Le capital financier
CINQUIEME PARTIE - LA POLITIQUE ECONOMIQUE DU CAPITAL FINANCIER
CHAPITRE XXIII - LE CAPITAL FINANCIER ET LES CLASSES
1910
Nous avons vu comment la formation de monopoles capitalistes a éveillé l'intérêt du capital pour le renforcement du pouvoir d'Etat. En même temps s'accroît son pouvoir de dominer l'Etat, d'une façon directe par sa propre force économique, d'une façon indirecte, en soumettant aux siens propres les intérêts d'autres classes. Le développement du capital financier modifie de fond en comble la structure économique, et par là politique, de la société. Les entrepreneurs individuels des débuts du capitalisme s'opposaient les uns aux autres dans la lutte pour la concurrence, ce qui n'empêchait nullement des actions communes dans d'autres domaines, entre autres le domaine politique. A quoi il convient d'ajouter que ces actions communes n'étalent pas encore imposées par les besoins de la classe, car son attitude négative à l'égard du pouvoir d'Etat ne faisait pas apparaître le capital industriel comme représentant l'ensemble des intérêts capitalistes, mais le capitaliste individuel en tant que citoyen. Les grands problèmes qui agitaient la bourgeoisie étaient d'ordre essentiellement constitutionnel et avaient pour objet l'instauration de l'Etat constitutionnel moderne, donc des problèmes qui concernaient de la même façon tous les citoyens et les unissaient dans la lutte commune contre la réaction, les survivances du mode de gouvernement féodal et de la bureaucratie absolutiste.
Cela change dès que la victoire du capitalisme déchaîne les antagonismes au sein de la société bourgeoise. Contre la domination du capital industriel se dressèrent tout d'abord la petite bourgeoisie et la classe ouvrière. Toutes deux intervinrent sur le terrain économique. La liberté d'entreprise parut menacée par la première qui exigeait des unions corporatives, par la seconde qui demandait la réglementation légale du contrat de travail. Il ne s'agissait plus désormais du citoyen, mais du fabricant et de l'ouvrier, du fabricant et du maître artisan. Les partis politiques s'orientèrent ouvertement selon des intérêts économiques, restés jusque-là cachés derrière les mots d'ordre de réaction, de libéralisme et de démocratie, sous lesquels s'étaient dissimulés les trois classes de la période du début de l'ère capitaliste : les propriétaires fonciers, avec leurs représentants à la Cour, dans les bureaux et dans l'armée, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie alliée au prolétariat. Dans la lutte qui se livra autour de la liberté d'entreprise se formèrent ainsi les trois groupes d'associations économiques : les associations industrielles, les associations coopératives et les organisations ouvrières, les deux premières parfois encouragées par le pouvoir d'Etat, qui leur donne dans certains cas un caractère légal. Mais, tandis que les coopératives et les syndicats ouvriers étaient orientes d'une façon unifiée, les associations d'entrepreneurs restaient divisées par leurs intérêts économiques divergents. A quoi il faut ajouter que le capital industriel se trouvait politiquement opposé au capital commercial et au capital de prêt. Le capital commercial était davantage partisan d'un renforcement du pouvoir d'Etat que le capital industriel, car le grand commerce, particulièrement en tant que commerce maritime et surtout que commerce colonial, avait besoin de la protection de l'Etat et cédait en outre facilement au désir d'obtenir des privilèges. Quant au capital de prêt du début du capitalisme, il soutenait le pouvoir d'Etat, avec lequel il avait à régler ses principales affaires, les emprunts d'Etat, et ne s'encombrait pas du désir de paix et de tranquillité qui animait le capital industriel. Plus grands étaient les besoins financiers de l'Etat, plus son influence était forte, et plus fréquents les emprunts et les transactions financières. Mais celles-ci à l'époque n'avaient pas seulement en vue le gain immédiat. Elles constituaient aussi l'épine dorsale des transactions boursières et en outre un moyen important d'obtenir le privilège d'Etat pour les banques. Notons ici que le privilège d'émission de la Banque d'Angleterre, par exemple, est historiquement lié aux dettes contractées par l'Etat à l'égard de la banque.
La cartellisation unifie le pouvoir économique et accroît par là directement son efficacité politique. Mais elle unifie en même temps les intérêts politiques du capital et permet au pouvoir économique d’exercer toute son action sur le pouvoir d'Etat. Elle unit les intérêts de l'ensemble du capital et dresse devant le pouvoir d'Etat un front plus solide que le capital industriel dispersé de l'époque de la libre concurrence. Mais, en outre, le capital rencontre chez les autres classes de la société une plus grande disposition à le soutenir.
Cela peut sembler au premier abord étrange, car le capital financier paraît être en contradiction avec les intérêts des autres classes. Le profit de monopole n'est-il pas en effet, ainsi que nous l'avons vu, un prélèvement opéré sur le revenu de ces classes ? Le profit de cartel sur les produits industriels augmente pour les agriculteurs le prix des moyens de production et réduit d'autant le pouvoir d'achat de leur revenu. Le développement rapide de l'industrie enleva à l'agriculture les forces de travail dont elle avait besoin et créa une pénurie de main-d'œuvre chronique à la campagne en liaison avec, le bouleversement technico-scientifique des méthodes d'exploitation agricoles. Cet antagonisme devait se faire sentir d'autant plus vivement qu'à la tendance du capital financier de faire monter les prix des produits industriels ne correspondait pas une tendance analogue en ce qui concerne les produits agricoles.
Les débuts du développement capitaliste heurtent les intérêts de la population rurale. L'industrie anéantit le travail domestique et transforme l'exploitation paysanne destinée à la satisfaction des besoins familiaux en une entreprise purement agricole en vue de la vente sur le marché, transformation qui entraîne pour les paysans de nombreux sacrifices. Aussi ces derniers ont-ils une attitude hostile à l'égard du développement industriel. Mais, dans la société moderne, la paysannerie à elle seule est une classe peu capable d'action. Sans liaison les uns avec les autres, isolés de la culture urbaine, leur attention uniquement portée vers les affaires locales, les paysans ne sont capables d'une action politique qu'en liaison avec d'autres classes. Or, au début du développement capitaliste, la paysannerie est précisément en opposition avec la classe qui possède la plus grande capacité d'action à la campagne, les grands propriétaires fonciers. Ceux-ci sont directement intéressés au développement industriel. Contraints de vendre leurs produits, le capitalisme leur assure un grand marché intérieur et leur permet de développer les industries de la distillerie, de la brasserie et de la fabrication du sucre et de l'amidon. Cet intérêt que manifeste pour lui la grande propriété foncière est pour le capitalisme de la plus haute importance, car elle lui assure à ses débuts le soutien, non seulement des propriétaires fonciers, mais aussi de l'Etat. C'est ce qui explique que la politique mercantiliste soit toujours appuyée par les propriétaires fonciers, qui y voient le produit de transformation capitaliste de leurs domaines.
Mais les progrès ultérieurs du capitalisme ont vite fait de rompre cette communauté d'intérêts par suite de la lutte menée contre le mercantilisme et son comité directeur, l'Etat absolutiste. Cette lutte est dirigée avant tout contre les propriétaires fonciers, qui contrôlent en grande partie ce pouvoir d’Etat, occupent les postes dirigeants dans l'armée, la bureaucratie et à la Cour, accroissent leur revenu par l'exploitation économique de ce pouvoir d'Etat et en sont finalement les représentants. Après la défaite de l'absolutisme et la création de l'Etat moderne, cet antagonisme ne fait que s'aggraver : le développement de l'industrie renforce le pouvoir politique de la bourgeoisie et menace la propriété foncière d'une dépossession politique complète. A cet antagonisme politique vient s'ajouter l'aggravation de l’antagonisme économique. Les progrès de l’industrie ont pour effet, de dépeupler les campagnes, créent une pénurie de main-d’œuvre et transforment en fin de compte l'intérêt pour les exportations en intérêt pour les importations. D'où l'antagonisme dans le domaine de la politique commerciale qui aboutit en Angleterre à la défaite des propriétaires fonciers. Sur le continent, par contre, l'intérêt commun pour le protectionnisme empêche cet antagonisme de se développer pleinement. Là, aussi longtemps que les progrès plus lents de l'industrie obligent l'agriculture à exporter, la grande propriété se montre encore partiellement favorable à l'industrie et surtout au commerce extérieur. Elle est libre-échangiste et seule la naissance d’un intérêt nouveau pour les importations la convertit au protectionnisme et la rapproche, sur le terrain de la politique économique, des industries lourdes. Mais ce même développement industriel qui la renforce en Allemagne en faisant monter les prix des produits agricoles et en augmentant, par conséquent, la rente foncière, crée les germes d’un nouveau conflit. Les progrès de l'industrie renforcent, avant la période de la cartellisation, ses tendances libre-échangistes, et sa force menace de devenir assez grande pour faire triompher l'intérêt qu'elle a à des prix de céréales très bas. Ils menacent ainsi les intérêts des grands propriétaires fonciers. Menace d'autant plus redoutable que ces mêmes progrès qui, en Europe, transforment le continent en un Etat industriel, déchaînent en Amérique la concurrence agricole qui place l'agriculture européenne devant le danger d'une baisse catastrophique des prix des céréales, de la rente foncière et de la terre. Le développement du capital financier a pour effet, en transformant la fonction du protectionnisme, de surmonter cet antagonisme et de créer une nouvelle communauté d'intérêts entre la grande propriété foncière et les industries lourdes cartellisées. Le niveau des prix est maintenant assuré à l'agriculture et le développement ultérieur de l'industrie doit le faire monter encore. Ce n'est plus son antagonisme avec l’industrie qui est maintenant le principal souci de la propriété foncière, mais la question ouvrière. Ce qui lui importe désormais, c’est de rabattre les prétentions des ouvriers, ce qui la met en opposition violente avec les efforts des ouvriers industriels en vue d'améliorer leur situation, car chaque amélioration de ce genre rend difficile sa mainmise sur, les ouvriers agricoles. C'est ainsi que leur commune hostilité au mouvement ouvrier soude étroitement ces deux puissantes classes.
Par ailleurs, le pouvoir de la grande propriété foncière s'accroît du fait de la disparition ou en tout cas de l'atténuation de l'antagonisme qui l'opposait à la petite propriété foncière. Le vieil antagonisme historique a disparu depuis longtemps du fait de l'abolition des droits féodaux. La période de la hausse du prix des céréales, ainsi que les difficultés suscitées par la question ouvrière, ont mis fin presque complètement à l'expansion de la grande propriété aux dépens de la petite. D'un autre côte, la lutte pour les droits de douane sur les produits agricoles a uni les grands et les petits propriétaires. Le fait que les petites exploitations sont plus intéressées que les grandes a la protection contre les importations de viande et de bétail n'a nullement empêché leur collaboration, car la protection douanière ne pouvait être obtenue que dans une lutte commune. A cela s'ajoute l'action spécifique sur le prix de la terre des droits de douane sur les produits agricoles. L'augmentation du prix de la terre est certes plutôt nuisible pour l'agriculture dans son ensemble, mais très utile pour chaque propriétaire en particulier. La lutte commune pour la politique commerciale unit par conséquent toutes les couches de la propriété foncière dans les pays où l'on avait besoin d'importer des produits agricoles et apporta au capital financier le soutien des campagnes. La moyenne et la petite propriété participèrent d'autant plus volontiers à ces luttes que le développement rapide des coopératives avait pour effet d'accroître les ventes pour la marche de chaque exploitation paysanne et diminuait la production pour les besoins familiaux. D'un autre côté, les grands propriétaires accédèrent très facilement à la direction de ces coopératives, parce que, d'une part, il n'existait avec les paysans aucun antagonisme d'intérêts et que, de l'autre, ils possédaient l'expérience, l'intelligence et l'autorité nécessaires. Ce qui ne fit que renforcer leur rôle dirigeant à la campagne et eut pour conséquence que la politique des campagnes passa de plus en plus entre leurs mains.
Cette évolution aboutit à ce résultat que les intérêts des propriétaires s'unifièrent de plus en plus parce que les sources de revenus devinrent de plus en plus variées. La politique protectionniste a rapidement accru le revenu de la rente foncière et cela particulièrement au cours de la dernière décennie, pendant laquelle l'intensité de la concurrence des pays d'outre-mer diminua, en partie à cause du développement industriel rapide des Etats-Unis d'Amérique, en partie parce que la production agricole des pays de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud ne peut, en dépit de ses progrès, suivre l'accroissement de la demande, Mais l'augmentation de la rente foncière signifiait que la grande propriété disposait d'un excédent de revenu qu'il était difficile d'utiliser en vue d'accroître la production agricole, car l’extension de la superficie de la terre se heurte à de grands obstacles dans la répartition de la propriété. Ceux-ci ne peuvent être surmontés que si premièrement, la tendance à la montée des prix des céréales est forte et durable et entraîne par conséquent une augmentation du prix de la terre, et, deuxièmement, si les grands propriétaires fonciers ont affaire à une paysannerie appauvrie et qui ne peut se défendre contre l'achat de ses terres. Or la période qui va de 1875 à 1905 avait été favorable à la paysannerie. La concurrence d'outre-Atlantique ayant surtout frappé la grande propriété productrice de céréales et pratiquant l'élevage du bétail, que défavorisait en outre la pénurie de main-d'œuvre, tandis que la forte augmentation de la demande citadine des produits de l'exploitation paysanne : lait, viande, légumes, fruits, etc., et l’importance moindre qu’avait pour celle-ci la question ouvrière, favorisait la moyenne et petite propriété. La tendance à élargir la propriété du sol qui, pour la grande propriété, ne pouvait se manifester avec une pleine vigueur que lorsque la tendance à la baisse de prix des céréales faisait place à la tendance contraire, se heurtait par conséquent a la résistance d'une petite et moyenne propriété vigoureuse, dont les principaux produits voyaient eux-mêmes leurs prix monter. Aussi cet excédent de revenus dut-il chercher à s’employer avant tout en un placement avantageux dans l'industrie. A quoi contribuait aussi le fait que la période de haute conjoncture commencée à partir de 1895 augmentait le taux de profit dans l'industrie et le plaçait en tout cas très au-dessus de celui qui avait cours dans l'agriculture. Cette possibilité d'emploi était d’autant plus facile que le développement des sociétés par actions avait créé la forme appropriée pour de tels placements de capitaux vers d'autres secteurs de la production et que la concentration et la consolidation des grandes industries avaient réduit également le risque pour ceux qui venaient du dehors. A quoi il faut ajouter le développement rapide, tant des industries rurales proprement dites et leur évolution, facilitée par le pouvoir d'Etat (législation fiscale) vers le monopole, que des industries installées à la compagne, et enfin, spécialement pour les grands propriétaires fonciers, la vieille union traditionnelle de la propriété foncière et de la propriété minière. Tout cela fit de la classe des grands propriétaires, d'une classe dont le revenu provient de la rente foncière, une classe dont le revenu provient, en outre et dans une mesure croissante du profit industriel, d'une participation aux bénéfices du « capital mobile 1».
D'un autre côté, le capital financier s'intéressait de plus en plus aux affaires hypothécaires. Mais, pour leur développement, le facteur décisif est, toutes proportions gardées, le niveau du prix de la terre. Plus il est élevé, plus l'endettement hypothécaire peut être grand. L'augmentation des droits sur les produits agricoles devint ainsi un objet d'intérêt important pour une partie considérable des affaires bancaires. En outre, les revenus accrus des propriétaires fonciers et des fermiers incitaient à de nouveaux placements de capital dans l'agriculture, à l'accroissement de l'intensité de l'exploitation et, par là, à l'achat de nouveaux moyens de production, donc à l'extension de ces sphères de placement du capital bancaire.
Simultanément le désir d'améliorer leur position sociale poussa des capitalistes de la ville à acquérir des propriétés foncières ou - et ici nous retrouvons le principe de l'union personnelle - à l'union avec la grande propriété foncière par le mariage, forme préférée de l'élévation sociale et défense contre la dispersion de la propriété.
Ainsi apparaît, par le fait que le système des sociétés par actions sépare la fonction de la propriété de la direction de la production, la possibilité, avec l'accroissement de la rente foncière de l'augmentation du surprofit industriel, qui a pour conséquence une union des intérêts de la propriété foncière. La richesse n’est plus différenciée d’après ses sources de revenus, le profit ou la rente, mais provient de toutes les parties entre lesquelles se divise la plus-value produite par la classe ouvrière.
Mais l'union avec la grande propriété terrienne renforce considérablement le pouvoir du capital financier de dominer l'Etat. Avec la grande propriété il gagne la couche dirigeante et, par là, dans la plupart des questions, les campagnes en général. Certes, ce soutien n’est pas inconditionnel et sûrement il est coûteux. Mais le prix qu’il doit être payé sous forme d'une augmentation des prix des produits agricoles est facilement compensé par les surprofits que le contrôle du pouvoir d'Etat et, par là, la réalisation de la politique impérialiste, procure au capital financier, pour qui ce contrôle est une condition sine qua non. Grâce au soutien de la grande propriété foncière il s'assure la classe qui détient le plus grand nombre de postes dirigeants dans l'administration et dans l'armée. En outre, l’impérialisme signifie renforcement du pouvoir d'Etat, augmentation des effectifs de l'armée et de la marine et de la bureaucratie en général, et renforce aussi par là la solidarité d’intérêts existant entre le capital financier et la grande propriété foncière.
Si, dans son effort en vue de contrôler le pouvoir d'Etat, le capital financier a reçu l'appui des couches dirigeantes dans les campagnes, le développement des antagonismes de classe entre les différentes catégories de producteurs industriels avait déjà auparavant favorisé cette tendance.
Le capital financier apparaît tout d'abord en contradiction avec le petit et le moyen capital. Nous avons vu que le profit de cartel constitue un prélèvement sur le profit de l’industrie non cartellisée. Celle-ci a donc intérêt à s'opposer à la cartellisation. Mais cet intérêt est contredit par d'autres. Dans la mesure où il s'agit d'industries qui ne sont pas, ou pas encore, capables d'exporter l'intérêt qu'elles ont au protectionnisme, et qu'elles ne peuvent faire valoir qu'en commun, les unit à l'industrie cartellisée, le champion le plus puissant du protectionnisme. Mais la formation d'un cartel signifie l'accélération des tendances monopolistes chez les autres. Ce sont précisément les capitalistes les plus aptes à la concurrence dans les industries non encore cartellisées qui souhaitent le plus vivement la formation de cartels, laquelle doit avoir pour résultat de favoriser la concentration dans leur propre industrie et développer ainsi sa capacité de se cartelliser. Ils cherchent a se défendre contre le cartel des autres en constituant leur propre cartel et nullement en luttant en faveur du libre-échange. Car leur but, ce n'est pas le libre-échange, mais l’utilisation du protectionnisme au moyen d'un cartel.
A quoi il faut ajouter que, parmi les petits et moyens capitalistes, les cas de dépendance indirecte à l'égard du capital se multiplient. Nous avons vu que cela se produit de plus en plus dans le commerce. Certes, aussi longtemps que le processus se réalise, cela entraîne un antagonisme. Mais, une fois qu’il est accompli, ces couches précisément se sentent solidaires du cartel. Les commerçants, qui sont aujourd’hui les agents du Syndicat de la houille ou de la Centrale de l'alcool, ont maintenant intérêt au renforcement du syndicat, qui les débarrasse de la concurrence des outsiders, et à son extension, qui accroît leurs recettes. Mais les nombreux cas, qui se multiplient, de dépendance indirecte d'industriels qui travaillent pour un grand magasin, un consortium industriel, etc., offrent le même tableau, comme d'une façon générale l'extension de la cartellisation signifie l'égalité des intérêts de tous les capitalistes. C'est dans le même sens qu'agit la participation des petits et moyens capitalistes à la grande industrie. Rendu possible par le système des actions, même le profit accumulé dans d'autres branches d'industrie peut être investi en partie dans les industries lourdes parce qu'ici le développement qu'exigent les progrès plus rapides de la production des biens d'équipement se poursuit le plus rapidement et la cartellisation est la plus avancée, mais aussi le taux de profit le plus élevé.
Enfin, la politique du capital financier signifie l'expansion la plus énergique et la recherche permanente de nouvelles sphères de placement et de nouveaux débouchés. Mais, plus le capitalisme se développe et plus est longue la période de prospérité et courte celle de crise. L'expansion est l'intérêt commun de tout le capital et, à l'époque du protectionnisme, elle n'est possible qu'en tant qu'expansion impérialiste. A cela s'ajoute le fait que plus la période de prospérité est longue, moins est sensible la concurrence du capital dans la métropole, ce qui réduit pour les petits capitalistes le danger de succomber devant la concurrence des grands. Cela est vrai pour les petits capitalistes de toutes les industries, même cartellisées. Car ce sont précisément les périodes de prospérité qui sont les plus dangereuses pour le maintien des cartels, de même qu'au contraire la dépression, avec l'aggravation qu'elle entraîne de la concurrence à l'intérieur, ses masses de capital immobilisé, est l'époque où le besoin de nouveaux marchés se fait le plus vivement sentir.
Après avoir été combattu pendant des décennies, la théorie marxiste de la concentration est devenue aujourd'hui un lieu commun. Le retard pris par la classe artisanale est considéré comme irrémédiable. Mais, ce qui nous intéresse ici, c'est moins le retard chiffré provenant de la destruction de la petite entreprise que le changement de structure apporté dans les petites entreprises industrielles et commerciales par le développement capitaliste moderne. Une grande partie d'entre elles sont les succursales des grandes et par conséquent intéressées à leur extension. Les ateliers de réparations des villes, les travaux d'installation, etc., sont conditionnés par la grande production manufacturière, qui ne s'est pas encore emparée des travaux de raccommodage. L'ennemi des affaires de réparations de toute sorte n'est pas l'usine, mais l'artisanat, qui a assuré autrefois ces travaux. Ces couches sont par conséquent opposées à la classe ouvrière, mais non à la grande industrie. Une partie beaucoup plus grande encore des petites entreprises ne sont indépendantes qu'en apparence : en réalité elles sont tombées sous « la dépendance directe du capital » (Sombart) et devenues par là « serves du capital » (Otto Bauer). Elles constituent une couche en voie de disparition, de faible capacité de résistance et dénuée de toute capacité d’organisation, complètement dépendantes des grandes entreprises capitalistes, dont elles sont les agents. En font partie, par exemple, la masse des petits cabaretiers, qui, ne sont que des agents de vente de brasseries, les propriétaires de magasins de chaussures, qui sont installés par une fabrique de chaussures, etc. De même, les nombreux ébénistes, en apparence indépendants, qui travaillent pour le magasin de meubles, les tailleurs, qui travaillent pour le confectionneur, etc. Il est d'autant moins besoin d’insister sur ces rapports qu'ils ont été décrits en détail et excellemment par Sombart dans son Capitalisme moderne.
Mais, ce qui importe, c'est que ce développement a entraîné un changement complet de position politique de ces couches de la population. Le conflit d'intérêts entre petite et grande entreprise, tel qu'il se manifeste, au début de l’ère capitaliste, en tant que lutte de l'artisanat contre l’entreprise capitaliste, est pour l'essentiel réglé, Cette lutte avait amené l’ancienne classe moyenne à une attitude anticapitaliste. En luttant contre la liberté d'entreprise, en ligotant les grandes entreprises capitalistes, elle s'efforça de retarder la défaite. On fit appel a la loi pour, au moyen de la protection de l’artisanat, de la réintroduction des corporations, des fixations de temps d'apprentissage, des exemptions fiscales, etc., prolonger l'existence de la classe moyenne. Dans cette lutte contre le grand capital, elle trouva l’appui des classes rurales, qui à cette époque se montraient également hostiles au capitalisme. Mais elle se heurta à l’opposition de la classe ouvrière, qui considérait toute restriction de la productivité comme une menace pour ses intérêts vitaux.
Tout autre est actuellement la position de la petite entreprise. La lutte pour la concurrence, dans la mesure où il s’agit de concurrence entre capital et artisanat, est ici terminée. La lutte pour la concentration se déroule maintenant à l’intérieur du secteur capitaliste lui-même en tant que lutte des petites et moyennes entreprises contre l'entreprise géante. Les premières ne sont plus que des succursales de grandes entreprises ; même là où leur indépendance n’est pas simplement fictive, elles ne sont plus que des annexes de grandes entreprises ; ainsi les affaires d’installation de branches d’éclairage, les magasins modernes des grandes villes qui vendent les produits fabriqués, etc. Elles ne sont pas en lutte contre la grande industrie, mais au contraire intéressées à son extension, elles assurent ses affaires en tant qu'ateliers de réparations, magasins de vente, etc. Ce qui ne les empêche d'ailleurs pas de se faire concurrence les unes aux autres, le mouvement de concentration se poursuivant aussi entre elles. Mais cette lutte n'a en général aucun caractère anticapitaliste : au contraire, elles ne voient leur salut que dans un développement plus rapide du capitalisme dont elles sont elles-mêmes le produit et qui élargisse leur champ d'activité. En revanche, elles entrent en conflit de plus en plus violent avec la classe ouvrière dans la mesure où elles emploient des salariés, car c'est précisément dans les petites entreprises que la puissance des organisations ouvrières est la plus grande.
Mais, même dans les couches de la population ou la petite entreprise domine encore, comme par exemple dans la construction, l'hostilité à l'égard du grand capital perd de son acuité. Non seulement parce que ces entrepreneurs, qui ne peuvent travailler qu'avec l'aide des banques, ont une mentalité de capitalistes et que leur antagonisme à l'égard des ouvriers devient de plus en plus violent, mais aussi parce que là où ils présentent des revendications spécifiques ils rencontrent de moins en moins de résistance de la part du grand capital, et sont souvent même soutenus par lui. La lutte pour et contre la liberté d’entreprise a été menée avec une violence particulière entre les maîtres artisans et les petits et moyens entrepreneurs des industries de biens de consommation. Tailleurs, cordonniers, charrons, maçons, étaient d'un côté, fabricants de textiles confectionneurs, etc., de l'autre. Par contre, la protection des professions artisanales, là où la lutte est terminée sur les points essentiels, ne heurte aucun intérêt vital précisément des secteurs capitalistes les plus développés. Au Syndicat de la houille, à l’association des entreprises sidérurgiques, à la construction de matériel électrique et à l'industrie chimique, les revendications des professions artisanales, telles qu'elles sont présentées aujourd'hui, sont assez indifférentes. Les intérêts des petits et moyens capitalistes, qui peuvent en souffrir, ne sont pas, ou tout au moins directement, les leurs. Par contre, ceux qui présentent ces revendications sont précisément les adversaires les plus acharnés des revendications ouvrières. C'est dans ces secteurs de la petite production que la concurrence est la plus vive, le taux de profit le plus bas. Chaque nouvelle réforme sociale, chaque succès syndical, donne le coup de grâce à toute une série de ces existences. C'est là que les ouvriers trouvent leurs adversaires les plus virulents, mais c'est là aussi que le grand capital et la grande propriété foncière trouvent leurs alliés les plus fidèles 2.
Mais le même intérêt assure également à la classe moyenne l'appui de la classe paysanne et ainsi disparaît le vieil antagonisme entre la grande et la petite bourgeoisie, laquelle devient une troupe de protection politique du grand capital. A quoi ne change rien le fait que la satisfaction des revendications de la classe moyenne n'a nullement amélioré sa situation. L'établissement par l'Etat d'organisations forcées de la petite entreprise a été un échec total. Là où la petite entreprise est viable, les coopératives et corporations, comme dans les entreprises de produits alimentaires, sont devenues une sorte de cartels qui cherchent en commun à piller le consommateur, notamment dans la boucherie et la boulangerie. Ou ce sont des associations d'entrepreneurs, soit directement, soit en ce sens que les membres de ces corporations adhèrent à une association patronale distincte, mais dépendant essentiellement de la corporation 3.
C'est précisément cette impossibilité de présenter des revendications particulières de quelque importance, contrairement à l'artisanat d'autrefois, qui tend la classe moyenne incapable d'une politique indépendante et fait de cette politique de satellite une nécessité. Aussi est-elle la proie de n'importe quelle démagogie, pourvu qu'elle tienne compte de son hostilité à l'égard de la classe ouvrière. D'adversaire des ouvriers sur le plan économique elle devient leur adversaire politique, et voit dans la liberté politique, qu'elle ne peut plus utiliser elle-même, un instrument pour le renforcement de la puissance politique, et par là aussi économique, de la classe ouvrière. Elle devient réactionnaire et, plus petite est sa maison, plus elle tient à être maître chez elle. Elle se prononce en faveur d'un gouvernement autoritaire et est prête à soutenir toute politique de force dirigée contre les ouvriers. Partisan du militarisme et de la bureaucratie d'Etat, elle est en somme l'allié de l'impérialisme. Ce dernier lui fournit une nouvelle idéologie : d'une extension rapide du capital il attend aussi pour lui une meilleure marche de ses affaires, un accroissement de ses occasions de gain, une capacité d'achat accrue de ses clients. En outre, elle est la plus accessible aux arguments de la propagande électorale, avant tout au boycott économique, et sa faiblesse en fait également, sur le plan politique, un objet d'exploitation.
Certes, quand on lui présente la note, elle devient pensive, et l'harmonie entre elle et le grand capital en est pour un temps troublée. Mais les impôts sont payés en majeure partie par les ouvriers, et si les impôts indirects la frappent davantage que le grand capital, sa capacité de résistance est trop faible pour qu'elle puisse rompre le lien. Seule, une petite partie de la classe moyenne se détache de la bourgeoisie et se rallie au prolétariat. Si l'on fait abstraction de ceux qui sont en apparence indépendants, exploitants individuels qui sont en réalité des industriels familiaux, il s'agit ici de ces couches pour la plupart citadines du petit commerce qui, ayant une clientèle ouvrière, adhèrent, soit par intérêt, soit gagnés par le contact permanent avec les ouvriers à leurs idées, au parti ouvrier.
Tout autre est la position qu'adoptent ces couches qu'on a pris l'habitude ces derniers temps d'appeler la « nouvelle classe moyenne ». Il s'agit des employés du commerce et de l'industrie, dont le nombre s'est considérablement accru par suite du développement de la grande entreprise et qui deviennent les véritables dirigeants de la production. C'est une couche sociale dont l'accroissement dépasse même celui du prolétariat. Le progrès vers une plus haute composition organique du capital entraîne une diminution relative, et même dans certains cas, absolue, du nombre des ouvriers. Il n'en est pas de même du personnel technique, qui augmente au contraire avec les dimensions de l'entreprise, quoique pas dans la même proportion. Car progrès de la composition organique du capital signifie progrès du travail automatique, changement et complexité de la machinerie. L'introduction de nouvelles machines rend le travail humain superflu, mais non la surveillance du technicien. C'est pourquoi l'extension de la grande entreprise capitaliste mécanisée est d'un intérêt vital pour les techniciens de toutes catégories et fait des employés de l'industrie les partisans les plus enthousiastes du capitalisme
Le développement du système des actions agit d'une façon identique. Il sépare la fonction de direction de celle de propriété et en fait la fonction spéciale d'ouvriers salariés et d'employés bien payés. En même temps, les postes les plus élevés deviennent des positions influentes qui, selon les possibilités, semblent accessibles à tous les employés. Le désir de faire carrière, d'obtenir de l'avancement, qui se développe dans chaque hiérarchie, s'éveille ainsi chez chaque employé et étouffe ses sentiments de solidarité. Chacun espère grimper avant les autres et s'évader de sa condition semi-prolétarienne pour accéder au niveau d'un revenu capitaliste Plus le développement des sociétés par actions est rapide, plus grandes leurs dimensions, et plus est important le nombre des postes, surtout les plus influents et les mieux payés. Les employés ne voient d'abord que cette harmonie des intérêts et, comme chaque position ne leur paraît qu'un passage vers une autre, plus élevée, ils s'intéressent moins à la lutte pour leur contrat de travail qu'à celle du capital pour l'élargissement de sa sphère d'influence.
C’est une couche sociale qui, tant par son idéologie que par son origine, appartient encore à la bourgeoisie, et dont les représentants les plus zélés et les plus dénués de scrupules ont un revenu qui les élève au-dessus du prolétariat. Ceux qui en font partie entrent en contact avec les capitalistes dirigeants, sont surveillés par eux et font l'objet d'un choix extrêmement sévère. C'est contre leur organisation que la lutte est la plus violente. Si, en fin de compte, l'évolution doit pousser cette couche sociale indispensable à la production du côté du prolétariat, spécialement quand les rapports de force auront commencé à se modifier et que la puissance du capitalisme, bien qu'encore intacte, ne paraîtra cependant plus invincible, elle ne constitue pas encore aujourd'hui une troupe particulièrement active dans un combat mené d'une façon indépendante.
L'évolution ultérieure contribuera certes à modifier peu à peu cette attitude. La diminution des chances de parvenir à une position indépendante, qu'entraîne le développement de la concentration, oblige de plus en plus les petits entrepreneurs et les petits capitalistes à faire entrer leurs fils dans la carrière des employés. En même temps s'accroît avec le nombre de ces derniers l'importance du poste dépenses constitué par leurs traitements et se crée la tendance à abaisser le niveau des rétributions. L'offre de cette main-d'œuvre augmente rapidement. D'un autre côté apparaît dans les grandes entreprises, même pour cette main-d'œuvre hautement qualifiée, une division du travail et une spécialisation de plus en plus poussée. Une partie de ce travail, qui reçoit un caractère automatique, est assurée par des employés moins qualifiés : une grande banque moderne, une compagnie d'électricité moderne, un magasin, occupent un grand nombre d'employés qui ne sont rien d'autre que des ouvriers partiels qualifiés, dont la culture supérieure, quand ils la possèdent, est plus ou moins indifférente à l'entrepreneur. Ils sont constamment en danger d'être remplacés par des ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, et subissent même la concurrence du travail féminin, concurrence qui a pour effet de réduire le prix de leur force de travail et de faire baisser leur niveau de vie, ce qu'ils ressentent d'autant plus amèrement qu'ils sont habitués à des prétentions bourgeoises. A cela s'ajoute qu'avec l'extension des entreprises géantes le nombre de ces postes mal payés s'accroît, mais pas du tout dans la même proportion celui des postes supérieurs. Si l’augmentation du nombre des grandes entreprises et de leurs formes modernes a rapidement accru la demande d'employés de tout genre, l'agrandissement de celles qui existent déjà n'entraîne nullement une augmentation équivalente. A quoi il faut ajouter qu'avec la consolidation des sociétés par actions les postes les mieux payés deviennent de plus en plus le monopole de la couche des grands capitalistes et que la perspective de faire carrière se rétrécit en conséquence 4.
La fusion des industries et des banques en grands monopoles ne fait qu'aggraver encore la situation des employés. Ils ont maintenant en face d'eux un groupe de capitalistes extrêmement puissants et leur liberté de mouvement - et, par là, la perspective d'améliorer leur sort en utilisant la concurrence que se font entre eux les entrepreneurs pour se procurer les meilleurs employés - devient, même pour les plus capables et les plus doués d'entre eux, de plus en plus précaire. Le nombre des employés peut aussi diminuer en chiffres absolus par suite de la fusion. Cela concerne avant tout le nombre des postes les mieux payés, car c'est la direction qui risque d'être simplifiée. La formation de la combinaison, avant tout du trust, réduit le nombre des postes techniques supérieurs. De même, celui des agents du circuit commercial : voyageurs, représentants, etc. 5.
Mais il faut un temps assez long pour que ces effets se fassent sentir sur l'attitude politique de cette couche sociale. Issus pour la plupart des milieux bourgeois, ils en conservent au début l'idéologie traditionnelle. Ce sont les milieux où la peur de tomber dans le prolétariat mène à la hantise d'être considéré comme prolétaire, où la haine des ouvriers est la plus virulente, l'opposition aux méthodes de lutte prolétariennes la plus nette. Le petit employé de magasin ressent comme un affront à être appelé un prolétaire, alors que le haut fonctionnaire, et parfois même le directeur d'un cartel, revendiquent cette appellation, en quoi le premier à vrai dire redoute la déchéance sociale, quand les autres soulignent au contraire la valeur morale du travail. Toujours est-il que cette idéologie maintient au début les employés à l'écart du monde prolétarien. Mais l’accroissement du nombre des sociétés par actions et celui surtout des cartels et des trusts signifient une accélération extraordinaire du développement capitaliste. Le développement rapide des grandes banques, l'augmentation de la production grâce à l’exportation de capital, l'ouverture de nouveaux marchés, autant de moyens d'offrir de nouveaux champs d’activité aux employés de tout genre. Encore coupés de la lutte prolétarienne, ils voient tous leur avenir dans l'extension du champ d'activité du capital. Plus cultivés que la classe moyenne du genre plus haut décrit, ils se laissent prendre plus facilement par l'idéologie de l'impérialisme et, intéressés à l'extension du capital, ils deviennent prisonniers de son idéologie, qui leur ouvre des perspectives séduisantes d'avancement. Socialement faible, cette couche des employés, avec leurs relations dans les milieux du petit capital, leurs plus grandes dispositions pour l’activité publique, est d'une influence considérable sur la formation de l'opinion. Ce sont les abonnés aux organes spécifiquement impérialistes, les partisans de la théorie des races, les lecteurs de romans de guerre, les admirateurs des héros coloniaux, les agitateurs et le troupeau électoral du capital financier.
Mais cette situation n'est pas définitive. Plus le développement du capitalisme se heurte à des obstacles qui le ralentissent, plus le processus de cartellisation s'accentue et, par là, les tendances qui ont pour effet d'aggraver la situation des employés, et plus l’antagonisme de ces couches qui remplissent les principales fonctions dirigeantes de la production comme les plus insignifiantes, à l'égard du capital s’aggrave, plus la partie des employés constituant leur masse, ravalée au niveau d'ouvriers partiels mal payés, sera poussée à mener, au côté du prolétariat, la lutte contre l’exploitation, moment qui arrivera d'autant plus tôt que plus grande sera la vigueur, et par conséquent les perspectives de victoire, du mouvement prolétarien. Finalement, leur intérêt commun en face des progrès de la classe ouvrière unit de plus en plus toutes les couches de la bourgeoisie. Mais, dans cette lutte, le grand capital a pris depuis longtemps la direction des opérations.
Notes
1 Pour la Prusse, voir « La Puissance en capital des cultivateurs indépendants en Prusse », par le professeur F. Kühnert dans la Revue de l’Office royal prussien de statistiques agricoles, 1908. Cette étude est fondée sur la statistique concernant l'endettement des propriétaires de fonds payant un minimum d'impôt de 60 marks (pour l'année 1902), c'est-à-dire en général des cultivateurs vraiment indépendants. « Par « puissance en capital », on n'entend pas ici la possession de fonds, le capital agricole et forestier, ni les installations professionnelles, mais des créances de toutes sortes, telles qu'actions, dépôts à la Caisse d’Epargne, parts de mine, etc. D’après cette statistique les propriétaires de fonds payant un impôt d'au moins 60 marks, dont le nombre total était de 720 067, possédaient un capital de 7 920 781 703 marks, dont 3 997 549 251 marks, soit 50,5 %, pour les 628 876 propriétaires dont le revenu principal provient de l'agriculture ou de l’exploitation forestière, et 3 923 232 452 marks, soit 49,5 %, pour les 91 195 propriétaires en tirant seulement un revenu supplémentaire. Sur la fortune brute totale de 720 067 cultivateurs indépendants de Prusse, d'un montant de 39 955 315 135 marks, 74,1 % représentent la valeur du sol, 19,8 % la fortune en capital, 5,9 % les installations et 0,2 % les droits, etc. En particulier, sur la fortune totale des 628 876 cultivateurs qui tirent leur principal revenu de la terre, d'un montant de 28 541 502 216 marks, et pour les 91 191 cultivateurs dont l'agriculture n’est pas la principale profession et qui possèdent au total 11 413 811 919 marks, ils sont de 47,1 %, 34,4 %, 18,3 % et 0,3 %.
2 A quel point les grands industriels en ont conscience, c'est ce que montre la prise de position du baron von Reiswitz, le secrétaire général de l'Union des employeurs de Hamburg-Altona et principal défenseur du principe des unions mixtes d'employeurs. D'après lui, les avantages de ces unions sont que d'une part elles exercent une action « extrêmement éducative » sur les employeurs, car presque constamment l'une des branches participantes est touchée par la grève, ce qui fait que l'Union « se trouve pour ainsi dire en permanence en état de guerre », et d'autre part - et c'est là le principal - elles rendent possible une action commune de la grande industrie, des petites entreprises et de l'artisanat. C'est à cette collaboration de tous les groupes professionnels que le baron von Reiswitz accorde, pour des raisons politiques, une valeur particulière. L'artisan est d'après lui le meilleur champion dans la lutte contre la social-démocratie, et c'est pourquoi la grande industrie a un intérêt particulier à lui conserver ses chances de vie économique (Voir Reiswitz, Fondez des unions d'employeurs, pp. 22 sq. Cité par le Dr Gerhard Kessler, « Les Unions allemandes d'employeurs », dans Ecrits de l'Union pour la politique sociale, t. 124, Leipzig, 1907, pp. 106 sq.).
3 Voir Kessler, op. cit., p. 15.
4 C'est ainsi que selon le rapport du Berliner Tageblatt du 14 Juillet 1909 sur la conférence de l'Union allemande des employés de banque Fürstenberg, le président du comité directeur de Berlin, déclara : « Les tentatives de concentration dans les banques ont heureusement été arrêtées. Cependant, à l'heure actuelle, 90 % de tous les employés de banque d'Allemagne n'ont aucune chance de devenir jamais indépendants. »
5 La constitution du Trust du whisky rendit superflus trois cents représentants et celle du Trust de l'acier deux cents (Voir J. W. Jenks, The Trust Problem, New York, 1902, p. 24).