1976 |
Texte publié dans « La Vérité » n° 573 de septembre 1976. Ce texte a dû être écrit au printemps 1976 et a servi à bâtir le premier exposé des camps de l'OCI de cette année-là. |
Objectif - subjectif
Les catégories de la conscience historique
« Nous n'avons pas à nous appesantir ici sur les différentes façons de penser, de considérer et de juger ce qui est important ou dépourvu d'importance - ce sont là les premières catégories qui apparaissent devant nous - ou ce qui nous parait être [le plus important] dans l'immense matière qui se déploie devant nous.
« [En revanche, il faudrait évoquer brièvement les catégories sous lesquelles le spectacle de l'histoire apparaît généralement à la pensée]. La première catégorie résulte du spectacle du changement perpétuel auquel sont soumis les individus, les peuples et les Etats qui existent un moment, attirent notre attention, puis disparaissent. C'est la catégorie du changement. « Nous avons devant les yeux un immense tableau fait d'événements et d'actions, de figures infiniment variées de peuples, d'Etats, d'individus qui se succèdent sans repos. Tout ce qui peut passionner l'âme humaine, le sentiment du bien, du beau, du grand est ici mis en jeu. Partout, on se réclame de fins, on poursuit des fins que nous acceptons et dont nous désirons l'accomplissement: nous espérons et nous craignons pour elles. Dans ces événements, ces incidents, nous sentons l'action et la souffrance des hommes. Partout, nous nous trouvons chez nous et prenons parti pour ou contre. Tantôt, la beauté nous attire, ou bien la liberté, ou encore la richesse ; tantôt, l'énergie nous séduit, grâce à laquelle le vice même arrive à s'imposer. Ici, nous voyons la masse compacte d'une œuvre d'intérêt général s'élaborer péniblement, puis, rongée par une infinité de détails, s'en aller en poussière. Là, un immense déploiement de forces ne donne que des résultats mesquins, tandis qu'ailleurs des causes Insignifiantes produisent d'énormes résultats. Partout, c'est une mêlée bigarrée qui nous emporte, et dès qu'une chose disparaît, une autre aussitôt prend sa place.
« Le côté négatif de ce spectacle du changement provoque notre tristesse. Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l'histoire : les passions humaines l'ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. Tous les voyageurs ont éprouvé cette, mélancolie. Qui a vu les ruines de Carthage, de Palmyre, Persépolis, Rome sans réfléchir sur la caducité des empires et des hommes, sans porter le deuil de cette vie passée puissante et riche ? Ce n'est pas, comme devant la tombe des êtres qui nous furent chers, un deuil qui s'attarde aux pertes personnelles et à la caducité des fins particulières : c'est le deuil désintéressé de la ruine d'une vie humaine brillante et civilisée.
« Cependant à cette catégorie du changement se rattache aussitôt un autre aspect : de la mort renaît une vie nouvelle. Les Orientaux ont eu cette idée, et c'est peut-être leur plus grande idée, la pensée suprême de leur métaphysique. La métempsychose exprime cette idée en ce qui concerne l'existence individuelle. On connaît aussi le symbole du Phénix, symbole de la vie naturelle qui éternellement se prépare son propre bûcher et s'y consume, de telle sorte qu'une vie nouvelle, rajeunie et rafraîchie, sort éternellement de ses cendres. Cette image, toutefois, n'est qu'une image orientale qui convient à la vie du corps plutôt qu'à celle de l'esprit. L'Occident apporte une autre Idée. L'esprit réapparaît non seulement rajeuni, mais aussi plus fort et plus clair. Certes, il se dresse contre lui-même, consume la forme qu'il s'était donnée et s'élève à une forme nouvelle. Mais en rejetant ainsi l'enveloppe de son existence charnelle, il n'adapte pas seulement une autre enveloppe. Un esprit plus pur sort des cendres de la forme antérieure. C'est la deuxième catégorie de l'Esprit. Son rajeunissement n'est pas un simple retour à la forme antérieure ; c'est une purification et une transformation de lui-même. Dans la mesure où il résout ses problèmes, il s'en crée de nouveaux et multiplie ainsi la masse de la matière sur laquelle il travaille. L'Esprit se répand ainsi dans l'histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité, et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s'oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d'être œuvrée. Ce qu'était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle. Ainsi l'Esprit affirme-t-il ses forces dans toutes les directions. Nous apprenons quelles sont celles-ci par la multiplicité des productions et des créations de l'Esprit. Dans la jouissance de son activité il n'a affaire qu'à lui-même. Il est vrai que, lié aux conditions naturelles intérieures et extérieures, il y rencontre non seulement des obstacles et de la résistance, mais voit souvent ses efforts échouer. Il est alors déchu dans sa mission (Beruf) en tant qu'être spirituel dont la fin est sa propre activité et non son œuvre, et cependant il montre encore qu'il a été capable d'une telle activité.
« Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s'épuisent pas clans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l'Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s'accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c'est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l'intérêt de l'époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l'Idée la justification d'un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d'une fin en soi et pour soi ultime. C'est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l'étude de l'histoire elle-même. Car celle-ci n'est que l'image et l'acte de la Raison. »
Dès les manuscrits de 1844, bien que ceux-ci représentent une transition de l'hégélianisme au matérialisme dialectique, Marx écrira: (" Manuscrits de 1844 " - pp. 145 et 146)
« Ce que Hegel a réalisé de positif dans sa logique spéculative c'est d'avoir fait des concepts déterminés, des formes universelles fixes de la pensée, dans leur indépendance à l'égard de la nature et de l'esprit (si on veut les formes abstraites des plus générales NDLR), le résultat nécessaire de l'aliénation générale de l'être humain, donc aussi de la « pensée de l'homme », et de les avoir présentées et groupées comme des moments du processus d'abstraction. Par exemple, l'être dépassé est l'essence, l'essence dépassée est le concept ; le concept dépassé... l'Idée absolue ? Mais qu'est-ce que l'idée absolue? Elle se dépasse elle-même à son tour, si elle ne veut pas repasser depuis le début par tout l'acte d'abstraction et se contenter d'être une totalité d'abstractions ou l'abstraction qui se saisit elle-même.
« Mais l'abstraction qui se saisit elle-même comme abstraction se connaît comme n'étant rien ; elle doit s'abandonner elle-même, abandonner l'abstraction et ainsi arrive auprès d'un être qui est son contraire direct, la Nature. La Logique tout entière est donc la preuve que la pensée abstraite n'est rien pour elle-même, pas plus que l'Idée absolue, que seule la Nature est quelque chose. « (XXXII) L'Idée absolue, l'Idée abstraite, qui « considérée selon son unité avec elle-même est contemplation » (Hegel « Encyclopédie », 3° édition - p. 222), qui « dans la vérité absolue d'elle-même se résout à faire sortir librement d'elle le moment de sa particularité ou de la première détermination de l'être autre, l'idée immédiate en tant que son reflet à se faire sortir librement d'elle-même, d'elle-même en tant que nature » (Hegel : « Encyclopédie » 3° édition - pp. 222-224), toute cette Idée qui se comporte de façon si étrange et si baroque et à propos de laquelle les hégeliens se sont terriblement cassé la tête, n'est absolument rien d'autre que l'abstraction, c'est-à-dire le penseur abstrait. Instruite par l'expérience et éclairée sur sa vérité, elle se résout sous de multiples conditions - fausses et encore abstraites elles-mêmes - à renoncer à elle et à poser son être-autre, le particulier, le déterminé, à, la place de son être-auprès-de-soi, de son non-être, de son universalité, de son indétermination : elle se résout à faire sortir librement d'elle-même la nature, qu'elle, ne cachait en elle-même que comme abstraction, comme idée, c'est-à-dire à abandonner l'abstraction et à regarder enfin la nature qu'elle a fait sortir d'elle. L'idée abstraite qui devient immédiatement contemplation n'est pas autre chose que la pensée abstraite qui renonce à elle-même et se résout en contemplation. Tout ce passage de la Logique à la Philosophie de la Nature n'est pas autre, chose que le passage - si difficile à réaliser pour le penseur abstrait et par suite décrit par lui-même de manière si extravagante - de l'abstraction à la contemplation. Le sentiment mystique qui pousse le philosophe à quitter la pensée abstraite pour la contemplation, est l'ennui, la nostalgie d'un contenu. »
Cette analyse confirme ce que Marx avait écrit précédemment en s'appuyant sur Feuerbach : (Idem, p. 126)
« La grande action de Feuerbach est: premièrement, d'avoir démontré que la philosophie n'est rien d'autre que la religion mise sous forme d'idées et développée par la pensée ; qu'elle n'est qu'une autre forme et un autre mode d'existence de l'aliénation de l'homme, donc qu'elle est tout à fait condamnable. »
Il faut ressentir ce qu'Engels exprime aux premières pages de « Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande » pour apprécier. Après avoir évoqué les batailles à formes idéologiques mais à contenu politique des années 1840 en Allemagne, qui préparaient 1848, il écrit (« Ludwig Feuerbach » - pp. 11 et 12) :
« Tandis que le matérialisme considère la nature comme la seule réalité, elle n'est dans le système de Hegel que « l'extériorisation » de l'Idée absolue, pour ainsi dire une dégradation de l'Idée ; en tout état de cause, la pensée est son produit intellectuel, l'Idée est ici l'élément primordial dont est issue la nature, laquelle n'existe de façon générale que par une dégradation de l'Idée. Et l'on se débattit tant bien que mal dans cette contradiction. C'est alors que parut « L'Essence du Christianisme » de Feuerbach. D'un seul coup, il réduisit en poussière les contradictions en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône. La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n'y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination ne sont que le reflet fantastique de notre être propre. L'enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rencart, la contradiction n'existant que. dans l'imagination résolue. Il faut avoir éprouvé soi-même l'action libératrice de ce livre pour s'en faire une idée. L'enthousiasme fut général, nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ».
Marx encore, dans les écrits de 1844, reste « feuerbachien » ; c'est-à-dire qu'il se situe encore du point de vue de « l'homme » en général, du point de vue de « l'homme » générique, de « l'essence de l'homme » de la « conscience de soi », mais chez Marx, plus que chez quiconque, si c'est une abstraction, c'est une abstraction raisonnée.
Toujours dans les manuscrits de 1844, il écrit p. 62 :
« L'universalité de l'homme apparaît dans l'universalité qui fait de la nature entière son corps non organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, deuxièmement, elle est la matière, l'objet, l'outil de son activité vitale. »
Mais attention :
« L'homme n'est pas seulement un être naturel, il est aussi un être naturel humain, c'est-à-dire un être existant pour soi, donc être générique (c'est-à-dire qui est une partie du genre, qui n'existe que par le genre, et qui ne s'accomplit que dans le genre, en d'autres termes l'humanité, la société) [NDLR] qui doit se manifester en tant que tel dans son être et dans son savoir. Donc, ni les objets humains ne sont objets naturels, tels qu'ils s'offrent immédiatement, ni le sens humain tel qu'il est immédiatement n'est la sensibilité humaine, l'objectivité humaine. Ni la nature au sens objectif, ni la nature au sens subjectif n'existent immédiatement d'une manière adéquate à l'être humain. Et de même que tout ce qui est naturel doit naître, de même l'homme a aussi son acte de naissance, l'histoire, mais elle est pour lui une histoire connue et par suite, en tant qu'acte de naissance, elle est un acte de naissance qui se supprime consciemment lui-même. L'histoire est la véritable histoire naturelle de l'homme.
(Idem - p. 138.)
En d'autres termes, « l'homme » n'existe que dans et par la société qui est sa nature directe, il se développe dans et par la société et ses contradictions. C'est par la médiation des rapports sociaux qu'il appréhende la nature et que joue la dialectique des rapports de l'homme à la nature.
Mais de ce fait, l'homme est posé face à la nature en général. Il devient en tant qu'homme en général être pour soi. C'est-à-dire dont le seul objectif conscient ou inconscient est son. propre développement. Il est à lui-même sa fin.