1972 |
Paru dans Elements, n° 8-9, février 1972, p. 79-89 |
Ghassan KANAFANI :
Après la défaite du 5 juin, le problème palestinien est devenu plus que jamais auparavant, un problème arabe. Il a pris un tournant « décisif » du fait qu’il s’agit d’une agression impérialiste contre le mouvement arabe de libération nationale démocratique. Et tandis qu’Israël et l’impérialisme mondial fondent leurs actions sur ce principe, tous les régimes arabes, ainsi que le mouvement nationaliste arabe dans son ensemble, continuent à considérer le problème sous son angle le plus étroit et historiquement le plus ancien, celui de la seule question palestinienne.
Il est essentiel, à ce stade, de prendre conscience de la dialectique des rapports entre Israël et l’impérialisme, et du rôle des gouvernants arabes réactionnaires. Car s’il est vrai que nombreux sont ceux qui par-lent sans cesse de la corrélation entre Israël et l’impérialisme, ces propos en général ne témoignent pas d’une prise de conscience réelle de la dynamique qui sous-tend cette relation.
Ni le mouvement sioniste — ni Israël — n’ont pu en dépit de tout, correspondre à une quelconque question géographique, et peut-être que l’une des plus graves erreurs a ‘été de le considérer sous cet angle. En fait, il s’agit là d’une étape de l’évolution de l’impérialisme historique.
Et c’est cette réalité qui est devenue de plus en plus manifeste — sans pour autant être réalisée au niveau arabe — depuis le 5 juin 1967. A cette date, en effet, la collision entre le mouvement arabe nationaliste et démocratique, et l’impérialisme mondial dont les Etats-Unis sont le chef de file, est entrée dans une phase historique nouvelle.
Cette conception est assurément la seule capable d’expliquer pourquoi la crise ne peut être résolue par la résistance palestinienne, et ne saurait l’être à moins que celle-ci n’ « évolue » et ne « se transforme » en révolution arabe.
Une telle « évolution » et « transformation » est difficile et complexe, et son cheminement tortueux est exposé à des revers, et des mutations, dont le carnage de septembre 1970 en Jordanie n’est ni le dernier ni le plus catastrophique sur le plan des pertes.
Pour essayer de faire le tour de cette question compliquée, avec tous ses enchevêtrements, il est nécessaire de tenir compte des points suivants :
Premièrement : les régimes réactionnaires arabes sont devenus une partie intégrante du camp ennemi israélo-impérialiste, et il n’est possible de les neutraliser que provisoirement et seulement dans la mesure où ils se trouvent loin de l’aire d’affrontement direct avec l’adversaire israélo-impérialiste. Quant aux régimes petits-bourgeois (dont la caractéristique est qu’ils sont militaires et sous-développés et que la classe des technocrates y est, elle aussi, bureaucratique), ils sont graduellement, mais manifestement, en train de s’orienter vers la droite, tant au niveau de leur politique intérieure qu’extérieure. Ce virage est consécutif à une période d’hésitation et à l’épuisement de leurs ressources après l’accomplissement de leur révolution nationale. Car le défi impérialo-israélien les a placés devant un choix crucial. Ou bien opter pour la voie populaire (et ceci signifie : un parti populaire — des libertés démocratiques plus grandes pour les classes pauvres — mobilisation — économie socialiste — armement de la population — et la préparation effective pour une guerre populaire de longue haleine). Ou bien choisir la voie du marchandage, l’acceptation des termes de la capitulation, le recul devant l’agression. Il va de soi que la petite-bourgeoisie militaire et sous-développée ne pouvait que choisir la seconde alternative, et cela fut fait.
Le mécanisme de ce choix est singulier : aussi, à titre d’exemple, Sadate qui ne cesse de promettre aux masses arabes de faite de l’année 1971 une année décisive, se retrouvera au bout de 40 jours prisonnier de ses tactiques inconstantes : choisirait-il de faire la guerre (et ceci est une hypothèse théorique), il serait vaincu : reculerait-il, et il serait obligé d’accroître les mesures de répression à l’intérieur pour mâter toute réaction susceptible de résulter de ce manquement à la promesse donnée. Or, ce « renforcement des mesures de répression » passe, entre autres, par le lancement de campagnes d’information d’un certain genre qui aboutiraient à éliminer toute trace de mobilisation populaire, déjà réduite au minimum, et à créer des conditions morales et économiques fort éloignées du climat de guerre.
Ce changement qui est inscrit dans la nature du rôle que jouent les régimes petits-bourgeois arabes s’est cristallisé après le 5 juin 1967. Il résulte, naturellement, du fait que « l’affaire palestinienne » est entrée, depuis cette date, dans une phase nouvelle, tout comme l’assaut de l’impérialisme s’est, depuis situé sur une nouveau plan.
Deuxièmement : en contrepartie, le mouvement nationaliste arabe, généralement mené, à son tour, par des groupes et des éléments radicaux de la petite-bourgeoisie non-au-pouvoir souffre de blessures cuisantes infligées par la réaction arabe au pouvoir et par les militaristes gouvernants, au cours des dix dernières années, blessures auxquelles s’ajoutent les revers provoqués par les erreurs commises par certains partis communistes arabes, surtout en ce qui concerne l’attitude à adopter vis-à-vis de la question palestinienne et vis-à-vis de l’unité arabe pendant la période 1940-1965.
Ainsi, vers la fin de 1967, à l’heure où la question palestinienne se transformait de façon décisive pour devenir l’objectif principal de l’agression contre le mouvement de libération nationale arabe, le nassérisme qui symbolisait le modèle le plus parfait de ce type de nationalisme proposé par la petite-bourgeoisie militaire gouvernante, continuait d’exercer son action effective toute-puissante sur le mouvement arabe de libération nationale. Cette situation représentait un fait unique, car jusque là, la petite-bourgeoisie au pouvoir n’avait pas encore essuyé une défaite totale.
Troisièmement : dans un tel climat, il fut possible à la résistance armée palestinienne d’entamer la seconde phase décisive de son histoire (la première s’étant déroulée de 1958 à 1967 et ayant connu un sort variable). La réaction arabe, responsable de la mort du premier martyr palestinien en 1965, fut incapable d’entraver ce mouvement car ses moyens militaires étaient complètement anéantis. Quant aux autres régimes arabes, ils ont cru qu’ils pouvaient négliger cette donnée, ou à l’occasion, s’en servir, à condition de la maintenir juste au-dessus du point zéro (afin de pouvoir l’utiliser en tant que carte de pression tactique) mais au-dessous de toute possibilité de transformation en une révolution arabe — autrement dit, ils la condamnaient — inconsciemment ou sciemment, à mort.
La résistance palestinienne puisa ses premiers élans révolutionnaires dans les circonstances objectives qui présidèrent à sa naissance. Mais sa force immanente était limitée à l’extrême, alors que sa faiblesse la plus grande se trouvait être sa direction, et partant son programme. Car cette direction était dominée par une coalition de la droite et du centre (une droite et un centre qui s’entendent, par rapport à un mouvement de résistance). Si bien que cette direction n’a pas été à même de comprendre le rapport dialectique entre l’impérialisme et Israël, donc le rapport entre la réaction arabe et l’impérialisme. De même, cette direction a été incapable de saisir et d’analyser le nouveau tournant dans lequel était engagée désormais la question palestinienne, depuis juin 1967, en tant que partie intégrante du mouvement arabe de libération nationale.
Entretemps, l’appareil réactionnaire de répression se renforçait en Jordanie, où la résistance palestinienne se forgeait une existence « publique » au sein d’un régime ennemi. Ceci fut l’erreur essentielle commise par la résistance, une erreur qui, notons-le, est d’ordre politique : en fait, le Front Populaire de Libération de la Palestine, considéré comme étant la gauche de la résistance, n’a jamais cessé de mettre en garde contre une telle situation et contre le fait que, sans idéologie politique, sans compréhension claire, sans définition exacte de ceux qui constituent le camp de l’ennemi, le fusil à lui seul n’était pas capable de résoudre la contradiction fondamentale que tentait d’assumer la résistance palestinienne, afin de lui trouver une issue.
L’importance de ce point pourrait se résumer dans le simple exemple que voici :
celui de la différence qui existe entre Gaza et la Jordanie. A Gaza, en effet, la résistance ne dispose pas de moyens comparables à ceux dont disposait la résistance en Jordanie. Et il est certain que la répression israélienne y est plus meurtrière car employant des moyens plus modernes. Et pourtant, les Israéliens ne sont pas parvenus à déraciner la résistance à Gaza. La raison en est que le front de l’ennemi est manifeste aux yeux des résistants de Gaza. Par conséquent, cette évidence, qui est un constat d’ordre politique, se reflète sur les autres principes régissant l’organisation et la lutte, en un mot sur toute l’action nationale.
Malgré cela, les avertissements du Front Populaire n’eurent point d’effet. Non pas seulement parce que la direction de la résistance palestinienne était aux mains du centre et de la droite. Et non pas seulement parce que les plus grandes formations au sein de la résistance étaient celles du Fath et de l’Organisation de Libération. Et non pas seulement parce que le Front Populaire traversait une période délicate qui l’empêchait de jouer un rôle effectif (l’inverse étant plutôt exact, puisque c’est le Front Populaire qui était exposé à subir l’influence de ce contexte dominant, en dépit du fait qu’il était théoriquement conscient de son erreur). Mais aussi parce que les régimes arabes, en particulier ceux des petites-bourgeoisies militaires qui jouissaient d’une emprise populaire, encourageaient et soutenaient la tendance choisie par la direction de la résistance, car cette tendance concordait tout a fait avec ce qu’ils demandaient eux-mêmes à la résistance, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut.
Quatrièmement : Pendant trois ans, la réaction jordanienne est parvenue à organiser sa force répressive. Elle commença donc à exécuter les plans d’une campagne psychologique, plans qui avaient été conçus par les experts de contre-révolution du ministère américain de la défense et qui ont profité des erreurs de la résistance en les amplifiant. Ces plans ont surtout utilisé l’impuissance de la résistance à tenir les promesses exagérées faites par la direction aux masses palestiniennes. C’est alors que l’occasion propice se présente avec le consentement du régime égyptien (en juillet 1970) aux offres américaines de Rogers. Cette acceptation, en effet, crée pour la premièe fois un terrain commun solide entre les régimes jordanien et égyptien, vis-à-vis du mouvement de résistance. Ceci conduisit à une transformation décisive dans l’équilibre des forces. C’est ce qui a fait que les affrontements de septembre se sont terminés de la façon qu’on sait.
Clara Halter :
Etant donné l’analyse que vous venez de faire des rapports entre la résistance et ses adversaires, l’attaque de Hussein n’a pas dû vous surprendre. Devant son imminence, ce qui, en revanche, est surprenant c’est que la résistance ne se soit pas donnée un objectif politique commandant sa stratégie militaire et lui permettant de mobiliser les masses pour un but précis. Il n’est pas certain que la résistance l’aurait emporté, mais du moins sa défaite militaire n’aurait-elle pas été, aussi, une défaite politique. Ne pensez-vous pas que vous avez manqué l’occasion de porter un coup décisif à tous les régimes réactionnaires de la région, complices de Hussein ?
G.K. :
L’occasion sans pareille que la résistance a manquée, et qui constitue une catastrophe historique dans son passé, s’était présentée pendant une période de quelques jours à peine, compris entre la seconde et troisième semaines de juin 1970. A cette date, l’équilibre des forces différait beaucoup de ce qu’il devait devenir par la suite pour quelques semaines. Alors, en effet, au cours de la bataille qui se déchaîna au cœur d’Amman, les feddayin remportèrent un succès notoire.
La direction de la résistance fit avorter cette victoire en signant un accord avec le palais royal, sur lequel se côtoyaient les signatures des représentants du Front Démocratique et du Fath. Mais le Front Populaire rejeta l’accord et décida de poursuivre le combat. Effectivement, les bases des autres organisations commencèrent à se rallier à l’attitude du Front Populaire, ce qui amena la direction de la résistance à retourner au palais royal et échanger l’accord contre un autre, meilleur ; mais ces hésitations, cette confusion, ces incohérences entraînèrent la perte d’une occasion historique.
Je ne dis pas qu’en ces quelques jours, il eût été possible de régler la situation de façon définitive et totale, en faveur de la résistance. Mais je soutiens que, sans de telles hésitations, incohérences et ambiguïtés des desseins, la bataille aurait pris un autre tournant qui ne serait pas celui de septembre 1970.
Entre juin et septembre, l’équilibre des forces changea complètement. Les Américains jetèrent tout leur poids dans la balance aux côtés des forces jordaniennes pour faire face à la situation, planifier la contre-attaque, monter une campagne psychologique sur la plus large échelle possible contre la résistance, à qui il était reproché de n’avoir pas su affirmer un mot d’ordre rigoureux, d’abriter des tendances sectaristes, d’avoir été incapable de réaliser de nettes victoires contre les Israéliens, à court terme. L’acceptation par l’Egypte du plan Rogers vint sur ces entrefaites apporter comme une carte blanche au régime jordanien pour commencer le massacre.
C.H. :
Dénonçant Nasser qui avait accepté le plan Rogers, la résistance a poursuivi ses opérations spectaculaires qui atteignirent leur point culminant avec les détournements d’avions, œuvre du FPLP. Dans la mesure où la résistance n’était pas déterminée à aller jusqu’au bout, en l’occurrence renverser Hussein, ne pensez-vous pas que cette opération avait le caractère d’une provocation quelque peu gratuite ?
G.K. :
Je ne crois pas que les avions détournés vers l’aéroport de la révolution eurent une quelconque influence sur le cours des événements, tels que je les ai analysés. Au contraire, je pense que l’opération « avions » a créée un climat « combattif » qui a contribué à donner à la bataille de septembre une tournure plus violente que ne l’avait escompté le régime, une protestation intempestive contre la soumission aux ternies de Rogers.
Nous avions publié dans « Al Hadaf’ » le texte intégral d’un rapport secret que le Charif Zeid Ben Shaker fit circuler dans toutes les directions de l’armée jordanienne, au sujet des événements de septembre. Or, ce rapport ne mentionne pas une seule fois le problème des avions. Et, tout en affirmant l’absence d’une quelconque cause directe à l’assaut de septembre, celui-ci y étant attribué à une multitude de raisons combinées les textes du rapport explique que c’est l’initiative de la résistance visant à réunir un congrès national jordano-palestinien pour réclamer un pouvoir national en Jordanie, et proclamer la rébellion civile, qui « força » l’armée du roi Hussein à entrer en action. On sait que ce congrès devait, en principe, se réunir le 16 septembre 1970, c’est-à-dire le jour même où furent déclenchés les massacres.
C.H. :
Certaines organisations palestiniennes reprennent, aujourd’hui, ce projet d’un Front jordano-palestinien destiné à renverser Hussein pour mettre en place un régime démocratique et populaire. Quelles sont, selon vous, les conditions de réalisation de cet objectif ?
G.K. :
En tant que membres du Front Populaire, nous considérons qu’il n’est guère possible de changer le cours des événements à moins de procéder activement à la réalisation de 3 objectifs primordiaux :
1) faire renaître (promouvoir) le mouvement nationaliste, en d’autres termes, replacer la question palestinienne dans le contexte plus général de la dialectique révolutionnaire arabe ;
2) construire l’édifice des organisations révolutionnaires secrètes, c’est-à-dire le parti qui conduira le combat, un parti marxiste-léniniste combattant, qui aurait une place essentielle au sein d’un front national, lequel devrait être établi sur les bases d’un programme d’action sans équivoque et d’assises organisationnelles bien définies ;
3) généraliser le conflit armé contre l’adversaire israélien, l’ennemi réactionnaire arabe, et les intérêts impérialistes dans la région.
Le Front Populaire de Libération de la Palestine estime que son rôle est essentiel dans l’accomplissement de ces objectifs. Nous sommes résolus à poursuivre la lutte pour leur réalisation. Le déroulement des événements est en train, en effet, de confirmer la justesse de ce que nous avons conçu sur le plan de la théorie, et ceci est capital.
C.H. :
Je note que dans la dialectique révolutionnaire arabe que vous évoquez, tantôt c’est le caractère proprement palestinien de la résistance qui émerge, comme ce fut le cas avant septembre 70, tantôt c’est le caractère arabe qui domine. Dès lors, que faut-il penser de la validité des diverses propositions palestiniennes concernant la solution du conflit, notamment celle d’un Etat démocratique unitaire ?
G.K. :
Nous estimons qu’à l’heure actuelle, une certaine gauche européenne, et dans les pays arabes, a procédé à une telle schématisation du principe de « solution démocratique » du problème palestino-israélien, que parfois le contenu en vient à témoigner d’une intolérables naïveté.
Cette solution, en effet, ne saurait s’entendre que si l’on réalise au préalable de quelle nature relève le conflit au Moyen-Orient : il s’agit en effet d’un affrontement entre d’une part l’impérialisme et ses alliés et de l’autre le mouvement de libération nationale arabe et ses adeptes.
Aussi ne doit-on tenir aucun compte de « l’élément géographique » de cette solution démocratique qu’il faudrait plutôt saisir en fonction des futurs développements du conflit, lequel va pousser, de plus en plus, vers leurs limites extrêmes, les intérêts antagonistes des forces en présence.
Parvenue à maturité, la lutte tend, de plus en plus, à concentrer les forces antagonistes autour de deux pôles, historiquement et géographiquement parlant. Les frontières d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain. En septembre 1970, le régime du roi Hussein était, sur le plan pratique, très proche de la limite de fusion totale avec l’attitude israélienne. Cette situation se les trouve symboliquement résumée dans es propos que le « Guardian » britannique attribue à un officier israélien de haut rang, selon lequel « l’assaut jordanien de septembre fut l’attaque israélienne la plus réussie ».
L’évolution du conflit va permettre à ces phénomènes de devenir de plus en plus évidents, non seulement par rapport au mouvement national arabe, mais aussi pour de nombreux Israéliens, lorsqu’il apparaîtra au fur et à mesure qu’Israël n’est pas, essentiellement, une question juive mais une question coloniale qu’il faut donc résoudre en partant de ce principe.
C.H. :
Je pense comme vous que le problème auquel vous vous heurtez n’est pas la « question juive » ; mais ce n’est pas non plus une « question coloniale ». S’il est vrai que l’Etat d’Israël, comme tout Etat moderne vit au-dessus de ses moyens, que son budget repose en grande partie sur l’aide extérieure, comme c’est le cas pour la plupart des Etats à travers le monde, il n’en reste pas moins que dans cette société structurée en classes ce sont des Israéliens qui exploitent des Israéliens. N’est-ce pas dans le cadre de la lutte des classes que les Israéliens peuvent apporter leur contribution au mouvement révolutionnaire ?
G.K. :
L’avènement de mutations révolutionnaires au sein des classes opprimées dans la société israélienne sera lent et complexe. Ceci est naturel quand il s’agit de sociétés coloniales. Dans de tels cas, c’est la pression extérieure qui va jouer un rôle de premier plan en ce qui concerne la mise en évidence des contradictions internes. Et lorsque je mentionne la pression extérieure, j’entends au premier degré un mouvement progressiste de libération.
Les manifestations gauchistes et révolutionnaires en Israël, à l’heure actuelle, ont une importance historique capitale. Toutefois, il est plus que probable qu’à elles seules, elles ne seraient pas capables de provoquer un courant de transformation.
Il n’y a pas de doute que l’émergence d’éléments tels que le « Matzpen » et le « Rakah » et bien d’autres, requiert un courage inouï et constitue, à mon avis, un fait historique important, car l’expérience nous a appris que rares sont les hommes qui, au comble de l’euphorie de la victoire, réussissent à percevoir la vérité. Leur courage mérite vraiment l’admiration. Parvenir à distinguer la vérité lorsqu’on se trouve du côté israélien après le 5 juin témoigne d’un fait révolutionnaire aussi grand que primordial.
Pourtant, ce serait nous leurrer que de croire que de tels mouvements peuvent faire éclater l’habitat social colonial qui subsiste, en majorité, grâce au soutien impérialiste dont il représente les intérêts directs. A moins que ces mouvements ne s’allient aux mouvements arabes progressistes de libération nationale, tout comme se sont rapprochées les forces de la réaction arabe, d’une façon de plus en plus tangible, des forces de l’agression israélienne, étant — avec Israël — des instruments de l’impérialisme.
Dans un discours adressé à des ouvriers israéliens grévistes, Moshé Dayan a partiellement résumé ce problème lorsqu’il leur déclare que « cette grève risque d’aggraver votre cas en rendant votre condition encore pire qu’elle ne l’est à présent ». Il voulait par là leur rappeler qu’une partie de leurs intérêts coïncide avec ceux de la politique coloniale impérialiste des classes dirigeantes en Israël. Il les menaçait donc de la possibilité de mettre en danger ces intérêts.
Pour toutes ces raisons, l’explosion au grand jour des contradictions de classe en Israël et le ralliement à un courant d’ordre politique en fonction du conflit moyen-oriental, progresseront lentement. Leur accélération dépendra de la rapidité croissante du mouvement de libération nationale arabe.
C.H. :
Après la défaite de septembre 70 quelles sont les perspectives d’avenir de la résistance et en particulier celles du F.P.L.P. ?
G.K. :
La résistance palestinienne n’est pas « finie ». Et il est ridicule de voir les choses sous cet angle simpliste. La résistance a épuisé l’élan de sa première phase d’action, et elle est actuellement en train de se préparer sa seconde percée, qui sera établie sur de nouveaux principes. J’ai tâché – à propos d’une précédente question – de définir les trois grandes lignes qui, vues du côté du Front Populaire de Libération de la Palestine, devraient présider à ce nouvel élan.
Le problème principal pour la résistance, à l’heure actuelle, est celui-là même qui se pose à l’ensemble du mouvement arabe de libération nationale, car il est impossible à la résistance palestinienne de s’en distinguer de façon avantageuse ou décisive, vu qu’elle y plonge ses racines et s’en nourrit.
La résistance traverse en ce moment une phase de bouillonnement interne dont il sortira les principes fondamentaux de son nouvel élan, principes qui actuellement sont en train de prendre forme. A cet égard, la force de frappe de la résistance à Gaza joue, pour les masses palestiniennes, un rôle historique important : elle leur apporte, en effet, la preuve quotidienne que la résistance palestinienne continue d’exister.
L’échec israélien à Gaza est lui aussi important. En fait, à eux deux, ces éléments forment le pont qui permettra à la résistance palestinienne de passer de la première à la seconde phase de son élan révolutionnaire. Toutefois, ce passage doit s’opérer en fonction de la création d’un parti populaire révolutionnaire solide.
Ceux qui croient que la résistance palestinienne est finie sont ignorants des moyens dont dispose le mouvement arabe de libération nationale ; ils ignorent qu’elle est le seul chemin qui s’ouvre devant ce mouvement ; pour tout dire, ceux-là ignorent le sens de la marche de l’Histoire en notre siècle.
1) Ghassan Kanafani venait de purger une peine de prison pour avoir attaqué nommément dans son journal « Al Hadaf » le roi Hussein de Jordanie et le roi Fayçal d’Arabie. D’après un accord conclu au sein de la Ligue Arabe en 1964, tous les Etats arabes s’engageaient à interdire dans leur presse toute attaque personnelle contre les chefs d’Etats membres de la Ligue.