1953 |
Source : numéro 62 de Quatrième
Internationale, juillet 1953.
, précédé de l'introduction suivante : |
Comment les staliniens honorent Rosa Luxemburg
Janvier 1953
Il y a quelque temps, Fred Oelssner publia, chez Dietz, maison d'édition du S.E.D. de Berlin, une biographie de Rosa Luxemburg ; à la même époque y parurent également deux tomes de « Discours et écrits choisis », de Rosa Luxemburg. Ces publications constituent une surprise. Depuis 1924, c'est-à-dire depuis l'éclatement de la grande lutte pour le pouvoir dans le Parti communiste russe après la mort de Lénine, une campagne systématique fut déclenchée dans le Parti communiste allemand contre l'héritage spirituel de Rosa Luxemburg. Cette campagne fut déclenchée par Zinoviev lorsque celui-ci était encore président de l'Internationale Communiste et combattait aux côtés de Staline contre Trotsky. A chaque nouveau tournant dans la lutte de fraction et à chaque nouvelle doctrine élevée au rang de dogme, ces attaques furent élargies et accentuées. En travestissant et en falsifiant la pensée de Rosa, en y joignant l'ignorance et l'incompréhension envers des phénomènes historiques, on fabriqua le « luxembourgisme », prétendu système d'erreurs théoriques et de fautes tactiques qu'il fallait annihiler pour que le véritable esprit du bolchevisme dirige les partis communistes. Il est vrai qu'on célébrait également la grande révolutionnaire chaque année, au mois de janvier, lors de la commémoration des 3 L (Lénine, Liebknecht, Luxemburg) ; il est vrai qu'on citait la parole de Lénine selon laquelle elle avait été, malgré tout, « un aigle ». Mais pour prouver son orthodoxie, l'orateur d'occasion s'efforçait tout de suite après d'énumérer toute la liste des péchés de Rosa Luxemburg.
A-t-on opéré maintenant un tournant ? Prend-on une position plus objective envers Rosa Luxemburg, en lui permettant de prendre elle-même la parole ? On pourrait presque le supposer, car Oelssner affirme à trois endroits de sa biographie qu'il dira « la vérité », « la vérité objective », et « seulement la vérité ». Mais, si l'on y regarde de plus près, on constate que d'après lui, Rosa Luxemburg était bien une militante remplie des meilleures intentions, qui, de temps en temps, pensait et agissait même correctement, mais qui était absolument inapte à diriger la classe ouvrière en raison de son « luxemburgisme ». On « prouve » ensuite cette thèse en mobilisant une grande masse de pédantisme. Si nous ouvrons les « Discours et Ecrits choisis », nous y trouvons d'abord une préface de Wilhelm Pieck, ensuite trois articles de Lénine, et finalement un article de Staline. Cela fait 153 pages imprimées avant que Rosa Luxemburg puisse prendre elle-même la parole dans ses propres Œuvres choisies ! Tout ce rassemblement d'autorités ne vise qu'un seul but (après les rituels coups de chapeau à « l'aigle ») : prouver que Rosa Luxemburg avait commis dans sa vie erreur sur erreur ; qu'elle ignorait les conditions les plus élémentaires de la lutte révolutionnaire ; qu'elle avait toujours été une pauvre menchevik et que — comme Oelssner le constate lapidairement — « ses conceptions ont été une des causes décisives des défaites du Parti communiste allemand après sa fondation ».
Mais regardons de plus près ces affirmations.
Le premier article de Lénine est sa réponse aux articles devenus célèbres que Rosa Luxemburg publia dans la Neue Zeit de 1904 : « Questions d'organisation de la social-démocratie russe ». Elle y défendait une forme d'organisation démocratique du Parti contre le centralisme exagéré de Lénine. Lénine venait de publier dans son livre « Un pas en avant, deux pas en arrière », une analyse du deuxième congrès de la social-démocratie russe (1903) et un exposé de sa propre attitude en la matière. Lors de ce congrès, il avait défendu la conception d'un parti rigoureusement centralisé de révolutionnaires professionnels, qui devait être entouré de divers cercles ouvriers plus ou moins étroitement liés au Parti. Cette conception fut soulignée par des phrases caractéristiques ainsi conçues :
Le bureaucratisme versus démocratisme, c'est bien le centralisme versus autonomisme; c'est le principe d'organisation de la social démocratie révolutionnaire par rapport au principe d'organisation des opportunistes de la social démocratie... Le premier tend à émaner du sommet, préconisant l'extension des droits et des pleins pouvoirs de l'organisme central par rapport à la partie.
L'idée fondamentale du camarade Martov... est précisément un faux « démocratisme » ; c'est l'idée de la construction du Parti de la base au sommet. Mon idée, par contre, est « bureaucratique » en ce sens que le Parti se construit du sommet à la base, du congrès du Parti aux diverses organisations du Parti.
Opportunisme et anarchisme ou bureaucratisme et formalisme ? C'est ainsi que se présente la question... Et en examinant quant au fond les arguments pour et contre ma formule, c'est cette façon d'envisager le problème qu'il faut avoir en vue... qui nous a été imposée par les événements.
[S]i le Parti est un tout, il faut lui assurer le contrôle sur les comités locaux... Nos statuts à nous... constituent une défiance organisée du Parti envers tous ses éléments, c'est-à-dire un contrôle sur toutes les organisations locales, régionales, nationales et autres.1
Naturellement. Lénine avait reprit le mot « bureaucratisme » de ses adversaires pour les provoquer ainsi fièrement. Mais l'ironie légère qu'il laissa transpirer dans l'usage de ce mot disparaît presque entièrement dans la défense de son système dans lequel — comme Rosa Luxemburg s'exprima — « le Comité Centrai apparaît comme le seul noyau du Parti, et toutes les autres organisations (apparaissent) seulement comme ses organes exécutifs ». Lénine avait repris certains traits fort essentiels du type d'organisation blanquiste, cette organisation de la « minorité capable d'initiative », une élite repliée sur elle-même soumise à une discipline presque militaire. Il correspondait, par conséquent, tout à fait à la conception de Lénine, que le Congrès donne au Comité Central le droit statutaire, d'organiser des comités locaux, d'influencer leur composition, de les dissoudre et de les reconstituer éventuellement, de sorte que le Comité Central pouvait, en définitive, influencer de façon décisive la composition du Congrès lui-même, auquel il était subordonné. C'est précisément ainsi que Lénine chercha à atteindre son but, à savoir empêcher la pénétration du réformisme dans le Parti, par des moyens organisationnels.
Dans ses articles, Rosa Luxemburg expose les différences entre la tactique blanquiste et la tactique de la social-démocratie moderne, de laquelle découlerait une différence profonde de formes et de méthodes d'organisation. Elle admet elle-même que la lutte exige l'unité et la centralisation du Parti, mais de sorte à assurer aux organes inférieurs l'initiative nécessaire et une critique efficace. Elle indique que le grand renouveau dans la tactique de la social-démocratie russe, qui venait de se produire depuis une décade avec l'apparition des démonstrations de rue, des grèves de masse, etc., n'avait pas été inventé par des organisations et par leurs dirigeants, mais avait été « chaque fois le produit spontané du mouvement déclenché ». Un organisme central trop puissant aurait tendance à devenir une force conservatrice, freinant l'apparition de formes de lutte nouvelles, comme cela se manifestait déjà au sein de la social-démocratie allemande. Un tel danger serait encore davantage accentué avec une structure d'organisation telle que Lénine la proposait. D'après elle, l'hypercentralisme de Lénine serait, dans toute son essence, porté non par un esprit positif, créateur, mais par un esprit stérile de gardien de nuit. Ses pensées seraient concentrées sur le contrôle de l'activité du Parti et non sur sa fécondation, sur la limitation du Parti et non sur son développement, sur un corsetage rigide, et non sur un véritable rassemblement des forces. Elle conclut par l'idée suivante : « Des erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement beaucoup plus fécondes et valables que l'infaillibilité du meilleur des Comités Centraux ».
La réponse de Lénine, reproduite dans les « Discours et Écrits choisis » de Rosa Luxemburg, ne reprend pas les arguments de Rosa, esquissés très brièvement ici. Il nie seulement avoir défendu un hypercentralisme. Son argument principal, c'est que les larges pouvoirs du Comité Central n'ont pas été revendiqués par lui, mais ont été introduits dans les statuts par une Commission composée en majorité de ses adversaires — coup polémique qu'il porta certainement avec un large sourire, puisque ces statuts correspondaient bien à ses propres conceptions. Toute la réponse de Lénine apparaît comme un plaidoyer en faveur de circonstances atténuantes ; plus tard, Lénine admit d'ailleurs qu'il avait exagéré les choses à ce Congrès.
Mais il est caractéristique de la façon dont a été conçue l'édition des « Discours et Écrits choisis » que si l'on reproduit l'article de Lénine, presque incompréhensible pour le lecteur actuel, non seulement pour abaisser Rosa Luxemburg en tant que théoricienne, mais encore, pour l'accuser de méthodes polémiques malhonnêtes, on ne reproduit pas l'article de Rosa Luxemburg contre lequel Lénine s'adresse.
Il nous faut ajouter deux remarques concernant ce débat de l'année 1904. Il ne se passa pas un an avant que le point de vue de Rosa Luxemburg se trouva complètement justifié. Elle avait indiqué le rôle créateur des mouvements de masse, et cela est encore cité aujourd'hui comme son péché mortel. Mais pendant la révolution de 1905, ce fut l'action spontanée des masses qui forgea l'arme révolutionnaire : les grèves géantes aux millions de participants, et la direction centrale de lutte : le soviet des députés ouvriers de Pétrograd. Et Lénine qui abandonna, dans la lutte pratique toute l'arrogance qu'il manifestait quelquefois dans les discussions théoriques, se vit amené à imposer à ses propres « hommes de comités » précisément les principes d'organisation que Rosa Luxemburg avait défendus.
N'oublions d'ailleurs pas que la reproduction de l'article de Lénine à cet endroit précis a d'autre part pour but de justifier la déformation monstrueuse des idées d'organisation léninistes par Staline, d'après lequel le Comité Central possède le droit d'imposer à des fonctionnaires incommodes, la confession de « crimes » qui les amènent ensuite au gibet.
On reproduit ensuite un long article (75 pages) de Lénine, de 1914 sur la question du droit des peuples, à disposer d'eux-mêmes ; qui contient une polémique contre un écrit polonais de Rosa Luxemburg datant de 1908-1909 : « La question nationale et l'autonomie ». L'article de Lénine apporte des arguments convaincants contre certaines conceptions de Rosa. Mais les éditeurs passent sous silence le fait que Lénine reconnut dans un long débat avec Boukharine, Radek et les camarades hollandais, que le point de vue stratégique de Rosa Luxemburg avait été correct, de son point de vue, dans la question décisive, la question polonaise. Ajoutons d'ailleurs deux points caractéristiques : l'article de Lénine représente la condamnation la plus violente de la politique nationale stalinienne ; aucun des travaux de Roua Luxemburg sur la question nationale n'a été reproduit.
Alors que le recueil contient une série d'articles de Rosa Luxemburg qu'on aurait bien pu laisser de côté, parce qu'ils furent écrits au jour le jour, et sont devenus en partie presque incompréhensibles sans commentaires, on n'apporte pas aux lecteurs des travaux d'une importance exceptionnelle. Indiquons seulement à ce sujet les travaux polonais inconnus en Allemagne, que Rosa Luxemburg consacra aux problèmes tactiques de la révolution russe de 1905. Il est compréhensible que les éditeurs ne mentionnent même pas l'existence de ces articles, bien qu'ils les aient à leur disposition, car ces travaux indiquent non seulement toute l'importance de Rosa Luxemburg en tant que dirigeante révolutionnaire, mais constituent, en outre, la réfutation la plus éclatante d'une demi douzaine d'attaques les plus violentes dirigées contre elle. C'est la méthode préférée de ce genre d'éditions, de diminuer toute personnalité qui n'est pas persona grata des autorités préposées, à l'aide de déformations, de falsifications et d'inventions pures, et d'enlever en même temps au lecteur toute possibilité de contrôler lui-même, aux sources, ces accusations et reproches.
Cette méthode atteint son sommet dans la reproduction d'une lettre que Staline adressa en 1931 à la revue Proletarskaïa Revolioutsia, qui clôt cette étrange ouverture aux discours et écrits de Rosa Luxemburg. Cette lettre inaugura en quelque sorte la grande action de falsification systématique de l'histoire entreprise en Russie. Voici ce qui motiva sa rédaction. En 1930, l'historien du parti Sloutsky avait publié une étude dans laquelle il constata que Lénine n'avait jamais cherché avant 1914 à scinder la IIe Internationale ou un des partis sociaux-démocrates européens, et qu'il n'avait même pas appuyé la lutte de la gauche allemande contre le « centre » marxiste autour de Kautsky. Sloutsky n'avait pas pu trouver un seul document prouvant le contraire. Cette constatation est absolument correcte. Lénine pouvait être enclin à désirer le départ de l'Internationale de certains courants, mais il était suffisamment réaliste pour comprendre que la scission d'un parti de masse est autre chose que la scission d'un parti illégal de cadres, qu'une telle scission aurait constitué une idiotie dans les circonstances données. Et Lénine considéra Kautsky jusqu'à l'éclatement de la guerre, comme le théoricien dirigeant de l'Internationale et un de ses maîtres ; c'est un fait qu'il a repris de Kautsky une série d'idées qui ont été ces derniers temps attaquées ou défendues comme spécifiquement léninistes. Dans la discussion entre la tendance de Rosa Luxemburg et celle de Kautsky, Lénine ne voyait qu'un de ces conflits qui peuvent éclater occasionnellement entre penseurs d'un même courant, non une lutte entre des conceptions différentes. Qu'il en fut ainsi, est indiqué non seulement par le fait qu'il s'abstint d'intervenir dans toutes ces questions, mais encore par toute la fureur propre à quelqu'un qui s'est trompé, avec laquelle il s'attaqua à Kautsky dès l'éclatement de la guerre, lorsque Kautsky proclama qu'il ne peut y avoir de lutte de classe, de véritable lutte contre la guerre pendant celle-ci. Lénine écrivit alors : Rosa Luxemburg a eu raison dans son jugement sur Kautsky.
Comment Staline réagit-il à l'étude de Sloutsky ? Il commença par décréter : Qui a besoin de documents et de preuves ? N'est-ce pas un axiome que Lénine a toujours recherché la scission avec les opportunistes de la social-démocratie allemande (Kautsky) et avec les opportunistes de la IIe Internationale dans la période d'avant-guerre ! Sinon, Lénine n'eut pas été un bolchevik ! Et comme la revue Proletarskaïa Revolioutsia, en publiant l'article de Sloutsky, s'était bien délimitée de celui-ci mais avait ajouté qu'il était d'actualité et de grande importance d'analyser plus profondément le problème des rapports des bolcheviks avec la IIe Internationale, Staline se déchaîna :
Cela signifie que vous avez l'intention d'impliquer les gens à nouveau dans une discussion concernant des questions qui sont des axiomes du bolchevisme. Cela signifie que vous avez à nouveau l'intention de transformer la question du bolchevisme de Lénine d'un axiome en un problème qui a besoin d'une « analyse plus approfondie »... Et vous nous trainez en arrière en essayer de transformer un axiome en un problème qui exige une « analyse plus approfondie ». Pourquoi ?... Peut-être (…) par libéralisme pourri, pour que Sloutski et d'autres disciples de Trotsky ne puissent dire qu'on leur ferme la bouche ? Libéralisme bien étrange que celui-là...
Il s'agit donc d'axiome, de fait n'exigeant aucune preuve ! Cela signifie : voilà un fer par trop chaud pour que quelqu'un puisse y toucher impunément ! Et Staline continue : Lénine n'a pas eu de succès dans sa lutte contre les kautskystes de la IIe Internationale par suite des fautes de la gauche allemande, c'est-à-dire de Rosa Luxemburg. Il énumère alors tous les reproches qu'on n'avait jamais avancés contre Rosa Luxemburg, de façon grossière et plate. Finalement se déclenche contre le pauvre Sloutsky, une tempête où nous ne voulons citer que quelques injures : « émetteur de platitudes ; rat d'archives dégénéré ; calomniateur de l'histoire ; reproches bruyants ; manœuvre de faussaire ; contrebandier trotskyste ; trotskyste camouflé », etc. Il faut lire cette lettre pour comprendre le but de cet exercice de style. La main qui écrivait de telles injures cherchait déjà à se saisir du cou. Sloutsky devint la victime de ceux qui firent l'assassinat en masse de 1936-38. Et de même que Zinoviev, Boukharine, Smirnov, etc., furent forcés de travestir leur propre physionomie politique en une grimace repoussante, pour que Trotsky soit mûr pour la hache qui devait lui enfoncer le crâne, de même la campagne déjà menée depuis des années et maintenant reprise une fois de plus contre Rosa Luxemburg a pour but de déformer et de détruire le caractère politique de la grande révolutionnaire.
Il est tout à fait impossible de démasquer toutes les déformations et tous les faux, de même que toutes les bêtises, qui devaient être utilisées pour attaquer la théoricienne et la militante politique Rosa Luxemburg. Il faudrait écrire un livre pour les réfuter. J'ai indiqué, dans un article publié dans le n° 2 (2e année) de la revue Aufklärung ce qui subsiste après un tel déblaiement de la prétendue « théorie de la spontanéité » de Rosa Luxemburg. Avant de passer à un problème plus spécial, donnons un exemple de la façon dont ces accusations se fabriquent. Dans les thèses pour sa « brochure Junius », Rosa Luxemburg avait écrit qu'à l'époque de l'impérialisme, il ne pouvait plus y avoir de guerres nationales. Lénine répondit que cela était erroné. Il énuméra une série de guerres nationales de défense possibles, même à notre époque, entre autres les guerres nationales de pays coloniaux et semi-coloniaux contre l'impérialisme, qui n'étaient pas seulement vraisemblables, mais même inévitables. En cela, il avait naturellement raison. Mais Lénine ajouta, tout de suite :
Il est possible que la négation des guerres nationales en général soit ou bien une inadvertance ou bien une exagération commise accidentellement en soulignant cette idée très juste que la guerre actuelle est impérialiste et non pas nationale.
En cela, il touchait juste. Chaque écrivain sait comment, pris dans l'étroit filet de ses propres pensées, on donne facilement une forme beaucoup trop générale à une pensée déterminée. Comme tout le passage d'où l'affirmation précitée est tirée l'indique clairement, Rosa Luxemburg n'y pensait qu'aux conflits entre des puissances impérialistes, chez lesquelles « les intérêts nationaux ne servent que de moyens pour tromper et pour asservir les masses populaires à leur ennemi mortel, l'impérialisme ».
Quiconque connait les travaux de Rosa Luxemburg dans lesquels elle traite de la question coloniale, notamment son « Introduction à l'Economie politique », son « Accumulation du capital », sa « Brochure Junius », ne peut avoir le moindre doute qu'elle aurait appuyé avec un enthousiasme prononcé les guerres de défense des peuples coloniaux contre l'impérialisme. Mais on utilisa la remarque de Lénine ; d'abord, pour démontrer l'incapacité de Rosa Luxemburg à penser de façon théorique. Ensuite, on grossit le reproche d'étape en étape, jusqu'à ce qu'il devienne un véritable mensonge dans l'article précité de Staline :
Les sociaux-démocrates de gauche en occident (…) repoussèrent (!) la thèse de la grande importance révolutionnaire du mouvement (!) de libération des colonies et des pays opprimés.
Ainsi le grand homme s'étant prononcé, l'esprit contre-révolutionnaires de Rosa Luxemburg devient « notoire ». Du moins cela suffit pour Oelssner, qui « constate » que « l'erreur de Rosa Luxemburg » ainsi découverte découle directement... de sa théorie de l'accumulation !
Il faut nous occuper maintenant de ce Fred Oelssner. Jusqu'à présent, on avait l'habitude de reprocher à Rosa Luxemburg certaines erreurs théoriques et des fautes tactiques isolées, qu'on relia ensuite les unes aux autres sous la marque déposée du « luxembourgisme ». Oelssner se charge par contre de liquider complètement la théoricienne Rosa Luxemburg. Il a analysé à fond son œuvre et « constaté » : Elle ne comprenait rien à la philosophie, elle occupa « d'une part la position d'un matérialisme mécaniste, non-dialectique, d'autre part la position d'un idéalisme honteux ». Du matérialisme dialectique elle ignora le premier mot, enfin elle ignora tout de cette base philosophique de toute la science marxiste que le camarade Staline définit de façon classique. Le matérialisme historique « se modifia chez elle en « déterminisme économique simple ou, si l'on veut, en fatalisme historique ». Et finalement toute son œuvre économique est basée sur une incompréhension des fondements de l'économie politique marxiste. Elle n'a « pas compris complètement la loi de la valeur, la loi de développement fondamentale de la production de marchandises basées sur la propriété privée ». On voit : quelle ignorance ! Rosa Luxemburg devient une naine devant ce géant de Fred Oelssner.
Il est vrai que ce Fred Oelssner est un homme si haut-gradé que Rosa ne parvient même pas à ses genoux ! Il est membre du bureau politique du S.E.D., chef de l'Institut Marx-Engels-Lénine, auprès du Comité Central du S.E.D., lauréat d'un prix d'Etat et régulateur stalinien de toute la science dans la zone orientale d'Allemagne. A Moscou, la faux de la mort du G.P.U. l'avait frôlé de près pendant les années 1930 et ainsi, il sait exactement ce qui convient en toute circonstance. Il chante les hymnes les plus émouvants sur son maître ; les œuvres de Staline lui apparaissent « les sommets de la connaissance humaine ». Il sait distribuer les platitudes de Staline avec les mêmes gestes magistraux que si c'étaient des ducats d'or. Voilà l'homme rêvé pour remettre une Rosa Luxemburg à sa place.
Nous ne pouvons malheureusement pas analyser en détail ce qu'il écrit dans 40 pages de son livre au sujet de « L'Introduction à l'Economie politique » de Rosa Luxemburg. Il faut lui abandonner ses petits trucs et son pédantisme mesquin ; et, même parmi les questions sérieuses, nous ne pouvons choisir ici que les plus importantes. Mais il suffit d'autre part d'examiner la critique d'Oelssner des conceptions économiques de Rosa Luxemburg, puisqu'il dit lui-même que toutes ses « erreurs » partent de ces conceptions, qu'elle a « construit son système erroné pierre par pierre... sur sa conception économique fondamentale qui est erronée ». La critique d'ensemble d'Oelssner vaut donc exactement ce que vaut sa propre conception économique.
D'après Oelssner, Rosa Luxemburg ne sait même pas ce qu'est l'économie politique en tant que science. D'après elle, la science économique ne commence qu'avec le capitalisme. Elle continue :
L'économie politique en tant que science a fini son rôle dès que l'économie anarchique du capitalisme a été remplacée par un système économique planifié, organisé et dirigé consciemment par toute la société laborieuse. La victoire de la classe ouvrière moderne et la réalisation du socialisme signifient ainsi la fin (le l'économie politique en tant que science. Voici où se noue l'interrelation particulière entre l'économie politique et la lutte de classe du prolétariat moderne... L'économie politique aboutit à la théorie de Marx, mais elle y trouve à la fois sa perfection et sa fin. Ce qui peut suivre c'est — outre le perfectionnement de la doctrine marxiste pour des cas spéciaux — seulement sa traduction en actes, c'est-à-dire la lutte du prolétariat international pour la réalisation de l'ordre économique socialiste.
Voici ce qui provoque le courroux de Fred Oelssner. Rosa Luxemburg « cherche à réduire l'économie politique à la seule époque du mode de production capitaliste, alors que la production de marchandises existe comme on sait depuis bien 7.000 ans déjà ». Marx n'a-t-il pas reconnu l'économie politique d'Aristote, ne place-t-il pas le début de l'économie politique classique avec William Petty qui vécut au milieu du XVIIe siècle ? Cette science existe donc déjà depuis plus de 2.000 ans.
Oelssner ne nous répète cependant pas ce que Marx écrit au sujet d'Aristote. Celui-ci découvrit en effet que dans l'échange de marchandises contre argent il faut : qu'il y ait quelque chose de commun entre les deux, mais quelque chose d'étranger à leur nature comme chose, à leur valeur d'usage, Mais son analyse échoua dans le manque de découverte du principe de la valeur :
Le secret de l'expression de la valeur... ne peut être déchiffré... que dans une société dans laquelle la marchandise est devenue la forme générale du produit du travail, dans laquelle donc également les rapports réciproques entre les hommes en tant que propriétaires de marchandises sont devenus le rapport social dominant. Le génie d'Aristote brilla en ceci qu'il découvrit une relation d'identité dans l'expression en valeur des marchandises. Seule la barrière historique de la société dans laquelle il vécut l'empêcha de découvrir en quoi consiste en vérité ce rapport d'identité.
(Le Capital, tome I, ch. 1)
Dans le monde commercial grec encore modestement développé, un génie pouvait bien découvrir un problème économique, mais une science économique n'était pas encore possible.
Puisque Marx place le début de l'économie politique à Petty, nous ne voulons pas lésiner et admettrons que Rosa Luxemburg a subtilisé 100 années au développement de cette science. Entre Aristote et Petty, il y a encore nombre de savants qui se sont occupés de problèmes économiques : les Italiens, Saint-Thomas d'Aquin, etc. On pourrait caractériser ces 2.000 ans comme la période alchimique de l'économie politique, la période dans laquelle, sur la base de l'esclavage ou de la société féodale, la production de marchandises simples et le commerce commencent à s'imposer par ci par là, puis à se généraliser. A cette époque, tous les phénomènes économiques sont encore transparents. On vécut au jour le jour, on donna et reçut, et tout était compréhensible à l'exception de quelques questions de détail qui créèrent des difficultés. Mais des centaines de phénomènes contradictoires et à cause de cela d'abord incompréhensibles, phénomènes qui culminèrent en ce que des centaines de milliers d'hommes devaient avoir faim parce qu'il y avait trop de vivres, ces phénomènes n'apparurent que plus tard, qu'avec « une société dans laquelle la marchandise devient la forme générale du produit du travail », c'est-à-dire la société capitaliste. C'est seulement dans cette société qu'on ressentit le besoin de l'économie politique en tant que science.
Que dire au sujet de cette science dans le socialisme ? Oelssner dit : « Nous savons aujourd'hui qu'avec le développement du mode de production socialiste s'est également ouverte une nouvelle étape dans l'économie politique, l'économie politique du socialisme, dont le représentant le plus remarquable est le camarade Staline », Oui, si on appelle « socialiste » une société pleine de contradictions éclatantes, avec le maintien du salariat et même l'apparition du travail d'esclave. Rosa Luxemburg, il est vrai, avait d'autres conceptions du socialisme. Dans une économie planifiée vraiment socialiste, pensait-elle, il faudrait sans doute employer encore nombre de sciences tributaires ; les mathématiques joueraient sans doute un rôle beaucoup plus grand qu'aujourd'hui ; des questions nouvelles feraient leur apparition qui se laissent résoudre facilement sous le capitalisme, grâce à la « demande effective », comme la question d'harmoniser les aspirations et désirs particuliers de tous les hommes avec l'efficacité productive calculée, ou la question importante de savoir combien de papier la société mettrait à la disposition d'un futur Fred Oelssner pour l'impression d'infamies stupides. La solution de toutes ces questions ne sera certes pas facile. Mais il n'y aura plus de phénomènes économiques mystérieux nécessitant une analyse scientifique. La nature posera encore des barrières à l'homme, mais il n'y aura plus de processus économiques qui se dérouleraient dans son dos et en dehors de sa volonté. Voilà comment on peut s'imaginer les choses pour une véritable société socialiste ayant atteint son plein développement.
Oelssner a donc tort quand il écrit : « L'erreur de Rosa Luxemburg provient de ce qu'elle prend comme objet des recherches (de l'économie politique) non les lois des rapports de production, mais les rapports d'échange, les lois anarchiques du marché, qui disparaissent naturellement sous le socialisme ». Il n'indique pas d'un traître mot quels « rapports de production » nécessiteraient une analyse scientifique dans une société où il n'y aurait plus ni anarchie ni exploitation.
Son principal reproche, c'est que Rosa Luxemburg aurait une « conception d'échange », qu'elle partirait dans son analyse de l'échange et non de la production. Quelquefois on a l'impression que quand Oelssner écrit « partir de », il veut dire « commencer par ». On pourrait alors remarquer :
que « L'introduction à l'Economie politique » ne traite en effet que de la circulation des marchandises et de la vente de la force de travail, parce que le reste du manuscrit, traitant du processus de production, a été perdu ;
que Marx, dans les 140 premières pages du Capital qui traitent des mêmes problèmes, ne se maintient également que dans la sphère de l'échange.
Ainsi Oelssner aurait prouvé — de mieux en mieux ! — que Marx n'avait pas compris sa propre théorie avant que lui, Oelssner, puisse la lui expliquer.
Mais il faut préciser ce reproche de la « conception d'échange ». Ce sont les économistes primitifs qui partirent de l'échange, qui considérèrent la plus-value comme une simple addition aux prix des marchandises lors de leur vente. De l'échange partaient également les premiers socialistes utopiques qui le considéraient comme une simple tromperie, puisque les ouvriers ne reçoivent pas la « pleine valeur de leur travail ». De l'échange partent aussi tous les économistes vulgaires qui regardent les problèmes économiques du point de vue d'un petit mercanti. Et c'est un tel point de vue de petit mercanti qu'on reproche à Rosa Luxemburg ! Comment ? Voici l'argument principal de Fred Oellsner :
D'après les conceptions de l'auteur (Rosa Luxemburg), l'échange ne réalise pas le rapport entre des producteurs, reliés entre eux par le travail et séparés mutuellement par la propriété privée, mais l'échange crée cette interrelation et représente d'après elle le seul lien véritable entre les membres de la société.
De quoi s'agit-il ? Rosa Luxemburg oppose une société produisant des marchandises à une économie naturelle, plus exactement à une société communiste (primitive), dans laquelle les producteurs sont directement liés les uns aux autres dans la communauté, dans laquelle production et consommation forment encore un processus fermé. Afin de marquer de façon aussi frappante que possible les différences, elle suppose un saut brusque d'une société à l'autre. Elle prend un cordonnier qui auparavant couvrait les besoins de la communauté et qui, en échange, était entretenu par la société. Qu'arrive-t-il de ce cordonnier transporté dans une société produisant des marchandises ?
...Personne ne dit à notre cordonnier qu'il doit produire, ce qu'il doit produire, combien il doit produire. Personne ne lui demande d'autre part s'il a besoin de vivres, lesquels, et combien. Personne ne n'occupe de lui ; il n'existe pas pour la société. Il n'annonce son existence à la société qu'en apparaissant sur le marché avec les produits de son travail. On accepte son existence quand on accepte ses marchandises. Son travail devient du travail socialement nécessaire, c'est-à-dire, qu'il est reconnu comme un membre produisant de la société, dans la mesure où on accepte ses souliers en échange... En tant qu'homme privé, il n'est donc pas membre de la société ; son travail privé n'est pas encore travail social... C'est chaque paire de souliers qu'il arrive à échanger qui fait de lui un membre de la société ; comme chaque paire de souliers invendue l'exclut pour ainsi dire de la société... Ses souliers lui permettent de s'intégrer dans la société et ce, seulement dans la mesure ou ils ont de la valeur d'échange, où ils sont vendables en tant que marchandises.
Tout cela est quand même tout à fait clair. Oelssner semble se heurter à la formule de Rosa Luxemburg concernant les liens sociaux qu'établit l'échange ; c'est pourquoi pour lui Rosa devient une économiste vulgaire. Mais regardons ce que Marx lui-même écrit dans son passage célèbre sur le fétichisme de la marchandise (Capital, tome I, ch. I).
Comme les producteurs n'entrent en contact social les uns avec les autres qu'à travers l'échange des produits de leur travail, le caractère spécifiquement social de leur travail n'apparaît, lui aussi, que dans l'échange, Autrement dit, : les travaux privés ne deviennent, en effet, des parties du travail social total que par les relations qu'établit l'échange entre les produits de leur travail, et à travers eux, entre les producteurs... C'est seulement dans cet échange que les produits du travail acquièrent une objectivité sociale égale en tant que valeurs, séparée de leur objectivité d'usage sensoriellement différente.
Qu'on compare les deux citations, et on constatera que les pensées concordent complètement dans les deux passages, bien que Marx, poursuivant un raisonnement différent, parte de la marchandise et non de l'homme. C'est l'échange qui donne une existence sociale aux marchandises et aux hommes. Et ainsi Marx lui-même devient pour le grand marxiste et lauréat du prix d'Etat qu'est Fred Oelssner, un misérable économiste vulgaire ! Et ce remplaçant du plus génial de tous les savants ne peut quand même commettre une erreur en la matière.
Suivons-le encore un pas. Il choisit un passage de « L'Introduction à l'Economie politique » de Rosa Luxemburg, qui dans son ensemble est ainsi conçu :
Nous avons fait réapparaître progressivement une certaine interrelation de façon tout à fait mécanique au sein de notre communauté qui, après l'effondrement du, régime communiste et de la propriété commune, après la disparition de toute autorité dans la vie économique, de toute organisation et planification dans le travail, de tout lien entre les membres individuels au lendemain de cette catastrophe, paraissait désespérée. Sans aucun accord entre les membres individuels, sans intervention d'aucune puissance supérieure, les tronçons différents se réunissent tant bien que mal en un tout nouveau. L'échange lui-même régularise de façon mécanique, pareil à une pompe, toute l'économie ; il crée un lien entre les différents producteurs, il les oblige à travailler, il règle leur division de travail, il détermine leur richesse et le partage de cette richesse. L'échange gouverne la société. »
Les phrases que nous avons soulignées, Oelssner les tire hors de leur contexte et trouble ainsi la compréhension de leur signification. Cela ne lui suffit même pas ; il introduit cette « citation » de la façon suivante :
D'après Marx, c'est la loi de la valeur, résultant de rapports de production sociaux déterminés, qui régularise la production anarchique de marchandises. Pas pour Rosa Luxemburg. Pour elle, ce n'est pas la production qui est la base du développement social, mais l'échange.
Cela n'est, ni plus ni moins, qu'une falsification. En introduisant en contrebande dans le texte le mot « base » et en mélangeant « base » et « régularisation » il falsifie complètement le sens du passage de Rosa Luxemburg. On ne peut citer à sa défense qu'un seul fait. Dans tout ce qu'il écrit, l'échange lui paraît quelque chose de tellement secondaire, accessoire, de moindre valeur, un facteur dont il ne faut tenir compte qu'en dernière analyse, lorsqu'on dresse le bilan de l'économie dans son ensemble. Ainsi il obtient un véritable complexe « anti-échangiste », et dès qu'il lit ce mot, son cerveau se vide de sang.
Dans l'économie de marchandises, production et échange constituent une unité indissoluble qui est justement l'économie dans son ensemble. Cela va tellement de soi qu'on ne peut supposer que Marx ne l'ait pas vu ainsi. Oelssner lui-même cite immédiatement avant sa falsification la phrase de Marx : « Ce que j'ai à examiner dans cet ouvrage (le Capital), c'est le mode de production capitaliste et les rapports de production et de circulation correspondants » (circulation signifie ici échange). La base du mode de production, ce sont les rapports de production. Leur caractéristique, sous le capitalisme, c'est le rapport entre ouvrier et capitaliste. Au cours de la production se réalise l'exploitation et se produit la plus-value. Dans l'échange on constate si la production anarchique, sans plan, correspond aux besoins sociaux (aux besoins capables de payer leur satisfaction !), si les marchandises peuvent être vendues et si, de ce fait, la plus-value contenue dans les marchandises peut être empochée, réalisée. L'échange régularise dans ce sens également, à travers des hauts et des bas, la production elle-même ; il détermine le niveau de la technique productrice et tout le reste, que Rosa Luxemburg indique dans le passage cité. Production et échange réagissent constamment l'un sur l'autre, se déterminent l'un l'autre. On n'a qu'à se représenter tout le mécanisme économique pour comprendre combien tout cela va de soi. Mais comme certaines gens ont absolument besoin du témoignage d'une autorité pour faire confiance à leurs propres sens, nous leur offrons ici une formule particulièrement frappante de Marx dans la « Critique de l'Economie politique » :
L'échange des marchandises, c'est le processus dans lequel le métabolisme social, c'est-à-dire l'échange des produits particuliers d'individus privés, constitue en même temps la création de rapports de production sociaux déterminés, que les individus engagent mutuellement dans ce métabolisme.
Si Staline avait déjà démis Marx de ses fonctions, avec quelle violence Oelssner ne se serait-il pas attaché à cette citation !
D'après Oelssner, la conception de Rosa Luxemburg devient un « système erroné » de par son attitude envers l'échange et envers le problème de la réalisation de la plus-value. Ce « système » se manifeste ensuite dans son incompréhension envers une douzaine de problèmes fondamentaux de la théorie et de la tactique, sinon plus. Cela se manifeste notamment avec l'argent, dont elle énumère les fonctions « dans une succession (!) erronée », ce qui représente une erreur « décisive ». Cela se manifesterait également dans la façon dont elle traite la question des crises.
Oelssner cite ici un passage de Rosa Luxemburg concernant les effets du crédit, où elle dit que celui-ci accentue « la contradiction entre le mode de production et le mode de répartition, en accentuant à l'extrême la production tout en paralysant à la moindre occasion l'échange ». Cela n'est naturellement pas tout ce qu'elle a à dire sur les crises, mais cela suffit pour que Oelssner lui apprenne que, pour Marx, la contradiction fondamentale n'est pas entre la production et l'échange, mais entre le caractère social de la production et la forme privée de l'appropriation. Demandons à Marx lui-même son avis. Il écrit (Capital, tome III) :
Ainsi que sont les choses, le remplacement du capital investi dans la production dépend en grands partie de la capacité de consommation des classes non productives, alors que la capacité de consommation des travailleurs est partiellement limitée par le fait qu'on ne les utilise que dans la mesure où on peut les utiliser avec profit pour la classe capitaliste. La cause dernière de toutes les crises reste ainsi toujours la pauvreté et la limitation de consommation des masses face à la tendance des capitalistes de développer les forces productives de telle façon comme si la capacité consommatrice absolue de la société constitue sa limite.
Cela signifie que c'est par manque d'une demande effective, empêchant l'échange de tous les produits, que les crises éclatent. C'est tout ce que Rosa Luxemburg avait affirmé. Cela nous amène à l'accumulation du capital. Heureusement, dans cette question fort compliquée, nous pouvons être fort brefs, puisque Oelssner lui-même ramène tout à un seul point décisif. On sait que Rosa Luxemburg était d'avis que les capitalistes assoiffés de profit étaient obligés par la concurrence d'étendre de plus en plus leur appareil de production et d'améliorer toujours de plus en plus leurs méthodes de production, accroissant ainsi la productivité. Mais cette masse toujours croissante de produits ne pouvait être pleinement distribuée dans les conditions capitalistes que si le capitalisme pénétrait toujours plus profondément dans des régions à modes de production arriérés, et détruisait ainsi ces modes de production. C'est un processus qui se serait manifesté dès l'origine du capitalisme et qui se déroulerait de façon de plus en plus accélérée. Si le capitalisme a pénétré dans le monde entier et s'est fait le seul mode de production, il se heurte à une barrière qui ne rend plus possible un développement capitaliste ultérieur, et il est condamné à s'effondrer. D'après Oelssner, toute cette théorie d'effondrement du capitalisme serait complètement non marxiste ; il n'existerait aucune barrière de la sorte ; cette conception découlerait de l'idée erronée que Rosa Luxemburg se faisait de l'échange et de la réalisation de la plus-value ; elle démontrerait de cette façon son matérialisme mécaniste, son objectivisme, son fatalisme, et Dieu sait quels autres péchés contre le Saint-Esprit. Cependant nous lisons chez Marx (Capital, tome III) :
Voici maintenant le deuxième acte du processus. Toute la masse de marchandises... doit être vendue. Si cela ne se fait point ou seulement en partie, l'ouvrier reste bien exploité, mais son exploitation ne se réalise pas comme telle pour le capitaliste, elle peut être combinée avec pas de réalisation, ou une réalisation seulement partielle de la plus-value extorquée ; elle peut même être accompagnée d'une perte partielle ou totale du capital. Les conditions de l'exploitation immédiate et de sa réalisation ne sont pas identiques... Les premières sont seulement limitées par la force productive de la société, les autres (celles de la réalisation dans l'échange, P.F.) par la proportionnalité des différentes branches productrices et par la capacité de consommation de la société. Cette dernière est cependant à son tour déterminée... par la capacité de consommation basée sur des rapports de distribution antagonistes, qui réduisent la consommation de la grande masse de la société à un minimum changeant seulement dans des limites plus ou moins étroites. Elle est, en outre, limitée par la tendance à l'accumulation, la tendance à l'accroissement du capital et à la production de plus-value sur une échelle élargie. VOILA LA LOI DE LA PRODUCTION CAPITALISTE, RESULTANT DES REVOLUTIONS CONSTANTES DES METHODES DE PRODUCTION, DE LA DEVALORISATION CONSTANTE DU CAPITAL EXISTANT CONSTAMMENT LIEE A ELLES, DE LA LUTTE DE CONCURRENCE GENERALE ET DE LA NECESSITE D'AMELIORER LA PRODUCTION ET D'ELARGIR SON ECHELLE SEULEMENT POUR SE MAINTENIR ET SOUS PEINE DE DISPARAITRE ; IL FAUT DONC CONSTAMMENT ELARGIR LE MARCHE.
Ce passage contient tous les éléments essentiels de la conception de Rosa Luxemburg. Et si la disparition du capitalisme ne peut être empêchée que par l'extension constante du marché, ce n'est que mettre les points sur les i de constater que la disparition devient inévitable, lorsque cette extension du marché devient impossible. Il se comprend que longtemps avant que le capitalisme ait atteint ce point, l'espace devient trop étroit et la catastrophe s'ensuit ; Rosa Luxemburg l'avait d'ailleurs explicitement indiqué. Nous vivons justement aujourd'hui une époque dans laquelle, devant un besoin d'expansion énormément accru du capitalisme, d'immenses territoires ont été arrachés au capitalisme et des révolutions coloniales éclatent. Si Oelssner écarte d'un geste de la main l'annonce de telles catastrophes par Rosa Luxemburg, il prouve seulement qu'il n'a aucune idée de la dialectique des événements mondiaux contemporains. La base de la construction de son accusation vient donc de s'effondrer.
Il reste à poser une dernière question ; comment se fait-il qu'on honore ouvertement Rosa Luxemburg dans le monde stalinien en publiant ses ouvrages, alors qu'on cherche à réduire son importance par une mobilisation considérable de stupidité et d'infamie, et qu'on la présente comme une théoricienne qui a induit en erreur le mouvement ouvrier, parce qu'elle manquait de compréhension pour les problèmes fondamentaux de l'époque ? Ce régime utilise, à ses propres fins, toute tradition et tout préjugé, et enchaîne à son char une foule de personnalités historiques : Ivan le Terrible et Pierre le Grand, Souvorov et Koutouzov, Goethe et Gerhart Hauptmann, Scharnhorst et Gneisenau et, si cela lui est utile, même Bismarck. Pourquoi ne pas y ajouter également Rosa Luxemburg ? Sa tradition vit peut-être encore chez beaucoup d'ouvriers, et beaucoup se rappellent leur passé socialiste en lisant son nom. Alors il faut créer l'impression que le présent est la continuation et l'accomplissement de ces vieilles idées et de ces anciens espoirs. Et à cette fin on se réclame de Rosa Luxemburg. MAIS ROSA LUXEMBURG EST DANGEREUSE. ELLE A INDIQUE PROPHETIQUEMENT DES DANGERS DANS L'EVOLUTION RUSSE QUI SONT DEVENUS REALITE SOUS UNE FORME QU'ELLE N'AURAIT JAMAIS PU PRESSENTIR SI TERRIBLE. ELLE S'EST DONNEE PASSIONNEMENT A UN SOCIALISME QUI NE SERAIT QUE REALISATION DE LA DEMOCRATIE A UNE ECHELLE PLUS ELEVEE, ET ELLE S'EST TOUJOURS OPPOSEE A TOUTE FORME DE PATRONAGE ET DE BRUTALISATION DU PROLETARIAT. ELLE EN A TOUJOURS APPELE A L'INTELLIGENCE CRITIQUE, AU COURAGE DES CONVICTIONS ET A L'ACTIVITE CONSCIENTE DES MASSES, BASEE SUR LA COMPREHENSION. Chacune de ses pensées est portée par le souffle de l'esprit de rébellion. Voilà ce qui est intolérable pour un régime qui a pour précondition l'obéissance aveugle, la soumission servile et l'absence de toute critique des masses. Voilà pourquoi il faut à la fois prononcer des louanges sans obligation à l'adresse de Rosa Luxemburg et l'abaisser systématiquement de façon confuse sous un masque de critique scientifique. Il faut arracher ce masque.
Note
1 Il s'agit en fait d'une citation de Trotsky, reprise par Lénine (qui l'approuve) dans son livre. (note de la MIA)