Maurice Lime
Cellule 8 – 14e rayon
chapitre 12
1941
Au petit jour, Félix fait irruption chez Lucien Allons, debout ! Je t'emmène avec moi respirer un peu d'air pur sur la Marne.
– Mais je travaille le samedi matin.
– Sans bIague. Eh bien, mardi en rentrant tu diras à ton singe que t'as été malade. On s'embarque pour trois jours sur mon canot.
– T'as un canot ?
– Eh oui, pour une fois mon métier m'a servi à quelque chose.
Trois jours pleins de soleil devant eux, quelle merveille !
A la pagaie, ils remontent la rivière et finalement accostent à un endroit qui leur semble favorable pour dresser la tente ; un peu en amont, il y a déjà quelques tentes groupées en demi cercle.
En cours de route, Félix lui a raconté comment il avait vécu depuis ce fameux jour où ensemble ils étaient montés en délégation au Centre. Le lendemain, sans même se donner la peine de démissionner, il avait disparu. Par des copains, Lucien savait déjà qu'après avoir pris son compte à l'usine, il avait corrigé le chef d'atelier pour le guérir de son excès de zèle à baisser les prix. Depuis, Félix avait repris sa vie d'expédients, s'était fait inscrire au fonds de chômage et avait passé tout l'été au bord de la Marne et de la Seine.
– Que veux-tu ? dit-il avec un cynisme souriant, la production a baissé, les statistiques indiquent tant de millions de places en moins. Alors quand je vois des pauvres types qui suent de peur à l'idée de perdre la leur, je me dévoue, je leur laisse celle que je pourrais avoir.
– Je vois que tu as amélioré ton argumentation.
– Eh ! On apprend.
– Cette fois-ci, je ne chercherai pas à te convertir.
– Tu perdrais ton temps.
Par nécessité, puis par conviction, Félix était devenu végétarien. Lucien croit d'abord qu'il blague, mais c'est très sérieusement qu'il lui expose toute une théorie de l'alimentation rationnelle.
– C'est ta nouvelle religion ?
– Religion ? Ça évite des crises de foie, c'est tout.
Au village de tentes, les campeurs sont d'accueil fraternel. Le soir, autour du feu de camp traditionnel, ils chantent en chur de vieilles chansons populaires. Une gentille brune vient s'asseoir à côté de Lucien ; sollicitée par ses amis, elle chante une complainte d'amour. C'est peut-être la première fois que Lucien se laisse émouvoir sans regrets par un chant sentimental.
Ce matin, quand le soleil perce la brume, les deux jeunes mâles s'ébattent déjà nus dans les flots limpides de la rivière ; Félix est admirablement bronzé.
– Alors, tu ne crois pas que cela vaut tes réunions sans air et toutes leurs saloperies politiques ?
– J'avais oublié que cela existait, lui répond Lucien pour le remercier ; mais voilà que son cafard le reprend.
Félix vient d'arriver à bout de la branche de bois mort qu'il a coupée en tronçons pour le feu du soir ; jetant sa hache, il vient vers Lucien :
– Tu n'es pas marrant, tu sais. Depuis ce matin, tu ne desserres pas les dents. Laisse un peu tomber ta sacrée politique. Qu'est-ce qui te plaît là-dedans ?
– C'est une question que je me suis pas mal posée depuis un an. Je dois être un intoxiqué, l'action sociale me manque, j'en deviens malade.
– Pauvre vieux, t'es bien atteint ; je crois que le remède qu'il te faudrait, c'est la petite brune là-bas ; n'oublie pas que tu as promis de lui apprendre à nager ; t'as des chances.
Lucien sourit, désabusé :
– Ton remède, je l'ai déjà essayé ; il ne rend pas. J'ai « chassé » à tour de bras. Oh évidemment, sur le coup, ça va ; elle croit avoir à faire à un mâle « vrai de vrai », alors pour un instant ça se communique. Mais après, je me dis que je suis un inutile, un raté. Tu ne me croiras peut-être pas, mais un jour j'en ai chialé de dégoût. Même pas moyen de lui expliquer, elle m'aurait cru fou. Et quand je suis seul, c'est pire. Je crois que je vais finir par me marier. Quelle décadence !
Félix s'était assis à côté de lui ; il crache l'herbe qu'il mâchonnait.
– Je ne te comprends pas non plus. Pourquoi t'obstiner ? Laisse tomber, reviens à la nature. Je voudrais ne pas savoir lire et cultiver un bout de terrain quelque part dans la brousse.
– C'est peut-être de l'orgueil. J'ai trop haï, trop méprisé. Ce qui me permettait de supporter ma vie d'esclave, c'est que j'étais en dehors ; je combattais cette société stupide. Si j'abandonne la lutte, si je rentre dans la vie ordinaire, j'accepte la hiérarchie et je tombe à zéro. Chaque petit bourgeois pourra m'écraser de son mépris. Autant me tuer tout de suite.
Félix s'esclaffe.
– J'accepte rien du tout, pas plus que je ne m'emmerde avec ta politique.
– Ce n'est pas aussi simple. Si tu ne t'occupes pas du social, le social s'occupe de toi. Il y a le garde champêtre. Rappelle-toi de Bernard cette nuit au poste. Non, ta solution n'est bonne que pour quelques-uns mais les autres...
– Tu reviens à ta marotte. Les autres ! Ils se foutent de toi, les autres. Fais-en autant. Je considère l'humanité actuelle comme irrémédiablement cinglée ; comme ce n'est pas moi qui peux la guérir, je laisse courir et cherche à m'en tirer avec le moins de dégâts possible.
Après un silence troublé seulement par la chanson des grillons, Lucien répond pensivement :
– Je crois que ce qui nous sépare, c'est que j'aime le prolétariat ; surtout l'ouvrier parisien, conscient de sa dignité. Je l'aime malgré ses faiblesses, alors que toi tu le méprises ne voyant que ses défauts. C'est peut-être simplement parce que je me suis dévoué pour lui, que dans certaine mesure il m'a suivi ou laissé tomber, rectifie-t-il en voyant le sourire de Félix. Enfin, de toute façon, on était intime. Alors que toi, tu lui es resté étranger malgré que tu en sortes. A moins que tout cela ne soit qu'une question d'instinct social plus ou moins développé.
Félix ne se formalise pas de la rude franchise de son copain ; ils peuvent tout se dire sans se froisser. Haussant les épaules :
– Tu es devenu trop compliqué pour moi. Mais, au fait, qu'est-ce qu'il y a eu entre toi et Gabriel ?
– C'est un con. On s'est disputé pour des histoires qui ne tiennent pas debout, et quand après j'ai cherché à arranger les choses, il a cru que je voulais le manuvrer pour lui prendre la place. Secrétaire de rayon ! C'est un titre !Depuis qu'il y a goûté, le modeste Gabriel est hanté par la folie des grandeurs.
– Ce sont les plus couillons les plus fayots, fait Félix, méprisant. Je te dirai que je n'ai jamais bien compris ce qui te plaisait dans ce Gabriel.
– Il m'a fait scier du Comité ; tu penses, avec l'aide du permanent et surtout de Citard, ça lui a été facile. Bernard leur a déchiré sa carte du Parti et Robert, lui, a démissionné du Comité. J'en avais marre. Continuellement cette suspicion, ça use un homme. Je leur avais déjà dit que je n'irais plus qu'à ma cellule. Mais enfin, quand même...
– Quand je t'avais proposé de « souffler » ce Citard.
– Ça n'aurait pas guéri le Parti.
Comme si c'était en liaison directe, Félix demande :
– Sais-tu qu'en U.R.S.S. les ouvriers ne sont pas plus armés qu'ici ? Il y a des sociétés de préparation militaire comme les bourgeois voudraient nous en imposer, mais elles sont sous le contrôle de l'Etat, donc des bureaucrates.
– D'où as-tu ces renseignements ?
– Un anar expulsé de là-bas, un copain, nous a fait une conférence.
Voyant que Lucien se replongeait dans une méditation taciturne, il saute sur pieds :
– Et en voilà assez. Allons nous baigner !
Yvonne avait tellement insisté que finalement il avait accepté d'aller avec elle voir ce responsable du Service de l'Internationale. Pour son « patron » comme elle le nommait, ce serait un jeu d'enfant de faire régler son affaire. D'après le peu qu'elle lui en avait laissé entendre, c'est un russe qui vit ici sous le couvert de correspondant de presse, qui donne des directives aux leaders du parti et transmet ses rapports à Moscou. C'est sans doute aussi lui qui dispose des fonds que l'Internationale octroie au Parti communiste français. Pour être efficace, il n'y avait pas mieux.
L'autobus les emmène. Porte Maillot, les lumières de Luna-Park ; la longue avenue de Neuilly, boulevard de la Seine. Ils descendent. Devant de grands immeubles modernes, des chauffeurs bien stylés s'entretiennent à mi-voix à côté de luxueuses voitures. Quand Yvonne passe une de ces grilles, Lucien ne peut s'empêcher de dire :
– Il ne se refuse rien ton « patron ».
– Ce sont les nécessités « diplomatiques », répond-elle aussitôt ; elle s'attendait à cette remarque.
– Et c'est le moujik qui paye.
Un spacieux ascenseur les enlève silencieusement. Lucien regrette d'être venu. Tout d'abord l'idée de se faire pistonner l'avait fait se hérisser. Mais elle avait su lui faire valoir qu'il ne demandait rien pour lui-même, qu'au contraire, il n'aspirait qu'à donner sa force au mouvement. D'ailleurs lui-même n'accorderait pas à un autre le droit de négliger une possibilité pareille pour revenir à la vie militante. Elle savait le prendre, mais tout cela lui aurait paru beaucoup plus convaincant si elle n'avait pas pris tant de précautions pour lui faire accepter l'entrevue.
La secrétaire, une française, charmante, les fait entrer. Lucien doit déposer son éternel cuir. Des tapis par terre ; ils avancent vers une vaste pièce. Eclairages indirects, fauteuils de cuir blanc, riche bibliothèque.
Un homme tiré à quatre épingles vient à leur rencontre. Lucien se sent devenir agressif par cette atmosphère ultra-bourgeoise.
A la façon dont le russe salue Yvonne, il a l'intuition subitement que c'est le type qui la viola une nuit à Meudon.
« Ça c'est le comble ! pense-t-il. Eh bien, on va rigoler. »
Yvonne les présente : un ouvrier parisien avec lequel elle a longtemps milité ; le camarade Wladimir de Moscou qui se fera un plaisir de répondre à toutes les questions sur l'U.R.S.S. Ils se serrent la main ; le responsable est un peu étonné de l'accueil plutôt froid de ce bougre.
Voyant côte à côte ces deux hommes qu'elle avait souvent confondus dans une même impression de puissance, Yvonne s'étonne combien Wladimir, avec son costume trop neuf et son crâne rasé émergeant raide d'un col à angles cassés, lui semble soudain épais.
Pendant qu'elle bavarde en russe avec son « patron », Lucien examine de nouveau les lieux. Ces larges fenêtres doivent donner sur la Seine ; ce bureau massif est sans doute style empire rajeuni et il en revient au cuir blanc des spacieux fauteuils. Il lui crève les yeux, ce cuir blanc ; pour sûr que s'il s'y était assis ce Wladimir serait venu voir, après leur départ, s'il ne l'avait pas sali.
Ça se nomme un dirigeant ouvrier, prétend être prêt à se sacrifier pour nous.
La charmante secrétaire vient de servir le thé. La conversation d'Yvonne avait été très animée à la fin, maintenant on remarque le silence ; par-dessus leurs tasses ils s'examinent un instant. Lucien sent venir le moment où l'autre, d'un air condescendant, va s'enquérir du sujet de leur visite. Il n'a plus du tout envie d'en parler à ce « bonze ». Pour faire dévier cette conversation, il indique une large cicatrice qui taillade la joue de Wladimir.
– C'est de la guerre civile ?
– Non, c'est une chute quand j'étais étudiant, répond celui-ci avec un fort accent.
– Ah, tu n'as pas été ouvrier ? Qu'est-ce que tu faisais comme étude ?
Lucien pose ces questions avec le sans-gêne habituel entre camarades, plutôt l'accentue-t-il exprès. L'autre, qui n'a pas envie de subir un interrogatoire de ce genre répond assez bref :
– C'est-à-dire, la guerre est venue avant que je puisse me spécialiser, ce n'est qu'après la Révolution que j'ai pu étudier pour devenir avocat.
Avocat ? Ça la fout mal, pense Lucien. Mis en éveil par la gêne qu'il avait sentie dans la réponse du russe, il évalue son âge. Ce Wladimir ne doit être guère plus vieux que toi-même, en tous cas trop jeune pour avoir pris une part bien active à la Révolution, et à plus forte raison pour s'être « spécialisé » avant guerre. Et c'est à des types pareils, ne sortant pas de la classe ouvrière et sans passé révolutionnaire, que l'on confie des fonctions aussi importantes. Serge aurait donc raison.
Pour ramener Lucien dans les proportions de leur rôle réciproque et couper court à ces questions saugrenues, Wladimir lui demande :
– Alors en somme, camarade, qu'est-ce qu'on vous reproche ?
Après cinq minutes de conversation, il est fixé ; ce garçon est un grand naïf, et Yvonne qui le lui décrivait comme une intelligence supérieure ! Ah, romantisme de femme ! Bref, il verra à arranger cela. Ce rêveur n'est pas dangereux, un petit poste pour l'occuper et tout ira bien.
Lucien avait tiqué quand Wladimir lui avait dit « vous » ; comme s'il n'avait pas saisi cette mise en place, il répond :
– Je ne peux pas te le dire pour la bonne raison que je ne le sais pas moi-même. C'est peut-être à cause de cette fameuse discussion sur la « radicalisation des masses ». Il y en avait ici qui voyaient la Révolution pour tout de suite. Qu'est-ce que tu en penses, camarade ?
– Oh, ce n'est même pas pour sitôt ; l'ouvrier français mange trop bien.
Yvonne s'inquiète ; elle voit que Wladimir, habitué à commander, en a assez de cet entretien qui tourne en rond. Qu'est-ce qui lui prend à Lucien de provoquer ainsi ? Avant qu'elle puisse placer un mot, Lucien continue d'un air étonné :
– Est-ce que l'ouvrier russe ne mange pas mieux ?
Wladimir, de plus en plus pressé d'en finir, répond :
– Ce n'est pas la même chose, ils ont d'autres traditions. Après l'accomplissement du plan quinquennal, qui grâce à nos oudarniks sera terminé en quatre ans, sur la base solide d'une industrie lourde, nous pourrons construire une vaste industrie de finition. Alors le bien-être de nos ouvriers augmentera vite.
– C'est très bien. A condition que les bureaucrates n'augmentent pas leur profit en proportion.
Wladimir a un haut-le-corps devant cette attaque directe.
– Camarade, vous n'êtes pas très éduqué politiquement, sans ça vous sauriez qu'en U.R.S.S. les usines sont propriété collective et qu'il n'y a plus de profit.
– C'est du meeting, rétorque Lucien de plus en plus agressif. Ici le bourgeois tient les points stratégiques avec l'argent, chez vous ça se fait avec le poste ; question de méthode, le résultat est le même.
Il fait un geste circulaire. Jamais encore il n'avait ressenti aussi nettement le divorce entre le mouvement ouvrier et ces profiteurs d'un nouveau type qui veulent parler en son nom.
Wladimir s'était levé ; au grand effroi d'Yvonne qui de nouveau s'était mise à lui parler en russe. Sans l'écouter il répond, glacial, à Lucien :
– Avant que je puisse faire quelque chose pour vous, il faudra cesser des bavardages aussi dangereux.
– Mais mon vieux, je ne t'ai rien demandé, répond tranquillement celui-ci. Il se lève à son tour et part en saluant cérémonieusement.