1947 |
Source : Etudes Socialistes, N°15-16, 15 juillet 1947. |
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La Révolution Russe
André Ferrat
Il me serait impossible de faire dans les limites d'un seul cours un exposé historique détaillé de la Révolution Russe. Mon rôle est simplement d'essayer de vous donner une analyse qui vous permettra de vous orienter dans l'étude de ce grand événement international.
Je voudrais d'abord dire quelques mots sur les causes de la Révolution russe. Elle a commencé, en mars 1917, et ce qui frappe n'importe quel observateur c'est la facilité extraordinaire avec laquelle un simple coup d'Etat, une révolution de Palais a renversé le régime pluri-centenaire des Tsars.
La cause essentielle de la Révolution de mars 1917, c'est la décomposition du régime tsariste, accélérée par la guerre. Pourquoi le régime tsariste était-il décomposé, pareil à un fruit pourri ? C'est d'abord parce qu'il fut incapable de résoudre le plus grand problème de ce pays à cette époque, le problème de la réforme agraire. Depuis des décades, les paysans russes réclamaient la terre et la camarilla impériale, composée de grands propriétaires fonciers, s'appuyant sur la noblesse et sur une bureaucratie qui avaient des intérêts terriens au premier chef, ne voulait ni ne pouvait donner la terre aux paysans. Certes, entre 1907 et 1914, il y eut plusieurs tentatives de réforme agraire, mais, elles furent timides, incomplètes et ne donnèrent pas de résultat politique décisif.
Le fait que le régime impérial n'a pas pu résoudre cette question était la principale cause de sa coupure d'avec les masses, et, par conséquent, de sa décomposition.
Une deuxième cause réside dans la perte du prestige de l'autocratie qui remonte à la défaite, par le Japonais, en 1905, et aux journées sanglantes de janvier 1905, lorsque le Tsar fit tirer sur la foule.
Dans ces conditions, toutes les couches de la société russe, y compris la noblesse, soutien principal du régime se détachent du Tsar. Aussi, le 8 mars, une délégation du Comité de la Douma convoquée en 1914 et dissoute en 1916, composée de deux conservateurs et d'un bourgeois de droite, vient trouver le Tsar et réclame son abdication. Après quelques hésitations, Nicolas II, enfin conscient de son isolement total répond : « Dieu l'a voulu, je m'en vais ».
La décomposition était telle que le Grand-duc Michel, aux mains duquel le Tsar abdiqué, n'ose pas accepter la lourde charge de cette mission.
Enfin troisième raison de décomposition, l'incapacité du tsarisme de tolérer même un semblant de démocratie. Trois Doumas dissoutes successivement sans avoir pu manifester leur droit de critique au régime. Le tsarisme coupé des masses paysannes, coupé de la bourgeoisie et de l'« intelligentsia », et la « camarilla » tsariste se réduisant de plus en plus, aboutit à l'absurdité dans ces méthodes de gouvernement.
La prépondérance de l'Impératrice d'origine allemande, l'influence scandaleuse de devins et de thaumaturges et en particulier du plus célèbre d'entre eux, Raspoutine, crée une atmosphère de scandale permanent. La guerre montre l'incapacité militaire de ce gouvernement. Des pertes énormes, de lourdes défaites, dues à l'incurie de la bureaucratie militaire et à l'incapacité d'un état-major qui ne sent pas la poigne d'un gouvernement énergique.
Lorsque ce régime tomba, tous les gens qui pensaient : hommes politiques, sociologues, historiens, militants se disaient : « Maintenant, s'ouvre la période d'une révolution bourgeoise démocratique. Ce que la noblesse et la monarchie n'ont pu faire, la bourgeoisie, la classe qui doit logiquement leur succéder va le résoudre, elle va donner la terre aux paysans, cette terre qui appartient aux grands propriétaires fonciers, aux nobles, à l'église. C'est la bourgeoisie qui va assumer la responsabilité d'un vaste développement industriel de ce pays, où certes il existe une grande industrie et un prolétariat industriel d'environ 3 millions d'hommes, mais presque perdus dans l'immensité agraire du continent russe. C'est la bourgeoisie qui va, comme dans les autres pays, assurer par l'exercice même de sa démocratie, le développement social et politique du prolétariat et des autres couches de la société ».
Eh bien, rien de tout cela ne se produisit. Non seulement la noblesse était impuissante et pourrie, ainsi que la monarchie, mais la classe qui devait lui succéder, trop liée au régime impérial, et à sa bureaucratie, était pourrie elle-même, et la bourgeoisie russe était incapable de remplir son rôle historique. Elle avait perdu l'énergie nécessaire et jusqu'à la conscience de sa mission.
Et maintenant, après avoir examiné ainsi brièvement les causes de la Révolution de Mars, voyons les phases caractéristiques de la Révolution de mars à novembre 1917.
Au gouvernement du Tsar succède, appuyé sur le Comité de la Douma fantôme, un Gouvernement provisoire, composé d'abord surtout de ceux qu'on appelle les K. D., « Constitutionnels-Démocrats », et qui représentent l'élément bourgeois. Ils s'avèrent tout de suite incapables de faire la première chose qui s'imposait : convoquer une constituante. On en parle, on en bavarde à perte de vue. Et on repousse sa convocation de mois en mois. Le régime est en l'air. Il existe un Gouvernement, mais il ne s'appuie sur aucune institution politique. Première caractéristique.
Deuxième caractéristique : à côté de ce Gouvernement, se crée à Pétrograd un Soviet. Un Soviet ouvrier, d'abord, c'est-à-dire un conseil des délégués ouvriers des usines de Pétrograd. Le Soviet n'était pas une chose nouvelle pour les ouvriers russes. Déjà au cours de la Révolution de 1905 il y avait eu des Soviets et notamment le Soviet de St-Pétersbourg. La tradition se renoue.
Les révolutionnaires russes avaient tiré des leçons des événements de 1905. Ils avaient compris qu'un Soviet de députés ouvriers était isolé dans cet immense pays agraire, et qu'il fallait l'élargir aux délégués des paysans, et ils le font. Plus encore, ils l'élargissement aux délégués des soldats. Et par un « Prikaze N° 1 », le Soviet des députés-ouvriers, paysans et soldats de Pétrograd, donna l'ordre à toutes les unités militaires de créer des Comités de soldats. A son exemple les Soviets se créent dans tout le pays spontanément.
On a parlé ensuite beaucoup des Soviets, comme si c'était une forme supérieure de la démocratie. En fait, c'est une forme élémentaire, spontanée, de la démocratie des masses laborieuses. Dans l'état d'inorganisation, consécutif à la chute du tsarisme et à l'incapacité d'organisation de la bourgeoisie russe il est normal que les ouvriers, les paysans, les soldats se groupent sur la base même de leur lieu de travail. Ils délèguent ensuite à l'échelon supérieur leurs députés, et ainsi depuis le village, depuis la compagnie du front, depuis l'atelier d'usine, une pyramide de Soviets se constitue : C'est ainsi que le 17 mai se réunit le Congrès des Soviets paysans, et que le 16 juin, se réunit le Congrès général des Soviets ouvriers, paysans et soldats.
Nous assistons à ce phénomène qu'on a appelé le double pouvoir. D'un côté un gouvernement à caractéristiques bourgeoises, pseudo-démocratique, incapable de créer ses institutions et d'un autre côté, le Comité exécutif des soviets, sommet d'une pyramide d'organisations élémentaires des couches inférieures de la société. Le congrès, et le Comité exécutif permanent qui est élu par le Congrès, contrôle le Gouvernement, le critique, le paralyse. Successivement il exige le départ de ministres, d'abord Goutchkov, ensuite Milioukov, ensuite le prince Lvov. Finalement Kerensky, membre du Parti Socialiste Révolutionnaire, reste seul, après l'élimination des ministres capitalistes.
Il essaie de constituer un Gouvernement de coalition composés de socialistes révolutionnaires, de social-démocrates mencheviks, et de représentants des constitutionnels démocrates bourgeois. Son but, c'est de faire à la fois la guerre et la révolution. Or, il s'avère que c'est une tâche impossible. Dès le début de 1917, il y a 1.200.000 déserteurs et chaque mois ce nombre grossit rapidement. Il est clair que cette immense armée paysanne malgré son héroïsme et sa dureté à la souffrance ne veut plus la guerre. Le soldat veut la paix, le paysan la terre. Or, vouloir continuer la guerre et repousser la réforme agraire, après la fin des hostilités, c'est, pour n'importe quel gouvernement, à ce moment-là, la certitude d'avoir l'écrasante majorité du peuple contre lui. Kerensky aurait pu réaliser l'une ou l'autre de ces tâches, pas les deux à la fois.
Entre-temps, Lénine est arrivé de Suisse, le 16 avril 1917. Il trouve son parti, le parti social-démocrate bolchevik, désorganisé, matériellement, et politiquement, à la remorque de la fraction social-démocrate menchevik. Contre son parti, dès le jour même de son arrivée, Lénine développe ce que l'on appela par la suite les « thèses d'Avril ». Elles se résument ainsi : fin immédiate de la guerre, opposition au Gouvernement Kerensky, tout le pouvoir aux Soviets, la terre aux paysans, le contrôle ouvrier. Lénine développe et répète sans cesse et sans cesse ces cinq mots d'ordre. Au début on le prend pour un fou, y compris ses plus proches amis, car pour des doctrinaires Social-démocrates russes ces mots d'ordres étaient absurdes et non socialistes.
Le 16 juin, deux mois après l'arrivée de Lénine, ce parti bolchevik n'a pas encore mordu sur les grandes masses. La meilleure preuve en est qu'au Congrès général des Soviets du 16 juin, il n'y a que 105 députés bolcheviks sur 1.050 délégués, les bolcheviks ne représentent qu'un dixième de la population laborieuse.
Mais cette faiblesse est apparente, car le secret de leur emprise sur les masses, ce n'est pas la justesse de leurs vues socialistes, c'est tout simplement que leurs mots d'ordre principaux sont conformes aux tendances profondes des masses, même et surtout si ces masses ne sont pas socialistes. Mais les masses veulent la paix, les masses veulent la terre. Ces mots d'ordre qui, en eux-mêmes, n'ont rien de socialiste, vont cependant permettre aux bolcheviks d'avoir une assise de masse de plus en plus considérable.
En juillet encore, malgré que leur influence ait grandi, une manifestation prématuré des bolcheviks leur vaut une défaite sérieuse qui oblige les principaux chefs de ce parti de se cacher. Quatre mois avant la révolution, on ne pouvait pas penser que ce parti aurait une influence suffisante pour prendre le pouvoir.
L'affaire Kornilov. Le Gouvernement Kerensky a essayé de résoudre le premier point de son programme : poursuivre une guerre démocratique aux côtés des Alliés. Mais l'offensive qu'il a déclanchée se solde par un échec. Echec militaire qui se traduit aussitôt en échec politique. Kerensky se rend compte que le Soviet lui échappe et il répugne à s'appuyer sur lui. Sa formule est une formule de coalition : social-démocrates mencheviks, socialistes révolutionnaires et représentants des partis bourgeois. Mais pour qu'un tel gouvernement puisse avoir une autorité réelle il lui faut des institutions et une base organisée. Faute de ces institutions et de cette base le gouvernement Kerensky est impuissant. On ne s'élève pas contre lui, on ne veut pas l'abattre, mais on ne lui obéit pas. Tous ses efforts se heurtent à la passivité des masses fatiguées.
Kerensky pense pouvoir s'appuyer sur l'armée qui lui apparaît comme la seule force organisée pouvant permettre une politique démocratique. Il cherche un Général républicain, on lui dit que Kornilov en est un. En réalité, Kornilov joue double jeu et, finalement, essaie de profiter de la confiance qui lui est donnée pour faire un coup d'Etat à son profit et au profit des classes réactionnaires.
Cette tentative de coup d'Etat fouette les masses, les bolcheviks en profitent pour crier au péril monarchique – au péril fasciste, dirait-on aujourd'hui – et ainsi développent leur popularité. En définitive, l'équipée Kornilov peu dangereuse, s'effondre, mais les bolcheviks apparaissent comme les sauveurs de la République en même temps qu'apparaît l'impuissance réelle des classes réactionnaires. La noblesse et le corps des officiers qui avaient été incapables de maintenir leur Tsar, de disputer le pouvoir à la bourgeoisie, sont encore incapables de faire un coup d'Etat en septembre.
Après l'affaire Kornilov, Kerensky s'isole encore davantage, il gouverne sans les Soviets, et bientôt contre le Congrès des Soviets. Alors que la majorité du pays est encore en septembre, octobre et novembre, incontestablement une majorité socialiste révolutionnaire et social-démocrate menchevik, il ne sait pas cristalliser cette majorité.
En novembre, au moment de leur coup de force, les bolcheviks n'ont la majorité que dans trois villes : Pétrograd, Moscou, Cronstadt. Partout ailleurs ils sont ou minorité ou inconnus. L'écrasante majorité du pays aurait pu, théoriquement, se grouper. Elle ne se groupe pas. Elle ne peut se grouper par les méthodes démocratiques, puisque ce peuple, trait essentiel de cette Révolution, n'a pas l'expérience de la démocratie. Ce peuple qui pendant des siècles et des siècles n'a fait que suivre, qui n'a jamais connu la lourde responsabilité qu'est la liberté politique, ne sait pas encore s'en servir. Il laisse la voie ouverte à toute minorité énergique et bien organisée.
Seule s'affirmera donc une minorité qui, elle, n'a pas besoin des méthodes de démocratie pour se développer, qui, disciplinée depuis de longues années, dirigée par des révolutionnaires professionnels est capable de lutter pour n'importe quel mot d'ordre pourvu qu'il émane de ses chefs.
Pour qu'eussent pu triompher les mœurs de la démocratie politique en Russie il aurait fallu un tout autre développement historique. Du moment qu'un peuple n'est pas capable de se servir de la démocratie, la dictature surgit sous quelque forme que ce soit.
Il est d'autant plus facile aux bolcheviks de s'emparer du pouvoir que de plus en plus la volonté de paix des masses grandit avec le désespoir, et la souffrance. Les gens n'en veulent plus de la guerre. Rien qu'à Pétrograd, il y a 200.000 déserteurs, rien qu'à Pétrograd, il y a une immense garnison qui n'a qu'un seul espoir et une seule volonté : ne pas retourner au front.
On imagine la résonance du mot d'ordre : La paix ! la paix tout de suite ! la paix sans annexions ni indemnité ! Et puis, voici que les paysans se mettent en mouvement, le soulèvement rural se déclanche. Les paysans veulent la terre, ils commencent à la prendre. On imagine le retentissement du mot d'ordre bolchevik : « La terre, paysans, prenez-la, elle est à vous, prenez-la tout de suite sans aucune formalité juridique, sans aucune loi ». L'immense résonnance de ces deux mots d'ordre explique le succès des bolcheviks.
La base de masse des bolcheviks se développe avec les paysans qui prennent la terre, avec les déserteurs, avec les soldats qui ne veulent pas retourner au front, avec les matelots de Cronstadt. Voici la base sociale du parti bolchevik. Ce n'est pas une base sociale ouvrière puissamment développée, culturellement, politiquement éduquée. Les principaux syndicats représentant la classe ouvrière organisée ne sont pas bolcheviks, notamment les syndicats des cheminots qui représente une des fractions les plus conscientes de la classe ouvrière russe. Mais, néanmoins, Lénine sent bien qui il a derrière lui maintenant, des masses suffisantes dans les points stratégiques essentiels, soutenues par une caisse de résonnance sympathique dans l'immense pays paysan. Il sent qu'il a maintenant la base suffisante pour tenter le coup de force. Contre nombre de ses amis, et notamment contre Zinoviev et Kamenev, à la séance du Comité central du 22 octobre, la date de l'insurrection est fixée. Elle éclate le 7 novembre.
Les bolcheviks, très disciplinés, avec leurs propres gardes-rouges, occupent les centres stratégiques. Hôtel des Postes et Téléphones, Gares, les ponts, les croisements les plus importants, usines, casernes (celles-ci sont à eux à cause de leur mot d'ordre de la paix immédiate) et ils s'emparent du pouvoir de la façon la plus simple et presque sans effusion de sang. Chose caractéristique, au lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks, aucun écho dans les quartiers ouvriers. Les témoins sont unanimes pour reconnaître l'atmosphère d'indifférence morne qui accueille la prise du pouvoir par les bolcheviks.
Tous les socialistes d'avant 1917, y compris les bolcheviks en Russie, étaient d'accord pour dire ceci : « Une révolution socialiste ne peut se produire que sur la base d'un développement élevé des forces productrices, prédominance relative de l'industrie par rapport à l'agriculture et, pour ce qui est de l'agriculture elle-même, industrialisation et concentration de l'économie agricole ou bien organismes coopératif nombreux ». Voilà la base économique, le climat économique propice à la révolution socialiste et, parallèlement, une base idéologique caractérisée par un développement élevé de la capacité politique de la classe ouvrière, formée à l'école de la liberté démocratique de la période de démocratie bourgeoise. Tout le monde était d'accord pour dire : « Il est impossible d'imaginer une révolution socialiste éclatant sans ces deux conditions ».
Eh bien, ces deux conditions, vous le voyez, n'étaient pas du tout remplies en Russie, ni le développement de la capacité politique de la classe ouvrière, ni le développement de l'industrie ; de plus impuissance de la bourgeoisie trop liée au tsarisme pourri, incapacité démocratique de cette bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Voilà donc déjà qui nous met en garde contre l'affirmation de certains qui parlent toujours de la révolution ouvrière et socialiste. Pourquoi ouvrière et socialiste ? Qui leur permet d'employer ces adjectifs ? La base sociale des bolcheviks en octobre 1917 est composée surtout des éléments déclassés de la classe ouvrière et de la paysannerie, des déserteurs, des soldats qui ne veulent plus se battre, et des paysans qui veulent la terre. Les principaux syndicats ouvriers leur échappent.
Ce n'est pas une base prolétarienne, c'est une base sociale qui présente des éléments typiques de décomposition. C'est, certes, une base plébéienne, mais nous avons connu, après la révolution russe, dans d'autres pays, des mouvements totalitaires qui, eux aussi, avaient une base plébéienne, et ces mouvements n'étaient pas des mouvements socialistes, bien qu'ils se prétendissent tels, c'étaient des mouvements fascistes. Mais si la base sociale des bolcheviks était tout autre chose qu'une classe ouvrière développée politiquement et hautement organisée, peut-on prétendre en revanche que le contenu politique de la révolution d'Octobre était spécifiquement socialiste ?
Reprenons les mots d'ordre dont je vous parlé toute à l'heure : Le partage immédiat de la terre. C'est un mot d'ordre qui n'a jamais été considéré comme socialiste, parce qu'au lieu d'organiser les grandes propriétés sur le plan de la technique moderne, on les découpe et on abaisse ainsi considérablement le niveau de la production agricole. On retourne à une situation économique rétrograde. Le mot d'ordre : « La terre aux paysans tout de suite », permet de s'attacher de grandes masses paysannes dans un moment déterminé, mais, loin d'assurer l'avenir dans la voie du socialisme, il dresse une barrière puissante sur cette voie.
Le mot d'ordre : « La paix sans annexions ni indemnités » deviendra bientôt : « La paix à tout prix ». Dans la pratique cela signifie l'envahissement par l'Allemagne des contrées les plus civilisées de la Russie : la Finlande, la Lithuanie, la Lettonie, la Pologne, l'Ukraine. Au lieu de donner à ces peuples la liberté, ce mot d'ordre leur donnera l'esclavage sous la botte allemande. Rien de progressif, rien de positif dans ce mot d'ordre qui ne correspond simplement qu'à la fatigue des masses et non pas à leur conscience socialiste.
Que penser du mot d'ordre « Tout le pouvoir aux Soviets » ? Selon la théorie de Lénine, le Soviet est une forme supérieure de la démocratie. Tout montre au contraire qu'il en est une forme élémentaire, avec ses assemblées de masses sans contrôle sérieux possible des votes qui ont lieu à main levée, ce qui permet à une minorité bien organisée d'influencer, et même de terroriser la majorité.
Selon Lénine, l'Etat soviétique ira sans cesse en dépérissant, en s'atrophiant jusqu'à temps que l'Etat ne soit plus un organe de coercition d'une classe sur d'autres, mais tout simplement l'administration des choses par les hommes. Cette théorie de l'atrophie progressive de l'Etat, c'était l'aspect socialiste et marxiste de l'attitude de Lénine.
Il en était de même du mot d'ordre du contrôle ouvrier. Mais de tous ces mots d'ordre, les deux qui ont été réalisés, ce sont les deux mots d'ordre non socialistes et les deux qui ne l'ont pas été ce sont précisément les deux mots d'ordre socialistes.
Au lieu de « tout le pouvoir aux Soviets » et « du dépérissement de l'Etat », il y aura le dépérissement total des Soviets en tant qu'organismes politiques et l'organisation d'une dictature bureaucratique et policière. Et au lieu du contrôle ouvrier, il y aura la nationalisation bureaucratique qui évincera tout contrôle ouvrier. L'analyse du contenu politique comme du contenu social de la Révolution d'Octobre 1917 ne permet donc nullement de qualifier cette révolution de prolétarienne et de socialiste. Dès l'origine, elle présente les tares caractéristiques qui devaient déterminer son évolution dans le sens totalitaire, bureaucratique et policier.
Voyons maintenant, et ce sera la quatrième partie de mon exposé, les phases caractéristiques du pouvoir des bolcheviks.
Après le coup d'Etat des 7 et 8 novembre, les bolcheviks essaient d'appliquer leur programme. Ils essaient d'appliquer le contrôle ouvrier et ils le font avec bonne foi, avec volonté, mais ils se heurtent à l'anarchie et la décomposition de toute l'industrie. Cette anarchie va en s'accentuant jusqu'en 1921. Sur les 3 millions de prolétaires industriels qui existaient en Russie, les deux tiers quittent les usines, s'en vont à la campagne ou font du marché noir. La classe ouvrière se décompose et ceux qui restent dans les usines travaillent à 40% du rendement ! Non seulement la noblesse était pourrie, non seulement la bourgeoisie était incapable de remplir ses tâches démocratiques, mais la classe ouvrière est incapable, elle aussi, de remplir cette tâche, essentielle de la révolution prolétarienne qui s'appelle le contrôle ouvrier. Cette arme lui échappe des mains, et bien que les bolcheviks étaient d'accord pour le contrôle ouvrier, bien qu'ils s'entêtent pendant une certaine période à le réaliser, ils sont obligés de l'abandonner et c'est l'étatisme bureaucratique qui le remplace.
« La terre aux paysans », deuxième mot d'ordre. On donne la terre aux paysans, ou plutôt ils la prennent avec ou sans l'autorisation du Gouvernement, des Commissaires du Peuple. Mais une fois qu'ils ont la terre, ils se refusent à en livrer les produits autrement que suivant les lois capitalistes du marché.
Les ouvriers, les villes, les centres urbains n'ont plus de pain, plus de produits agricoles et il n'y a pas de marchandises pour en obtenir en contrepartie. La seule marchandise qui permet d'avoir du pain, c'est le fusil : on va réquisitionner le blé baïonnette au canon ! Il est clair que les relations se tendent entre les deux classes et l'on assiste au premier acte de cette contradiction qui n'est pas encore terminée en 1947, entre la classe ouvrière et la paysannerie russe. La réquisition aboutit à des conflits sanglants. Ce gouvernement ouvrier et paysan, c'est le gouvernement des ouvriers contre des paysans et des paysans contre les ouvriers. Les bolcheviks avaient accompli avec succès la partie négative d'un programme socialiste, en anéantissant la noblesse terrienne et la grande bourgeoisie capitaliste, mais ils s'avèrent incapables de remplir la deuxième partie, la partie positive. Ce n'est pas la classe ouvrière démocratiquement organisée qui gèrera les entreprises, mais bien une bureaucratie qui lui deviendra de plus en plus étrangère et qui l'exploitera par les moyens les plus barbares.
De même, en donnant la terre aux paysans, ils accomplissent une partie du programme bourgeois démocratique, car c'est le rôle historique de la bourgeoisie de donner la terre aux paysans dans la période de révolution anti-féodale, mais, en même temps qu'ils liquident les propriétaires fonciers, les bolcheviks liquident les rapports économiques entre la ville et la campagne et plongent le pays dans le chaos. Ils sont obligés de revenir en arrière et de rétablir en 1921, sous le nom de nouvelle économie politique (N. E. P.) la liberté du marché, c'est-à-dire les portes ouvertes au développement du régime capitaliste.
Troisième point de leur programme : tout le pouvoir aux Soviets. Ils le réalisent d'abord en dissolvant la Constituante. C'est quelques jours avant la prise du pouvoir par les bolcheviks qu'on la convoque. Tout le monde est d'accord pour la convoquer mais, quand elle se réunit au début de l'année 1918, Lénine se rend compte qu'il y aurait danger, si on la maintenait, à ce qu'elle arrive à cristalliser certaines forces. Lénine repousse le plus longtemps possible la convocation de la première séance plénière de l'Assemblée Constituante et lorsqu'enfin cette Assemblée se tient, il est trop tard, les places sont prises. Le Comité exécutif des Soviets existe ainsi que le gouvernement des Commissaires du Peuple, si bien que l'Assemblée constituante apparaît comme quelque chose de superflu. Il est facile de la dissoudre : il suffit qu'un matelot de garde au Palais de l'Assemblée monte à la tribune et dise : « Camarades, allez-vous en » et la Constituante se disperse. Mais en même temps que se liquide ainsi la démocratie bourgeoisie, se liquide la démocratie tout court : « en jetant l'eau sale dans la baignoire, on a jeté l'enfant avec ». En détruisant cette Assemblée Constituante on détruit en même temps l'idée même du suffrage universel. Car les Soviets, par définition ne pouvaient pas être l'expression du suffrage universel. Forme élémentaire de la démocratie, les Soviets cèderont avec la plus grande facilité à n'importe quelle dictature. Les députés au Soviet sont révocables à chaque instant, ils changent continuellement, les Congrès des Soviets ne se tiennent que quelques jours par an. Ils ne peuvent voter que des résolutions d'ensemble. Il ne reste de cette immense pyramide qu'une simple armature : le Comité exécutif permanent, mais à partir du moment où les délégués sont rentrés dans le rang, ce Comité ne repose sur rien. N'importe quelle organisation fortement disciplinée peut le dominer. Dans toute action pratique il faut qu'il passe sous les fourches caudines de ceux qui constituent l'appareil permanent du pouvoir et qui sont désignés par le parti communiste. C'est ainsi que les sommets soviétiques capitulent immédiatement devant l'appareil hiérarchisé du parti bolchevik.
Ainsi, le régime des Soviets, n'est-il qu'une apparence de démocratie. Cette soi-disant démocratie nouvelle capitule sans combat devant la bureaucratie d'un parti.
Dès 1918 Rosa Luxemburg montra avec beaucoup de force que la classe ouvrière et le socialisme ont besoin de donner la liberté, non seulement à leurs partisans, mais aussi à leurs adversaires. C'est pour le socialisme non pas une concession, mais une nécessité. La liberté, c'est toujours la liberté des autres et du moment où cette liberté est supprimée c'est la liberté de tous qui est menacée de suppression à plus ou moins longue échéance. Et, en liquidant l'Assemblée Constituante en mars 1918, les Bolcheviks qui croyait liquider seulement la démocratie bourgeoise ont liquidé la démocratie tout court.
Quatrième point de leur programme : « la paix, sans indemnité ni annexion ». La paix qui est bientôt signée à Brest-Litovsk n'est pas une paix sans annexions ni indemnités, c'est une paix sans conditions qui livre pratiquement la Russie à l'envahisseur allemand. L'Allemagne accepte d'abord l'armistice. Mais, une fois l'armistice connu, l'immense armée russe se débande tout entière. Le soldat russe ne fait pas de différence entre l'armistice et la paix. L'armistice, cela signifie qu'on ne se bat plus, eh bien, puisqu'on ne se bat plus, « rentrons chez nous ». Or, négocier la paix une fois que les hommes sont rentrés individuellement dans leur foyer devient une impossibilité.
Les délégués russes, Trotski à leur tête, refusent longtemps de signer une capitulation pure et simple. Mais les Allemands avancent et, finalement, la délégation russe signe, sans vouloir les lire, les conditions allemandes.
Les seules choses qui empêchent l'Allemagne de conquérir la Russie tout entière sont : l'immensité du territoire russe, avec son hiver et sa boue printannière, et aussi le fait que les alliés déclanchent leur offensive sur le front occidental. Si la paix de Brest-Litovsk s'était produite dans la bonne saison et si, pour une raison quelconque, il y avait eu une accalmie en Occident, la Russie tout entière passait sous la domination allemande. Tel aurait été le résultat de la politique et de la tactique bolchevik.
Par conséquent, « la paix toute de suite », bien loin d'être un mot d'ordre socialiste génial, comme certains le disent encore à l'heure actuelle, constituait une lourde faute qui aurait dû normalement avoir comme conséquence l'asservissement total du pays.
Enfin les bolcheviks avaient dit : « Nous voulons un Etat qui se dissolve le plus rapidement possible, qui soit le contraire de l'Etat bureaucratique, militaire et policier de la bourgeoisie. Nous voulons un Etat qui s'atrophie progressivement ». Qu'est-il advenu de cet objectif ? Les bolcheviks avaient conclu, en novembre 1917, une coalition avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Les S. R. de gauche leur avaient apporté notamment l'appui de leurs militants paysans avec le mot d'ordre de « la terre aux paysans ». Cette coalition était dans la proportion d'un tiers/deux tiers : 7 Commissaires du peuple S. R. et 14 Commissaires du peuple bolcheviks, qui formèrent le Gouvernement des 21 premiers Commissaires du peuple.
Ce gouvernement a encore une apparence démocratique, comme tout Gouvernement de coalition est obligé de l'avoir, mais la paix de Brest-Litovsk déchaîne une telle indignation que les S. R. dans leur Congrès de Juillet 1918 rompent la coalition et, suivant la tradition des socialistes-révolutionnaires russes qui étaient les descendants des terroristes du XIXe siècle, ils exécutent en pleine séance du Congrès l‘Ambassadeur Allemand, le Comte Mirbach. Ils assassinent un des principaux leaders bolcheviks, Ouritsky, et ils manquent de peu d'assassiner Lénine. Dora Kaplan le blesse grièvement. C'est le signal de la terreur.
Les bolcheviks saisissent ce prétexte pour prendre le pouvoir à eux seuls et la terreur ne s'applique plus seulement à ceux qui l'avaient suscitée par ces attentats qui étaient la conséquence de la paix Brest-Litovsk et de l'humiliation nationale. La terreur atteint toutes les couches de la Société, non seulement la noblesse, la bourgeoisie, la petite bourgeoisie, mais tous ceux qui n'étaient pas bolcheviks. La Tcheka, avec Dzerjinski se développe puissamment. La terreur dépasse son but et tout socialiste, tout révolutionnaire doit la condamner parce qu'elle signifie l'entrée du parti bolchevik dans une voie dont il ne pourra plus sortir : la voie de l'Etat bureaucratique, militaire et policier.
Ainsi, en enlevant la liberté aux ennemis du peuple, comme disaient les bolcheviks, on supprime la liberté tout court et au lieu d'aboutir à ce but marxiste de l'atrophie de l'Etat on aboutit dans la pratique à l'hypertrophie de l'Etat et, nulle part au monde, il n'existe un Etat aussi bureaucratique, aussi militariste et aussi policier qu'en Russie où une partie de la population passe son temps à espionner l'autre partie.
Quel est donc le caractère de cette révolution ?
Il y a des Camarades qui disent : « du moment que la Révolution russe a été faite par des Camarades qui étaient incontestablement des socialistes, des révolutionnaires et des marxistes, du moment que Lénine et ses Camarades avaient incontestablement des intentions socialistes-marxistes, du moment qu'ils voulaient sincèrement aboutir au socialisme et qu'ils pensaient qu'avec leur méthode ils aboutiraient plus vite que nous, cette révolution a donc un caractère socialiste ».
Hélas ! On ne juge pas les hommes et, surtout, on ne juge pas les classes et les périodes historiques d'après les intentions, on les juge d'après les actes et d'après les résultats.
Les intentions avaient beau être pures, et socialistes, elles ont été contredites par une conception tactique erronée et qui reste celle de tous les partis communistes : on veut prendre appui sur les masses les plus larges, quelles qu'elles soient, avec n'importe quel mot d'ordre du moment que ce mot d'ordre est un levier d'action de ces masses. Du moment qu'un mot d'ordre suscite un mouvement de masse, c'est paraît-il un mot d'ordre juste.
Les bolcheviks rapprochaient aux socialistes d'envisager la révolution comme une longue période d'éducation de la conscience socialiste des masses, du développement de leur esprit civique. Ils se flattaient d'avoir trouvé une formule pour aller plus vite –un « raccourci », pour aboutir plus rapidement à la Révolution et au régime socialiste.
Or, les étapes de la Révolution russe, depuis 1921, ont montré que le prétendu raccourci ne conduisait pas du tout à l'édification du régime socialiste, mais prenait une orientation diamétralement opposée. La dictature du prolétariat est devenue la dictature du parti communiste.
Puis, les éliminations successives des oppositions à l'intérieur du parti, les « épurations » massives ont complètement changé le contenu politique et idéologique de ce parti qui est devenu une simple milice passive où toute trace de démocratie a disparu. Ce n'est pas le parti qui exerce sa dictature mais une organisation policière dépendant d'un autocrate qui terrorise le parti.
La classe ouvrière a été dépossédée des droits politiques et civils les plus élémentaires avec successivement : la suppression du contrôle ouvrier, l'interdiction de tout mouvement de grève, l'instauration du livret ouvrier et des sanctions pénales aux militants, qui attachent l'ouvrier à l'usine de façon aussi brutale que le serf était attaché à la glèbe.
L'instauration massive du travail forcé avec la création d'une classe de quelque vingt millions d'esclaves vivant dans les camps de concentration et loués aux trusts industriels par la Police secrète constitue un phénomène de masse qui transforme la structure sociale de la Russie et la fait rétrograder vers les formes les plus arriérées et les plus sombres de la civilisation.
La paysannerie, « collectivisée » par la force avec une brutalité inouïe à partir de 1929, a été à son tour réduite à une sorte de servage d'Etat.
Enfin, la bureaucratie est devenue une véritable caste hautement privilégiée, à caractère policier et dont les intérêts – non seulement viagers mais héréditaires – sont opposés à ceux de la classe ouvrière et du peuple tout entier.
A elles seules, la nationalisation des usines et la collectivisation des terres ne sont pas des mesures socialistes. Elles sont des cadres qui peuvent aussi bien convenir au fascisme qu'au capitalisme. A elles seules, la destruction de la classe capitaliste et de la classe des propriétaires fonciers ne signifie pas forcément le passage du socialisme, mais peuvent ouvrir la porte à un régime autocratique et bureaucratique réactionnaire.
Comprenons donc le danger de la tactique qui consiste à pousser à bout les revendications des masses quelles qu'elles soient avec comme seul but la prise du pouvoir. Cette tactique n'a jamais été et ne sera jamais la tactique socialiste. La tactique socialiste énoncée par Marx, Jules Guesde, Jaurès et tous les maîtres du socialisme c'est d'élever la conscience civique du prolétariat, c'est de développer sa conscience de classe et sa conscience socialiste. Voilà la seule tactique qui mène à l'édification du socialisme, il n'y en aura jamais d'autre.
Celui qui veut s'affranchir de cette tactique pour trouver un autre moyen fait penser au rebouteux de village qui oublie les principes élémentaires de la médecine et qui tue son malade.