Interview de Mansoor Hekmat sur le communisme-ouvrier, daté de l’automne 1989. Mansoor Hekmat milite alors dans le Parti communiste d’Iran, organisation non stalinienne fondée en 1983 qu’il devait quitter en 1991 pour fonder le Parti communiste-ouvrier. |
Question : Le rapport sur « la situation internationale et l’état du communisme » qui se penche sur le déclin et la crise du socialisme bourgeois, décrit le communisme ouvrier comme la seule force de progrès dans le contexte actuel, à savoir la désintégration du socialisme bourgeois et une vaste offensive de la bourgeoisie contre le socialisme. Quelques mois seulement se sont écoulés depuis l’adoption de ce texte par le 3° Congrès du Parti communiste d’Iran, mais les événements ont évolué à une vitesse incroyable : évolution en Pologne, désintégration de la Yougoslavie, bouleversement en Hongrie, évolution rapide en Union soviétique même, et récemment soulèvement de masse et répression sanglante en Chine. Pouvait-on imaginer que le processus se développe si vite ? La « crise du communisme » est déjà devenue une expression martelée par les médias bourgeois occidentaux. Quel est ton point de vue sur les événements récents ?
M.H. : Les événements des derniers mois ont confirmé, mieux que tout argument avancé au 3° Congrès, la justesse de nos analyses présentées dans le rapport. Dans ce rapport nous n’annoncions pas une longue période de changements, mais la rapidité des événements récents est vraiment impressionnante. L’évolution de l’URSS et du bloc de l’Est d’une part, et les récents événements en Chine d’autre part, montrent les différents aspects de l’effondrement du socialisme bourgeois. Il existe entre eux des différences qui ne doivent pas être sous-estimées. Comme camp socialiste bourgeois, pôle du mouvement soi-disant communiste, le socialisme bourgeois en Chine avait fait faillite très rapidement. Le maoïsme a été défait et a quitté la scène politique dans les années 70. L’abandon des prétentions socialistes dans la Chine d’après Mao a aussi été rapide. Les manifestations actuelles en Chine révèlent plutôt les difficultés d’adaptation matérielle de la structure administrative aux orientations déjà posées, en matière de politique économique et d’idéologie. Nous voyons là l’achèvement d’un processus déjà engagé, ayant discrédité le socialisme bourgeois tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. En un certain sens, ces événements, qu’il ne s’agit pas de minimiser, sont moins importants que ceux qui ont lieu dans la société soviétique par leur impact international. En Union soviétique on assiste à un tournant qui, indépendamment de ses effets sur les relations internationales, est en train de clore le chapitre du socialisme bourgeois qui avait existé jusqu’ici. Les changements politiques sont allé plus vite que les changements économiques. Mais le processus irréversible en cours, qui a déjà ruiné intégralement le modèle capitaliste d’État, s’achèvera dans la dissolution complète du camp soi-disant socialiste et la disparition du socialisme bourgeois soviétique. Ce n’est pas seulement une catastrophe pour ceux qui ont pu être appelés les révisionnistes, car avec l’effondrement de ce courant ce sont toutes les autres tendances pseudo-marxistes non prolétariennes qui étaient nés de la critique de ce courant qui vont aussi prendre fin.
S’agit-il de la « crise du communisme » ou de la « fin du communisme » ? Je ne vois pas le monde comme un champ de bataille doctrinal. La véritable histoire, c’est celle des mouvements de classes, celle des mouvements sociaux. Bon c’est sûr, « quelque-chose » s’est effondré et a pris fin. C’est la défaite du mouvement bourgeois capitaliste d’État. La bourgeoisie l’a appelé communiste et l’a présenté comme tel à des millions de gens. Historiquement, ce mouvement capitaliste d’État est survenu à côté, s’imposant progressivement comme le courant officiel du communisme. Le mouvement socialiste des travailleurs, c’est-à-dire la lutte anticapitaliste du prolétariat dans la société contemporaine, a poursuivi son existence à côté de ce communisme officiel, et naturellement avec la suprématie de cette tendance capitaliste d’État, a enduré des hauts et des bas. C’est un autre mouvement auquel, dans la lignée du Manifeste communiste, je fais allusion en parlant de communisme ouvrier. L’échec du socialisme bourgeois en URSS, et avec lui de tous les socialismes non ouvriers, de la gauche nationale-réformiste au populisme, a alimenté l’arrogance anti-marxiste de la bourgeoisie. Celui met aussi le communisme ouvrier sous une plus grande pression idéologique. Mais la crise du socialisme bourgeois ne sape pas les fondements du communisme ni ne le met en crise. Au lieu de cela, comme je l’ai écrit dans le rapport au Congrès, et l’ai expliqué au séminaire sur le communisme-ouvrier il y a quelques mois, une nouvelle période de la lutte communiste des travailleurs est devant nous. Les fondements du communisme retournent dans la classe ouvrière. Le communisme ouvrier, comme mouvement social, retrouve sa place réelle dans la société. Ce mouvement a une force immense. Contrairement à ceux qui ont proclamé la fin de Marx et du marxisme, je vois la décennie à venir comme celle d’un retour du marxisme, parce que le marxisme est le mouvement social, le mouvement de protestation anticapitaliste des travailleurs, qui relève la tête après la défaite de la révolution d’octobre et des années de suprématie des mouvements faussement socialistes de la bourgeoisie. Pas besoin d’attendre longtemps : je crois que les années 90 seront une décennie de luttes ouvrières radicales dans les centres industriels d’Europe de l’Ouest et verront une nouvelle génération de partis communistes, les partis communistes ouvriers. Je pense que le marxisme comme critique en profondeur de la société capitaliste et comme théorie n’est pas sujet à crise. Même les développements actuels ne sauraient l’incriminer. L’effondrement des forces non ouvrières qui s’étaient accrochées au marxisme pour cause de nationalisme, de démocratie, de réformisme ou d’industrialisation, ne fait que confirmer ça.
Question : Il semble que le Parti communiste d’Iran subissent des évolutions avec ces changements dans le monde, que des membres du parti et même des observateurs attentifs de notre littérature, notamment après le 3° Congrès, remarquent des frictions, voire des conflits à l’intérieur du parti. Ton rapport au 3° Congrès et la discussion qui s’en est suivie, les articles publiés dans Komonist concernant le travail organisationnel dans la classe ouvrière et au Kurdistan, les discussions sur l’adhésion, etc, tout cela confirme de telles frictions. Dans quelle mesure le communisme ouvrier est-il essentiel dans ce contexte ?
M.H. : Eh bien comme tout vrai parti politique, le P.C. d’Iran a des fractions, de gauche, de droite et du centre. Le conflit entre elle a toujours existé sous diverses formes depuis le début. Ces tendances sont le résultats de pressions sociales et de réelles convictions, il serait surprenant qu’il n’y en ait pas. Mais ces dernières années, surtout l’année dernière, la confrontation et les clivages ont augmenté pour des raisons politiques compréhensibles. Ce n’est pas seulement en lien direct avec la question du communisme ouvrier et nos discussions dans cette période, mais c’est aussi, en dernière analyse, le reflet des réalités politiques et sociales dont j’ai parlé en répondant à ta première question.
La discussion du communisme ouvrier ne découle pas de ce qui se passe au P.C. d’Iran. Il s’agit plutôt de la volonté d’expliquer les problèmes fondamentaux du communisme d’aujourd’hui. Quelque soit le cours du P.C. d’Iran, tout communiste est confronté à ces problèmes. Le communisme ouvrier est néanmoins une discussion et une perspective avancées par la tendance de gauche dans le parti. C’est aussi une critique des points de vue et des méthodes des autres tendances, une critique de ce que celles-ci imposent au P.C. d’Iran. Cette discussion présente au parti un « Que Faire ? » particulier et une plate-forme politique concrète distincte des explications des autres tendances quant aux problèmes et perspectives du parti.
La situation des autres tendances a évolué au cours des dernières années. La tendance mondiale qui a poussé le socialisme non-ouvrier à sa fin a également sapé les perspectives des tendances socialistes non-ouvrières dans notre parti. Nous avons donc été témoins de divergences à l’intérieur du parti : la gauche, la droite et le centre avançaient dans ce conflit plus que jamais avec des vues distinctes. La situation actuelle est le résultat d’un processus continu qu’il faut reconnaître.
Question : Le terme de « communisme ouvrier » a pris des significations différentes parmi nous, et de fait tu l’as utilisé toi-même comme vision du monde, perspective, doctrine, mouvement social concret, tendance politique et mouvement. Laquelle de ces significations est la plus précise et la plus au centre des discussions ?
M.H. : La réponse est très simple. Nous parlons de « communisme ouvrier » au lieu de « communisme » parce que le terme communisme a perdu le caractère de classe qu’il avait lors de la publication du Manifeste du Parti communiste en 1848. Le communisme était alors synonyme de socialisme ouvrier. Engels explique le choix du mot pour le Manifeste exactement de la même façon. Pour se démarquer du socialisme non-prolétarien de leur époque, Marx et Engels ont opté pour le terme que le mouvement socialiste des travailleurs avait déjà adopté. Chaque mot du Manifeste communiste affirme qu’il est celui du socialisme ouvrier et ce que cette tendance de classe spécifique a à dire sur le monde, la société, le socialisme. Si Marx et Engels pouvaient voir aujourd’hui comment le mot « communisme » a été usurpé par des courants pseudo-socialistes d’autres classes, il reconsidéreraient le titre du Manifeste et l’emploi du mot. Peut-être que comme moi la solution leur semblerait d’ajouter « travailleur/ouvrier » (worker) afin d’exprimer pleinement le contenu de leur brochure et le mouvement social dont il était le manifeste.
Ma réponse est donc claire. De la même façon que « communisme » peut avoir plusieurs significations (vision du monde, doctrine, mouvement social, courant d’un parti…), « communisme ouvrier » est le nom précis d’un même phénomène en cette fin du XX°siècle, il se réfère à tout cela, intègre toutes ces significations. Mais dans toutes, le communisme-ouvrier diffère de ce qu’on a appelé communisme depuis un demi-siècle. C’est une autre école, un autre mouvement qui nécessitent des partis d’un autre type, il a une autre histoire et d’autres principes, etc. La lutte pour le communisme-ouvrier concerne ces différences et la réorganisation d’un mouvement social différent.
Question : Donc le débat sur le communisme-ouvrier n’est pas le vieux thème du « retour à l’orthodoxie marxiste » ?
M.H. : Non, théoriquement le communisme-ouvrier n’est rien d’autre que le marxisme, comment nous comprenons les classiques marxistes. Mais cette façon de formuler la question ne permet pas d’exprimer les problèmes théoriques et pratiques que nous posons dans l’expression générale « communisme -ouvrier ». Pour plusieurs raisons. D’abord le fait le « revenir au marxisme » rappelle plus ou moins une certaine posture théorique, celle du soi-disant mouvement « anti-révisionniste » et ses divers avatars. Le communisme-ouvrier n’est pas une énième version de l’anti-révisionnisme actuel. Auparavant, quand nous avons eu besoin d’exprimer sommairement l’interprétation idéologique de notre identité et de notre travail, nous avons appelé notre courant « marxisme révolutionnaire », qui exprimait précisément cet aspect de notre allégeance à l’orthodoxie. Le communisme-ouvrier, bien plus que cela, signifie un attachement social, et par là même, un mouvement théorique. Ce qui est au centre, c’est l’organisation du mouvement socialiste réellement existant d’une classe particulière. Si le marxisme signifie quelque chose pour nous, c’est précisément parce qu’il incarne cette tradition de classe. Ensuite, on ne peut retourner qu’à ce dont on est parti. Donc, un courant qui s’est révélé dans un contexte non-ouvrier actuel, et par conséquent, d’un marxisme non-communiste, doit pour sortir de cette tradition « revenir » au marxisme. Il doit y retourner depuis un autre lieu – à la fois théoriquement et socialement. Mais ce que nous disons, c’est que le communisme-ouvrier est un mouvement social et une tendance distincte du mouvement communiste non-ouvrier. Il est déjà ce qu’il devrait être.
La théorie marxiste est apparue à l’origine dans le contexte du socialisme ouvrier. Dans cette période, les partis communistes de classe étaient en même temps les porte-paroles et les autorités du marxisme, leur contemporain. Avec le développement de la seconde internationale, la suprématie du nationalisme et du réformisme de l’Union soviétique des années 20, la montée du nationalisme de gauche dans les pays dominés par l’impérialisme, en particulier la révolution chinoise, puis l’émergence, d’abord du « marxisme occidental » puis de la New Left, les applications sociales du marxisme ont graduellement changées ; des mouvements sociaux non-ouvriers sont, sous des formes variées, devenues les interprètes officiels du marxisme. Mais ce changement dans l’application sociale des théories de Marx n’était pas possible sans violer leur contenu, qui est sans ambiguïté révolutionnaire et ouvrier. Pour un courant qui a émergé au sein de cette tradition, tout mouvement vers la réelle essence de classe du marxisme est considéré comme un retour. En d’autres termes, je ne vois pas ce problème comme celui d’une illumination théorique. D’un point de vue théorique, le communisme-ouvrier signifie le marxisme ; d’un point de vue social, c’est le mouvement ouvrier anticapitaliste. Ce mouvement est objectif, et cette théorie existe elle-aussi. Si nous nous exprimons depuis l’intérieur de ce mouvement, alors la question deviens celle de son organisation, de le fonder complètement sur cette théorie. Enfin, la formule du « retour au marxisme » omet le noyau de notre discussion. Nous sommes des marxistes d’un monde et d’un époque différente. Aujourd’hui, Marx lui-même aurait quelque chose à dire de cette situation. Pour beaucoup, retourner à Marx signifie répéter les principes et les formules de base du marxisme. Pour notre mouvement, pour le communisme-ouvrier, qui n’a jamais fait de révisions dans ses principes fondamentaux, la question cruciale, c’est l’application du marxisme comme critique du monde actuel, des classes et des forces politiques existantes.
Donc, pour être bref, la formule du retour au marxisme originel n’exprime en aucun cas le cadre de travail de notre discussion actuelle. Si nous considérions que la base sociale et l’identité de ce mouvement était intactes, alors nous pourrions dire que le révisionnisme et l’antirévisionnisme sont des concepts utiles pour ce mouvement de classe. Mais quand le gros de ce mouvement, ces camps mondiaux, sont fondés sur des bases non-ouvrières, alors cette question ne peut pas être confinée au niveau théorique, à revenir à une théorie particulière ou combattre telle révision. Ce sont les bases sociales toute entières du communisme actuel, et par conséquent, ces idées, qui doivent être critiquées. Cette critique doit être faite du point de vue d’un mouvement social différent. Le communisme de Marx, le communisme-ouvrier, avant de critiquer les idées des socialismes non-ouvriers, doit d’abord expliquer leur caractère social comme mouvement non-ouvriers, et leur opposer le mouvement de la classe ouvrière, la lutte socialiste ouvrière. Marx a rejeté les socialismes de son époque depuis un autre mouvement social, c’est ce que nous voulons faire aujourd’hui, en développant la discussion sur le communisme-ouvrier.
Question : Tu dis que le communisme-ouvrier est socialement différent du communisme existant, et que les différences théoriques proviennent de cette distinction sociale. Est-ce que tu peux élaborer les raisons pour lesquelles tu as mis l’accent là-dessus ?
M.H. : Le communisme-ouvrier a déjà, depuis longtemps, mis en évidence cette distinction. C’est le but essentiel du Manifeste du parti communiste. La méthode de Marx dans le Manifeste, c’est de différencier socialement, et non idéologiquement, le communisme ouvrier des autres tendances. C’est le là que Marx explique le communisme ouvrier comme un mouvement sociale, comme une réaction de la classe face à la société capitaliste, où il montre les différences entre ce mouvement et le socialisme des autres classes, qu’il soit féodal, bourgeois ou petit-bourgeois. Le Manifeste explique ces différents courants, et distingue le communisme ouvrier non comme doctrine, mais comme un mouvement de classe bien défini, comme le produit de circonstances et d’intérêts particuliers. Marx parle de la confrontation des mouvements sociaux, et seulement sur cette base, il parle de la confrontation des idées. Pour Marx, le communisme-ouvrier était un mouvement social concret, qui existait déjà avant ses propres idées, ses propres activités, et qui avait déjà produit des intellectuels et des théoriciens. Le marxisme s’est lui-même donné pour tâche d’ordonner ce mouvement et de l’armer avec des objectifs clairs et une critique performante de la société existante. Rapidement, il est devenu l’étendard du communisme ouvrier.
Aujourd’hui, nous voyons le monde selon la même méthode que le Manifeste du parti communiste. Pour nous, le communisme-ouvrier est d’abord et avant tout un mouvement social. C’est sur cette seule base que nous devons aborder le problème des idées politiques qui dominent ce mouvement et ses distinctions avec les autres tendances socialistes qui existent dans la société. C’est précisément l’approche opposée de celle toutes les tendances du communisme existant sur cette question. L’un des indicateurs de la distance entre ce type de communisme et la classe ouvrière, c’est précisément leur déni du caractère objectivement social du communisme ouvrier.
Pour eux, le socialisme ouvrier est dérivé de l’idéologie socialiste, la doctrine socialiste crée la mobilisation socialiste de la classe ouvrière. Ils considèrent le marxisme, quelque soit la conception qu’ils s’en font, comme l’origine du socialisme ouvrier. Si bien que la relation entre le mouvement et les idées, la société et la conscience, est totalement inversée. Et s’ils considèrent ce marxisme comme corrompu ou révisé, alors ils ne leur reste plus qu’à dénier l’objectivité les mouvements socialistes des travailleurs.
Notre point de départ, c’est le mouvement social des travailleurs contre la société actuelle. Si aujourd’hui le marxisme et le communisme, en tant que parti qui vise a organiser la lutte socialiste des travailleurs, ont été réduits à peu de choses, et que le communisme existant suit un autre mouvement social, cela signifie seulement la faiblesse, la confusion, le manque de leadership de ce mouvement social, mais pas son inexistence. Si Marx revenait à la vie aujourd’hui, qu’il regardait la société et le mouvement ouvrier, il pourrait de nouveau écrire le Manifeste du parti communiste-ouvrier. Ce manifeste serait l’expression de la contestation ouvrière dans le monde et armerait le mouvement d’une critique contre le socialisme de toutes les autres classes, qui malencontreusement, en sont eux-mêmes venus à s’appeler marxistes. Nous n’avons pas Marx aujourd’hui, mais nous notre propre mouvement de classe, et fort heureusement, une forte influence du marxisme dans ce mouvement, comme nécessité instinctive (et aujourd’hui, certainement « spontanée ») pour les militants ouvriers. Pour nous, la discussion sur le communisme-ouvrier signifie mettre en avant le manifeste de ce mouvement social différent ; ça ne veut pas dire inventer une nouvelle tendance, une nouvelle doctrine dans la tradition du communisme existant. Notre réponse à ce communisme-là est une réponse sociale, notre critique est sociale et pratique, et notre sujet de travail est différent. C’est la même réponse que nous donnons à la bourgeoisie dans son ensemble : la fondation d’un puissant mouvement communiste-ouvrier.
Question : Je comprends bien la signification que tu attaches à la différenciation sociale du communisme-ouvrier et à sa priorité analytique sur toute différenciation théorique ou politique. Cependant, il y a deux questions importantes. Premièrement, quelle est la place de la théorie, comment est-ce le communisme-ouvrier se différencie théoriquement des autres tendances « marxistes » ou « socialistes » de ce point de vue ? Deuxièmement, sur quelles questions tu pense que ces discussions théoriques devraient se focaliser ? Par cette première question, je voudrais attirer ton attention sur le fait qu’il existe dans le mouvement communiste, une vieille opposition entre la « théorie » et le « mouvement ». Est-ce que tu ne crois pas que la discussion actuelle pourrait être accusée de passer de la théorie au mouvement dans le vieux cadre théorique de la gauche ?
M.H. : Bien sur, ma discussion peut être accusée de bien des choses, y compris de la « primauté du mouvement sur la théorie », ou d’ »économisme », ou encore de surévaluer la « spontanéité » par rapport à la « conscience’, etc. Je crois que toutes ces caractérisations, plus encore que ce qu’elles nous disent sur nos conceptions et nos défauts, trahissent le schématisme de la pensée de nos critiques potentiels. La discussion ne porte pas du tout sur « théorie ou mouvement ? ». la question principale, c’est : « quel mouvement ? ». Le point central, c’est que toutes les tendances du socialisme existant, peu importe les marteaux et les faucilles qu’ils mettent sur leurs affiches ou le nom de Marx ou de Lénine qu’ils ont aux lèvres, ont en général été les mouvements sociaux de classes désenchantées, à la recherche de réformes, de changements non-socialistes. La question de la relation entre la théorie et l’action politique des partis dans ce mouvements, leurs priorités respectives et ainsi de suite, ne peuvent être débattues qu’aux sein de ces traditions elles-mêmes. Notre argumentation appartient à un autre mouvement, qui a existé, qui existe à l’écart de ce socialisme non-ouvrier, avec sa propre théorie et sa propre pratique. C’est un fait que, dans ce mouvement, c’est-à-dire le communisme-ouvrier, la théorie et le mouvement ne sont pas séparables comme deux choses indépendantes. La question de la primauté de la théorie sur le mouvement, et vice-versa, n’a pas de sens dans notre système de pensée. Ce sont deux niveaux de manifestation d’un même mouvement social. Selon moi, quiconque lit le Manifeste du parti communiste attentivement comprend que c’est le manifeste du mouvement ouvrier, ce n’est pas l’esquisse d’un sociologie scientifique qui devrait être enseignée, élaborée ou transformé en son propre sujet, indépendamment de ce mouvement ouvrier.
Je crois que ce qu’est devenue la théorie marxiste, et les problématiques théoriques qui ont émergé dans la tradition marxiste existante – formant la base de distinction entre les différentes tendances, les différents pôles du soi-disant mouvement communiste – ne peut être comprise de manière isolée de la destinée sociale du marxisme, et de la soi-disant application de classe que cette théorie a connue. En tant que point de vue philosophique et politique, une doctrine théorique ne peut être évaluée isolement de ses bases sociales matérielles et de ses présupposés historiques, si bien que les questions qui sont débattues en son sein ne peuvent être comprises sans prendre en compte les intérêts sociaux sous-jacents. Comme théorie et comme doctrine, le marxisme a une cohérence interne, une méthode, et propose des déductions claires sur la société , la politique et la pratique révolutionnaire. Le marxisme ne peut être compris et étudié comme théorie en tant que telle. Les polémiques internes, les interprétations divergentes et parfois conflictuelles de la théorie surviennent seulement quand on applique cette théorie au monde réel ; quand différentes tendance sociales l’emploient pour répondre à leurs problèmes particuliers. Par exemple, la théorie marxiste a proposé son propre point de vue sur la révolution communiste, les conditions de sa réalisation et ses tâches. Mais la problématique du « socialisme dans un seul pays », a émergé dans le contexte de la controverse historique et sociale entre les tendances réelles de la révolution russe sur le développement de l’Union soviétique. Dans le Capital, Marx a clairement expliqué la relation entre les prix et la valeur dans la société capitaliste. Mais le « problème de la transformation » est devenu une problématique théorique seulement dans ce contexte historique et social spécifique, et pour une force sociale particulière. La même chose est arrivée à la thèse de la dictature du prolétariat, sur la question de l’interaction entre infastructure et superstructure, sur le socialisme et le marché, etc. Chacune a été la source d’une polémique majeure, prolongée, au sein de la soi-distante tradition marxiste et ne peut être discutée sans prendre en compte les intérêts sociaux sous-jacents, sans reconnaître quel lutte sociale objective est en jeu.
En bref, ces controverses théoriques et ces problématiques ne sont pas le résultat de recherches savantes ou d’enquêtes spontanées dans la théorie marxiste pour découvrir ses « ambiguïtés et manques de clarté » comme doctrine. Elles ont surgi de la manière dont différentes forces sociales ont tenter d’appliquer le marxisme. Sans doute ces controverses nous ont-elles effectivement fait découvrir l’existence de points obscurs dans la théorie elle-même. Personnellement, je ne le crois pas. Mais, même si c’était le cas, ce qui est important, ce n’est pas que la théorie puisse être abordée de différentes manières, mais plutôt le fait qu’il existe plusieurs interprètes différents et plusieurs intérêts sociaux qui ont donné naissance à différentes interprétations du marxisme. L’infortune dans laquelle est tombée la théorie de Marx résulte du fait que différents mouvements sociaux ont cherché à en faire l’instrument qui servait des buts avec lesquels la théorie elle-même était incompatible. Le marxisme n’est pas une théorie économique pour calculer les valeurs et les prix, pour trouver des équations mathématiques qui équilibrent les différents départements de la production. Si quelqu’un veut l’employer pour ça, il doit naturellement le falsifier. Et ce n’est pas possible sans critiquer la théorie marxienne de la valeur, ou la convertir en celle de Ricardo. En fait, je crois que la majeure partie des problématiques théoriques dans la tradition marxiste existante sont enracinées dans des disputes entre forces qui, ayant supprimé le noyau de la théorie – la critique du capitalisme et la nécessité de la révolution prolétarienne – ont tenté de la convertir en une sociologie scientifique ou une science économique alternative pour l’aile gauche de la bourgeoisie ; qui ont tenté de sortir de cela des justifications pour exprimer les intérêts non-ouvriers les plus triviaux, pour justifier par exemple le nationalisme russe ou chinois, les disputes sectaires, etc.
Donc, quand tu me demande quelle est notre attitude quant à la théorie, je dois d’abord clarifier ma différenciation avec la tradition scolastique et opportuniste du marxisme. Pour le socialisme ouvrier, la théorie, la lutte théorique ont une importance cruciale. En même temps, pour nous, le marxisme est l’arme de la critique ; c’est l’outil pour comprendre les racines les plus profondes des problèmes que l’humanité dans son ensemble et les travailleurs en particulier rencontre dans cette société ; c’est, pour les travailleurs, l’instrument qui permet d’acquérir une conscience de soi sociale et historique et de reconnaître les possibilités de transformer la société actuelle. Voilà les attributs positifs de la théorie de Marx qui, s’il n’était pas toutes ces applications non-ouvrières, pourraient avoir été absorbées directement dans la société et dans la classe, créant une puissante riposte intellectuelle aux idées dominantes de la société. Le communisme-ouvrier doit être une puissante force intellectuelle dans la société, contre les tendances essentielles de la pensée bourgeoise telle que le libéralisme, la démocratie, le nationalisme, l’humanisme, la social-démocratie et ainsi de suite, et pas juste une autre version du marxisme contre des courants comme le maoïsme, le trotskisme, le socialisme soviétique ou la nouvelle gauche. Voilà la place que la théorie a pour nous.
Comme tu vois, nous avons parlé des attributs de classe du communisme ; nous avons dit que, avant de poser la question « que disent les communistes », le problème est de savoir quelle section de la société et quelle classe le communisme symbolise. Nous avons dis que nous étions préparé à comprendre la communisme seulement comme le mouvement de protestation ouvrière, et que c’est seulement au sein de la lutte sociale de cette classe que nous comprenons le communisme comme doctrine, comme point de vue, comme théorie révolutionnaire et que nous nous battons pour lui. Ils ont réagi en disant : « qu’est ce qui arrive à la théorie ? » Je regarde cela comme la réaction naturelle d’une même classe sociale, d’une même tradition politique, que je critique. Le communisme, pour le socialisme radical existant, est seulement une théorie. Cette réduction à un système intellectuel qui est supposé servir au bien public, à la « science de l’histoire », et ainsi de suite, est la manière dont les intellectuels gauchistes bourgeois, les bureaucrates réformistes, les démocrates et la nationalistes chinois, boliviens et iraniens, revendiquent le marxisme et le communisme dans les mêmes termes que les ouvriers. Quand nous disons que le communisme n’est digne de ce nom que comme un courant de la classe ouvrière, ils nous demandent ce qui est arrivé à la théorie. Je crois qu’ils veulent dire « qu’est ce qui nous arrive ? » Selon moi, nous commençons seulement à rendre la théorie a ceux à qui elle appartient. S’il n’ont pas compris Marx au point de savoir que le communisme n’est pas un mouvement d’idées, mais un mouvement social de classe bien défini, une action ouvrière, alors leur intérêt pour la théorie contre la discussion sur le communisme-ouvrier signifie qu’ils n’ont pas compris les bases du marxisme comme théorie.
Laisse moi te dire « ce qui est arrivé » à la théorie. D’un outil pour s’ingénier à trouver des ambiguïtés, pour justifier les intérêts non-ouvriers au nom du marxisme, pour blanchir l’aile gauche de la bourgeoisie, pour assurer la supériorité des intellectuels même dans les partis marxistes, et ainsi de suite, la théorie est redevenue la critique ouvrière incisive, profonde, informée, que l’on peut trouver dans les classiques marxistes. La théorie est redevenue une arme tranchante dans la lutte des classes. c’est devenu un acte d’accusation contre la société actuelle et ses mécanismes apparemment complexes ; une force matérielle qui forme l’esprit de chaque militant ouvrier dans la société. Pour nous, la discussion sur le communisme-ouvrier a été le résultat de bien des études théoriques. Cela nous a confronté à des questions bien plus sérieuses et bien plus diverses que n’importe quelle autre tâche théorique auparavant. Cela nous a donné un cadre de travail sur la base duquel on peut lancer une vaste campagne théorique.