Maurice Lime
Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 2
1941
Dans leur chambre d'hôtel, torse nu, Lucien se lave à grande eau, pendant que Gabriel, qui est aujourd'hui de corvée, surveille l'omelette qu'il prépare sur le réchaud à alcool.
Après s'être frictionné énergiquement, Lucien, la serviette autour du cou, cherche dans l'armoire :
– Dis donc, toi, tu m'as soufflé mon dernier tricot.
– Je ne savais pas que tu voulais te faire beau ce soir, répond Gabriel sans se retourner.
– Tant pis, je mets ta chemise.
– A ton service ; viens bouffer, c'est prêt.
Ils avalent leur souper, chacun plongé dans sa lecture. Voilà plus d'un an qu'ils habitent ensemble, par économie, mais aussi parce qu'ils s'entendent bien. Gabriel, ce grand gaillard aux yeux limpides, à la carrure de débardeur est le fils d'un instituteur protestant ; il peut réciter par cur des poèmes entiers ; c'est drôle de le voir déclamer. A la marine où ils s'étaient connus, leur dégoût du bordel et des beuveries, en les isolant des autres, les avait rapprochés. Après leur libération, ils s'étaient retrouvés à Paris. Gabriel avait fini par adopter les conceptions révolutionnaires de son ami. Mais cela n'était pas allé tout seul. Plus d'une fois l'impatience dominatrice de Lucien s'était heurtée à sa placidité.
Par opposition à l'intransigeance de Lucien, auquel on ne pouvait faire une remarque sans qu'il ne cherche à la situer par rapport au "marxisme", Gabriel poussait souvent l'esprit de polémique jusqu'à dire le contraire de ce qu'il pensait, quitte à reconnaître le lendemain avec calme qu'il s'était trompé. La haute estime que. chacun avait de la sincérité désintéressée de l'autre, les avait toujours de nouveau réconciliés.
Seule la question sexuelle restait trouble entre eux. Jamais ils ne se faisaient de confidences. On aurait dit qu'ils craignaient d'aborder ce sujet autrement qu'en blaguant avec les copains ou bien dans des discussions pseudo-scientifiques.
– Tiens, je ne te l'ai pas encore dit : cet après-midi j'ai été appelé au bureau, c'est le russe blanc, le chef flic qui m'a interrogé 1ui- même.
Gabriel lève le nez de son bouquin.
– Ah ! raconte, t'aurais dû en parler à la réunion, ajoute-t-il.
– Je ne voulais pas démoraliser davantage les copains, puis Lucien sourit : – Ce n'est pas nécessaire qu'on sache d'avance que lundi je vais avoir un " accident du travail ".
– Alors t'es brûlé ?
– Tu penses bien qu'il ne m'a pas cru. Quand on m'a fait appeler, je savais de quoi il s'agissait :
– Vous avez bien travaillé à la maison Villar dans le XXème , me demande-t-il ? Je réponds tranquillement : Oui. – Eh bien, mon cher, on vient de nous informer qu'on ne vous connaît pas dans cette maison. – C'est sans doute parce qu'elle a changé de raison sociale ! Il en est resté baba. Je ne connais même pas la tôle en question ! C'est Citard qui m'avait donné le papier à en-tête pour me faire le certificat. Lundi l'autre aura pris ses renseignements. C'est sûr, je saute ; le matin il va être occupé avec l'embauche, j'essaierai de piquer mon "macadam" avant qu'il ait le temps de s'occuper de moi.
– T'auras du mal à te faire payer, objecte Gabriel, auquel la solution de son ami laisse un malaise.
– Viré pour viré, je vais toujours essayer. Si les témoins tiennent bon, il sera forcé d'y passer. Et en étant à l'assurance j'aurai le temps de faire le travail du rayon pour le 1er août. De toute façon il me faut du repos.
Gabriel s'est remis à lire.
Après un moment Lucien reprend de nouveau :
– C'est étonnant qu'avec une police d'usine aussi forte que la leur, j'aie pu tenir deux mois. Peut-être espéraient-ils nous avoir tous en me filant. Qu'est-ce que tu penses de la machine ?
Pour toute réponse, Gabriel lève les sourcils. La longue habitude qu'ils ont l'un de l'autre, lui a fait deviner au ton de Lucien que cela n'était qu'un prétexte pour renouer la conversation. Ce n'est pourtant pas son habitude de prendre des détours, pense-t-il.
En effet pour avoir hésité, Lucien en vient d'autant plus brutalement à ce qu'il voulait annoncer à son ami :
– J'ai décidé de prendre une chambre seul.
– Ah ! bien. Gabriel ne semble même pas étonné. Un peu gêné Lucien continue :
– T'as pas envie d'aller au ciné, je te le paie.
– Elle vient ici ? demande Gabriel d'un air ingénu.
– Eh, oui !
– Bien. Je te laisse le quartier ; mais pas de corruption, je me paie le ciné sur la caisse du ménage ; ça rentre dans les frais généraux.
Lucien soulagé de voir son ami prendre si bien les choses lui donne une bonne tape sur l'épaule.
– Merci vieux.
Gabriel trouve tout naturel de rendre service à son copain, pourtant il est mécontent.
Avant de fermer la porte il lui dit, l'air soucieux :
– Tu ne devrais pas chasser avec les copines du rayon, ça risque de faire des histoires.
– T'en fais pas, il n'y a rien à craindre.
Bientôt le claquement du talon de bois d'un soulier féminin se fait entendre dans le corridor. Une courte hésitation devant les portes : c'est elle.
Sans gêne apparente Marthe lui tend la main. Tailleur, foulard rouge et noir, béret, une mallette de sportive à la main. Longtemps en révolte contre son sexe, elle avait voulu en nier la coquetterie instinctive. Maintenant au contraire, elle souffre de se croire maladroite dans l'art de se parer. Souvent après avoir choisi avec soin, l'exaspération la prend... et tant pis. Cela lui donne un air de sauvage insubordination qui plaît à Lucien.
– Ton ami n'est pas là ?
Il lui explique ; elle s'attriste pour rire :
– Tu n'aurais pas dû l'expédier à cause de moi, je voulais seulement voir comment tu habites. Pour savoir... quand je pense à toi, ajoute-t-elle plus bas. Puis elle l'enlace et se fait câline : il aime ce corps félin, ce profil au nez arqué de chasseresse.
Quand un mâle lui plaît, c'est plus fort qu'elle, c'est " l'appel de la forêt " qui l'emporte. Son mari s'est séparé d'elle pour ne pas devenir furieux de jalousie ; il continue à la voir et aime malgré tout celle qui, avec tant de franchise, a su défendre contre lui sa liberté.
Lucien l'avait approchée pour la première fois lors d'une goguette organisée par leur groupe sportif. Ils avaient dansé ensemble et l'ancien marin n'avait pas eu de mal à lui plaire. Il était loin de se douter que l'ayant remarqué à une conférence du parti où elle prenait la sténo des interventions, elle était venue à cette fête avec l'arrière pensée de l'y trouver.
Pendant qu'il cherchait encore la formule pour lui demander un rendez-vous, Marthe l'invita à l'accompagner.
Enchantement de trouver une femme émancipée, un vrai copain. Mais parfois il s'inquiète de cette poussée instinctive qui la jette contre lui ; elle aime sa force de mâle batailleur, plutôt que lui-même. Obscurément il sent que chez elle l'exaltation sociale ne contrebalancera pas cette force, aucune loi ne comptera, .pas plus celle de la camaraderie que les autres. D'où vient chez cette copine dévouée et intelligente ce tumulte de passions, cette recherche brutale de sensations ?
Un jour qu'il l'aidait à déplacer chez elle une armoire, un agrandissement de photo, représentant un ancien combattant, lui tomba dans les mains.
– C'est mon père, dit-elle, tu ne peux t'imaginer le salaud que c'est.
Ce fut tout, mais chaque fois qu'on lui parle de famille sacrée, elle a un rire insolent.
Lucien aussi méprise le mariage, d'autant plus qu'il estime qu'un vrai militant doit garder son indépendance pour la lutte.
De cinq ans plus âgée que lui, Marthe avait modéré la brutalité juvénile de ses étreintes pour lui enseigner les raffinements de la volupté dont il n'éprouvait pas encore le besoin. Quand elle cherchait à multiplier leurs rencontres, il se laissait faire en souriant, même quand elle le lassait ; coupant court seulement quand son travail de militant l'exigeait. Dans de pareils cas elle boudait et trouvait son mâle un peu trop apostolique.
– Vois, le joli cadeau que je t'apporte.
Assise sur le lit, elle déplie une cravate aux couleurs voyantes.
– Mais j'en porte pas, c'est un engin inutile.
– Je voudrais bien que tu te fasses beau.
– Ce n'est pas mon genre de beauté, s'entête Lucien, et je n'aime pas qu'on me fasse des cadeaux, surtout pas les copines.
– Te voilà encore en train de faire de la morale... T'es gentil ! Je voulais te faire plaisir et c'est comme cela que tu me reçois !
Qu'a-t-elle donc aujourd'hui ? Quelle idée cette cravate ? Parfois il se heurte ainsi chez elle à une incompréhension totale.
Il s'assoit à côté d'elle :
– Ce n'est pas mon genre non plus d'être gentil, fait-il en lui emmêlant ses cheveux noirs.
– Laisse-moi.
– Allons, tu ne vas pas faire la tête à cause de ce chiffon de soie. Ça ne me plaît pas de singer les bourgeois. T'aurais dû m'en parler, je te l'aurais dit.
Elle boude, il cherche à la consoler sans céder.
– Je n'aurais plus qu'à me cosmétiquer les cheveux, pendant que tu y es ; et avec de l'eau sucrée encore, pour que les mouches s'y collent, plaisante-t-il ; et comme s'il avait subitement une idée très drôle il ajoute :
– T'as qu'à en faire cadeau à Gabriel : tu verras bien ce qu'il te dira.
C'est mal parti ; chacun d'eux voudrait bien que la dispute s'arrête là, arranger les choses sans avoir l'air de battre en retraite. Ils ont faim l'un de l'autre.
Lucien continue à plaisanter :
– Gabriel, comme il est puceau, il n'osera pas te refuser.
– Oh, puceau ? Ce grand type !
– Eh oui, il cherche le " grand amour ", et plutôt que de se contenter de moins, il préfère se mettre une ceinture.
– Il n'y a pas de quoi rire.
– Tiens, tiens, il te plaît.
– Et après...
– Ah ! c'est ton droit. T'es drôle aujourd'hui, toi ! Un militant a quand même autre chose à faire que de courir après le "grand amour". Pour bien travailler, l'équilibre physique est nécessaire. Il faut avoir des rapports. Et si on ne peut avoir du gâteau, on prend du pain.
Il ramène tout à son travail de militant, comme si rien d'autre n'existait. Dans cette sorte de discussion il est le plus fort ; pourquoi se fatiguer. Mais il n'a pas raison. Elle se renverse et l'attire à elle avec un sourire chargé de sensualité.
Avec un grognement mi-irrité, mi-enjoué, il cède.
Quelques heures plus tard, ils se réveillent en sursaut. Comment se fait-il que Gabriel ne soit pas encore revenu du cinéma ? Quand Lucien allume la minuterie pour accompagner Marthe chez elle, ils voient Gabriel assis sur une marche de l'escalier en train de dormir, la tête posée sur ses bouquins. Il n'avait pas voulu déranger les amoureux.
Lucien le secoue :
– Viens, on te paie le jus.
Dans la nuit tiède ils partent ; Marthe donne le bras à tous les deux.