir à la même table que la domesticité, non pas chez soi, mais dans un hôtel élégant, cela dépasse les forces du philistin qui veut devenir quelqu'un. Vladimir Ilitch était tout à fait content de déjeuner dans la pièce des domestiques, il y mangeait avec appétit et il louait le repas du midi bon marché et nourrissant. Puis, nous bouclions à nouveau nos sacs tyroliens et nous continuions nos excursions. Nos sacs tyroliens étaient pesants ; Vladimir Ilitch avait dans le sien un lourd dictionnaire français, et dans le mien il y avait un livre français aussi lourd que je venais de recevoir à traduire. Mais ni le dictionnaire ni le livre ne furent ouverts une seule fois pendant nos randonnées. Nous ne jetions pas les yeux dans le dictionnaire, nous aimions mieux contempler les montagnes couvertes de neige, les lacs bleus, les chutes d'eau impétueuses.
Au bout d'un mois passé de cette manière, les nerfs de Vladimir Ilitch retrouvèrent leur équilibre. On aurait dit qu'il avait pris un bain dans l'eau d'une source de montagne et qu'il s'était débarrassé ainsi de toutes les toiles d'araignées des disputes puériles. Nous passâmes le mois d'août avec Bogdanov, Olminski et Pervouchine dans un village perdu non loin du lac de Brêt. Nous arrêtâmes avec Bogdanov le plan de travail. Bogdanov avait l'intention de faire appel à Lounatcharski, Stépanov et Bazarov pour un travail littéraire. Nous envisageâmes la publication de notre propre organe à l'étranger et le développement de l'agitation pour le congrès du Parti en Russie.
* * *
Lorsque nous retournâmes à Genève à l'automne, nous quittâmes la banlieue pour nous rapprocher du centre. Vladimir Ilitch entra à la « Société de lecture » qui disposait d'une bibliothèque énorme et de conditions de travail excellentes. Il s'y trouvait une grande quantité de journaux et de revues en langues française, anglaise et allemande. On pouvait travailler sans être dérangé ; les membres de la société — la plupart de vieux professeurs — utilisaient très peu la bibliothèque. Ilitch avait là tout un local à sa disposition. Il pouvait y écrire, marcher en long et en large, réfléchir à ses articles, prendre sur les rayons le livre qui lui plaisait. Il pouvait être sûr qu'un camarade russe ne viendrait point lui raconter que les menchéviks avaient dit ceci ou cela, fait telle ou telle chose. Il pouvait y méditer sans que rien le détournât de ses pensées, et il y avait plus d'une chose sur laquelle il fallait méditer.
La Russie avait commencé la guerre japonaise, qui mettait en évidence avec une brutalité particulière tout le caractère vermoulu de la monarchie tsariste. Dans la guerre japonaise, les bolchéviks n'étaient pas les seuls à souhaiter une défaite de la Russie, les menchéviks et même les libéraux étaient également défaitistes. Une vague d'indignation secoua le peuple. Le mouvement ouvrier était entré dans une nouvelle phase. Les nouvelles de manifestations de masses organisées malgré les interdictions de la police, les rencontres directes des ouvriers avec la police étaient de plus en plus fréquentes.
Face au mouvement révolutionnaire de masse qui grandissait, les petites disputes fractionnelles ne pouvaient plus exciter les esprits comme elles le faisaient encore peu de temps auparavant ; néanmoins ces querelles prenaient parfois des formes tout à fait brutales. Un jour, le bolchévik Vassiliev arriva du Caucase et voulut faire un compte rendu de la situation en Russie. Bien qu'il ne s'agît point de la réunion d'un organisme du Parti, mais seulement d'un compte rendu public auquel n'importe quel membre du Parti pouvait assister, les menchéviks exigèrent l'élection d'un bureau. En essayant de faire de chaque compte rendu une espèce de bataille électorale, les menchéviks tentaient d'imposer silence aux bolchéviks « de manière démocratique ». On faillit en venir à un pugilat, à une bataille pour la caisse. Natalia Bogdanova (la femme de Bogdanov) eut même son manteau déchiré et quelqu'un se blessa en tombat. Mais tout cela excitait bien moins les esprits qu'auparavant.
Maintenant, tout le monde pensait à la Russie. On sentait quelle énorme responsabilité pesait sur le mouvement ouvrier qui se développait à Pétersbourg, à Moscou, à Odessa et dans d'autres villes de Russie.
Tous les partis — les libéraux, les social-révolutionnaires — commençaient à montrer leur vrai visage de façon bien nette. Les menchéviks se démasquaient également. Ce qui séparait les menchéviks et les bolchéviks apparaissait maintenant tout à fait distinctement.
En Vladimir Ilitch vivait la foi profonde dans l'instinct de classe du prolétariat, dans sa puissance créatrice, dans sa mission historique. Cette foi n'avait pas surgi tout d'un coup chez Vladimir Ilitch, elle avait grandi en lui dans les années où il étudiait et s'assimilait la théorie marxiste de la lutte de classe, lorsqu'il étudiait la réalité russe, lorsque, dans la lutte avec la conception du monde des anciens révolutionnaires, il apprenait à opposer à l'héroïsme des combattants individuels la force et l'héroïsme de la lutte de classe. Ce n'était pas une foi aveugle en une puissance inconnue, c'était la conviction profonde de la force du prolétariat, de son rôle formidable pour la libération des travailleurs, conviction qui reposait sur une connaissance profonde de la question, sur une étude consciencieuse de la réalité. Son activité parmi les ouvriers de Pétersbourg avait donné à cette foi en la puissance de la classe ouvrière des formes vivantes.
A la fin de décembre, le journal bolchévik Vpériod commence à paraître. On appela à la rédaction, en dehors d'Ilitch, Olminski et Orlovski. Bientôt Lounatcharski vint les aider. Ses articles et ses discours d'un ton pathétique rendaient très bien l'état d'esprit des bolchéviks de ce temps.
Le mouvement révolutionnaire grandissait en Russie et avec lui s'accroissait aussi notre correspondance avec la Russie. Elle s'éleva bientôt à trois cents lettres par mois. Quel matériel pour Ilitch ! Il savait lire les lettres des ouvriers. Je me souviens encore d'une lettre d'ouvriers de la carrière de pierres d'Odessa. Une lettre collective, aux écritures primitives, sans sujet ni complément, sans points ni virgules, mais qui respirait une énergie inépuisable, la volonté de lutter jusqu'au dernier, jusqu'à la victoire, une lettre dont chaque mot naïf et convaincu, inébranlable, avait une couleur magnifique. Je ne sais plus de quoi parlait cette lettre, mais je la revois nettement telle qu'elle était, le papier, l'encre jaunie. Vladimir Ilitch lut et relut cette lettre, puis il se promena de long en large, plongé dans ses pensées. Ce n'était pas pour rien que les ouvriers de la carrière de pierres d'Odessa s'étaient donné la peine d'écrire leur lettre à Ilitch, il écrivaient au camarade à qui il leur fallait écrire parce que c'était lui qui les comprenait le mieux.
Quelques jours après la missive des ouvriers de la carrière de pierres d'Odessa, arriva une lettre d'une jeune propagandiste, nommée Tanioucha qui faisait un compte rendu consciencieux et détaillé d'une réunion des artisans d'Odessa. Ilitch lut également cette lettre et s'assit aussitôt pour répondre à Tanioucha : « Je vous remercie de votre lettre, écrivez plus fréquemment. Pour nous, chaque nouvelle qui décrit la vie journalière est extrêmement importante. Pourquoi diable recevons-nous si peu de nouvelles de ce genre ? »
Dans presque chaque lettre, Ilitch demandait instamment aux camarades russes de lui procurer plus de liaisons. « La force d'une organisation révolutionnaire consiste dans le nombre de ses liaisons », écrivait-il dans une lettre à Goussev. Il priait Goussev de mettre le centre à l'étranger en liaison avec la jeunesse. Il écrivait : « Il existe chez nous une crainte de la jeunesse tout à fait idiote, philistine, à l'Oblomov2 ». A Alexis Andriéévitch Préobrajenski, qu'il avait connu longtemps auparavant à Samara et qui habitait alors la campagne, il demandait dans une lettre de lui procurer des liaisons avec les paysans. Il insistait pour que les lettres d'ouvriers ne fussent pas communiquées seulement par extraits au centre à l'étranger par les camarades de Pétersbourg, mais qu'on les lui envoyât en entier. La révolution approchait et grandissait. C'est dans ces lettres d'ouvriers qu'Ilitch le voyait le plus nettement. On était au seuil de l'année 1905.