1949

Paru dans Socialisme ou Barbarie n° 2 (mai 1949).

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Les rapports de production en Russie

C. Castoriadis


II. Prolétariat et production

B) La production socialiste

Il est maintenant indispensable de voir rapidement comment se façonne le rapport productif fondamental dans une société socialiste.

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Les rapports de production, dans la société socialiste, ne sont pas des rapports de classe, car chaque individu se trouve en relation avec l'ensemble de la société - dont il est lui même un agent actif - et non pas avec une catégorie spé­cifique d'individus ou de groupements sociaux pourvus de pou­voirs économiques propres ou disposant, en tout ou en partie, des moyens de production. La différenciation des individus, par l'effet de la division du travail qui persiste, n'entraîne pas une différenciation de classe, car elle n'entraîne pas des rapports différents avec l'appareil productif. Si, en tant qu'individu, le travailleur continue à être obligé de travailler pour vivre, en tant que membre de la commune il participe à la détermination des conditions de travail, de l'orientation de la production et de la rétribution du travail. Il va sans dire que ceci n'est possible que par la réalisation complète de la gestion ouvrière de la production, c'est-à-dire par l'abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans le processus de production.

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La répartition du produit social consommable continue à avoir la forme de l'échange entre la force de travail et une partie du produit du travail. Mais cette forme a maintenant un contenu complètement renversé, et par là même la " loi de la valeur change complètement quant à sa forme et à son fond ", comme dit Marx [48]. Nous dirions plutôt que cette loi est maintenant complètement abolie.

Comme Marx l'a depuis longtemps rendu clair, la rémuné­ration du travail dans une société socialiste ne peut qu'être égale à la quantité de travail offert par le travailleur à la société, moins une fraction destinée à couvrir les " frais généraux " de la société et une autre fraction destinée à l'accumulation. Mais cela fait déjà que nous ne pouvons plus parler dans ce cas de " loi de la valeur " appliquée à la force de travail : car cette loi voudrait que soit donné en échange de la force de travail le coût de cette force de travail, et non point la valeur ajoutée au produit par le travail vivant. Le fait que le rapport entre le travail offert à la société et le travail récupéré par le travailleur, sous forme de produits consommables, n'est ni arbitraire, ni déterminé spontanément par l'étendue des besoins individuels (comme dans la phase supérieure du communisme), mais un rapport réglementé ne signifie nullement qu'il s'agit là d'une " autre loi de la valeur ".

D'abord, quant à la forme, il ne s'agit plus d'une loi sociale, nécessairement et aveuglément efficace, et qui ne peut pas être transgressée par la force même des choses ; il s'agit d'une " loi consciente ", c'est-à-dire d'une norme réglant la répartition des produits que les producteurs s'imposent à eux-mêmes et imposent aux récalcitrants, norme dont il faut surveiller l'appli­cation et punir la transgression toujours possible. La loi de la valeur, dans la société capitaliste, exprime un ordre écono­mique objectif ; dans la société socialiste, il s'agit d'une norme juridique, d'une règle de droit. Quant au fond, ensuite : si le travailleur n'est pas payé à la " valeur de sa force de travail ", mais proportionnellement à la valeur qu'il a ajoutée au produit, c'est-à-dire si " le même quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d'elle sous une autre forme " [49], nous avons là le renversement complet, la néga­tion absolue de la loi de la valeur-travail. Car, dans ce cas, ce qui est pris comme critère de l'échange, ce n'est plus le coût objectif du produit échangé mesuré en temps de travail, ce n'est plus du tout la " valeur de la force de travail " qui est payée au travailleur, mais la valeur produite par sa force de travail. Au lieu d'être déterminée par sa cause, si l'on peut dire (le coût de production de la force de travail), la rétribution de la force de travail est déterminée par l'effet de celle-ci. Au lieu d'être sans rapport immédiat avec la valeur qu'elle pro­duit, la force de travail est rétribuée sur la base de cette valeur. Après coup, la rétribution de la force de travail peut apparaître comme l'équivalent exact de la " valeur de la force de travail ", puisque si celle-ci est déterminée par le " niveau de vie " du travailleur dans la société socialiste, le " niveau de vie " est déterminé par le " salaire ". Le travailleur ne pouvant pas consommer plus qu'il ne reçoit de la société, on pourra établir après coup une équivalence entre ce qu'il reçoit de la société et le " coût de production " de sa force de travail. Mais il est évident que nous nous trouvons dans ce cas dans un cercle vicieux; " l'application de la loi de la valeur ", dans ce cas, se réduit à une simple tautologie, consistant à expliquer le niveau de vie par le " salaire " et le " salaire " par le niveau de vie. Si l'on se débarrasse de cette absurdité il devient clair que c'est la valeur produite par le travail qui détermine le " salaire " et partant le niveau de vie lui-même. Autrement dit la force de travail ne prend plus la forme d'une valeur d'échange indépendante, mais uniquement la forme de valeur d'usage. Son échange ne se règle plus sur la base de son coût, mais de son utilité, exprimée par sa productivité.

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Une dernière explication est nécessaire, concernant la célèbre question du " droit bourgeois dans la société socia­liste ".

Le principe selon lequel chaque individu, dans la société socialiste, reçoit de celle-ci " sous une autre forme... le même quantum de travail qu'il a fourni à la société sous une forme ", ce " droit égal " a été qualifié par Marx de " droit inégal... donc de droit bourgeois ". Autour de cette phrase, un système de mystifications a été échafaudé par les trotskistes, aussi bien que par les avocats de la bureaucratie stalinienne, pour prouver que la société socialiste est fondée sur l'inégalité, donc que " l'inégalité " existant en Russie ne démolit pas le caractère " socialiste " des rapports de production dans ce pays. Nous avons déjà dit plus haut qu' " inégalité " ne signifie nullement exploitation, et qu'en Russie ce n'est pas de " l'inégalité " dans la rétribution du travail, mais de l'appropriation du tra­vail des prolétaires par la bureaucratie, donc de l'exploitation qu'il s'agit. Cette simple remarque clôt la discussion sur le fond de la question. Néanmoins, un examen plus poussé du problème ne saurait être inutile.

En quoi le mode de rétribution du travail dans la société socialiste est-il, selon Marx, " bourgeois " ? Il est évident qu'il ne l'est que d'une manière métaphorique ; le serait-il littéra­lement, la société socialiste ne serait alors, ni plus ni moins, qu'une société d'exploitation : si la société ne payait les tra­vailleurs que de la " valeur de leur force de travail ", et si une catégorie sociale spécifique s'appropriait la différence entre cette valeur et la valeur du produit du travail - c'est en cela, comme on l'a vu, que consiste la répartition bour­geoise - nous nous trouverions devant une reproduction du système capitaliste. Combien Marx était loin d'une pareille absurdité, le prouve la phrase par laquelle il clôt son déve­loppement sur le " droit bourgeois " : " (Dans la société capitaliste) les éléments de la production sont distribués de telle sorte que la répartition actuelle des objets de consom­mation s'ensuit d'elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation diffé­rente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le socia­lisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démo­cratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de consi­dérer et de traiter la répartition comme chose indépendante du mode de production, et en conséquence de représenter le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répar­tition [50].  "

Mais cette expression métaphorique a une signification pro­fonde. Ce droit est un " droit bourgeois " parce que c'est un droit " inégal ". Il est inégal, parce que la rétribution des tra­vailleurs est inégale; en effet, celle-ci est proportionnelle à la contribution de chacun à la production. Cette contribution est inégale, parce que les individus sont inégaux, c'est-à-dire diffé­rents ; s'ils n'étaient pas inégaux, ils ne seraient pas des indi­vidus distincts. Ils sont inégaux aussi bien du point de vue des capacités que du point de vue des besoins. En rendant par conséquent à chacun " le même quantum de travail qu'elle a reçu de lui ", la société n'exploite personne ; mais elle n'en laisse pas moins subsister l'inégalité " naturelle " des individus, résultant de l'inégalité des capacités et des besoins de chacun.

Si aux nombres inégaux 4, 6, 8, j'ajoute des sommes égales je maintiens l'inégalité. Je la maintiens encore davantage si j'ajoute à ces mêmes nombres des sommes inégales propor­tionnelles à leur grandeur. Je ne peux arriver à l'égalité qu'en leur ajoutant des sommes inégales telles que le résultat de l'addition soit partout le même. Mais pour cela, sur le plan social, je ne peux plus prendre comme base la valeur produite par le travail. Sur cette base je ne pourrais jamais égaliser les individus. Il n'y a qu'une seule base sur laquelle " l'égalisation " des individus soit possible : c'est la satisfaction complète des besoins de chacun. Le seul point sur lequel deux individus humains peuvent devenir égaux, c'est qu'ils soient tous les deux saturés. C'est alors que l'on peut dire que " le résultat de l'addition est partout le même ", puisque nous sommes arrivés partout au même résultat : la satisfaction complète des besoins. Cette satisfaction des besoins, seule la phase supérieure de la société communiste pourra la procurer à ses membres. Jusque là, l'inégalité des individus se maintiendra, tout en s'estompant progressivement.

Marx exprime cette idée aussi d'une autre manière, égale­ment caractéristique : ce droit est bourgeois, parce que " dans sa teneur, il est fondé sur l'inégalité comme tout droit ". Le droit, par sa nature, ne peut consister que dans l'emploi d'une unité, qui ne peut être appliquée aux individus inégaux que par une abstraction, qui fait violence à ce qui est l'essence parti­culière de chaque individu, c'est-à-dire à ses caractéristiques spécifiques et uniques.

L'on voit donc facilement que " l'inégalité ", dont parlait Marx, n'avait rien à voir avec la grossière apologie de la bureaucratie que l'on essaya de faire en partant de ces idées. Entre cette " inégalité " et l'exploitation bureaucratique il y a le même rapport qu'entre le socialisme et les camps de concen­tration.


Notes

[48] K. Marx, Critique du programme de Gotha, pp. 23-24.

[49] K. Marx, Critique du programme de Gotha, p. 23.

[50] K. Marx, Critique du programme de Gotha, p. 26.


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