1882

Conforme au texte publié en annexe à « l'Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'Etat » Editions Sociales, Paris, 1976

engels

F. Engels

Sur l'histoire des anciens Germains

[1.] César et Tacite

1882

[1] Les Allemands ne sont nullement les premiers habitants du pays qu'ils occupent actuellement [2]. Trois races au moins les ont précédés.

Les vestiges les plus anciens de l'homme en Europe se rencontrent dans quelques couches du sud de l'Angleterre dont on n'a pu jusqu'ici déterminer l'âge avec précision, mais qui se placent vraisemblablement entre les deux périodes de glaciation de l'époque dite glaciaire.

Après la deuxième période glaciaire, avec le réchauffement progressif du climat, l'homme apparaît dans toute l'Europe, en Afrique du Nord et en Asie Mineure jusqu'au coeur de l'Inde, en compagnie des grands pachydermes (mammouth, éléphant à défense droite, rhinocéros à laine) et des rapaces (lion et ours des cavernes) aujourd'hui disparus, ainsi que d'animaux encore vivants (renne, cheval, hyène, lion, bison, aurochs). Les outils de cette époque témoignent d'un stade de civilisation très inférieur : ce sont des couteaux de pierre tout à fait grossiers, des hachettes ou des haches de pierre en forme de poire, qu'on utilisait sans manche, des racloirs servant à nettoyer les peaux de bêtes, des perçoirs, le tout en silex ; ce qui indique approximativement le stade de développement des indigènes australiens actuels. Les restes de squelettes trouvés jusqu'ici n'autorisent pas à tirer de conclusion sur la conformation de ces hommes, mais leur large diffusion et leur civilisation partout uniforme permettent de conclure à une très longue durée de cette période.

Ce qu'il est advenu de ces hommes du début du paléolithique, nous ne le savons pas. Dans aucun des pays où ils sont apparus, pas même en Inde, ne se sont conservées des races d'hommes qui pourraient compter comme leurs représentants dans l'humanité d'aujourd'hui.

Dans les grottes d'Angleterre, de France, de Suisse, de Belgique et du sud de l'Allemagne, les outils de ces hommes disparus se rencontrent pour la plupart uniquement dans les couches inférieures des stratifications du sol. Au-dessus de cette couche de civilisation la plus basse, et souvent séparé d'elle par un lit plus ou moins épais de dépôts calcaires, on trouve un second gisement comportant des outils. Appartenant à une période postérieure, ceux-ci sont déjà d'un travail beaucoup plus adroit, et aussi d'une variété beaucoup plus grande. Certes, les instruments de pierre ne sont pas encore polis, mais ils sont cependant, dans leur disposition et leur exécution, plus appropriés à leur but ; à côté l'on rencontre des pointes de flèches et de lances en pierre, en corne de renne et en os ; des poignards et des aiguilles en os ou en ramure d'animal, des colliers faits de dents de bêtes féroces, etc... Sur quelques pièces on trouve, par fragments, des dessins très vivants d'animaux, rennes, mammouths, aurochs, phoques, baleines, ainsi que des scènes de chasse avec des hommes nus, et même des débuts de sculpture dans la corne.

Si les hommes du début du paléolithique apparaissent en compagnie d'animaux qui étaient surtout d'origine méridionale, on rencontre, parmi des animaux d'origine nordique de la fin du paléolithique, deux espèces d'ours du Nord encore vivantes, le renard bleu, le glouton, le chat-huant blanc. Tout comme ces animaux, ces hommes sont vraisemblablement venus aussi du Nord-Est et leurs derniers vestiges dans le monde actuel semblent être les Esquimaux. Il y a concordance parfaite entre les outils des uns et des autres non seulement dans le détail, mais aussi dans l'ensemble du groupement ; de même pour les dessins ; l'alimentation des uns et des autres est fournie presque exactement par les mêmes animaux ; le mode de vie, pour autant que nous puissions l'établir pour la race disparue, concorde exactement.

Ces Esquimaux, dont jusqu'ici l'existence n'est attestée qu'au nord des Pyrénées et des Alpes, ont aussi disparu du territoire européen. Au siècle dernier, les Peaux-Rouges d'Amérique repoussaient les Esquimaux vers l'extrême-nord par une guerre d'anéantissement impitoyable ; de même, il semble qu'en Europe également la nouvelle race apparue alors les ait progressivement refoulés pour finir par les exterminer sans s'être mélangée avec eux. Cette race nouvelle arrivait du sud, du moins dans l'ouest de l'Europe. Venant d'Afrique, elle pénétra probablement en Europe à l'époque où les deux continents étaient encore reliés par les terres tant à Gibraltar que du côté de la Sicile. Elle avait atteint un stade de civilisation considérablement plus élevé que ses devanciers. Elle connaissait l'agriculture ; elle avait des animaux domestiques (chien, cheval, mouton, chèvre, porc, bovins). Elle connaissait la poterie à la main, le filage et le tissage. Certes ses outils étaient encore de pierre, mais déjà ils étaient travaillés avec grand soin et pour la plupart polis (on les distingue de ceux de la période antérieure sous le nom de néolithique). Les haches ont des manches et peuvent être ainsi utilisées pour la première fois pour l'abattage des arbres ; du même coup, il devient possible de creuser des troncs d'arbre pour faire des bateaux qui permettent de passer aux Iles britanniques, séparées maintenant du continent par l'affaissement progressif du sol.

A l'opposé de leurs devanciers, ils ensevelissaient soigneusement leurs morts ; il y a donc suffisamment de squelettes et de crânes conservés pour que nous puissions juger de leur conformation. Les crânes allongés, la petite taille (moyenne des femmes, environ 1m46, moyenne des hommes 1m65), le front bas, le nez aquilin, les forts sourcils, les pommettes effacées et les mâchoires modérément développées indiquent une race dont les Basques apparaissent comme les derniers représentants actuels. Les hommes du néolithique, qui occupaient non seulement l'Espagne, mais encore la France, la Grande-Bretagne et tout le territoire qui s'étend au moins jusqu'au Rhin, ont été, selon toute vraisemblance, de race ibérique. Avant l'arrivée des Aryens [3], l'Italie a été aussi habitée par une race semblable, petite à cheveux noirs, dont il est difficile de décider aujourd'hui le degré de parenté avec les Basques.

Virchow décèle ces crânes allongés de Basques jusqu'au coeur de l'Allemagne du Nord et au Danemark [4] ; et les premières constructions néolithiques sur pilotis du versant nord des Alpes leur appartiennent également.

D'autre part, Schaaffhausen identifie une série de crânes trouvés à proximité du Rhin comme nettement finnois, en particulier lapons [5], et, aux confins nord, l'histoire la plus reculée ne connaît que des Finnois comme voisins des Allemands en Scandinavie, des Lithuaniens et des Slaves en Russie. Ces deux races de petite taille à cheveux bruns, l'une venant de l'autre côté de la Méditerranée, l'autre directement d'Asie par le nord de la mer Caspienne, semblent donc s'être rencontrées en Allemagne. Dans quelles conditions ? Cela reste complètement obscur.

Ces diverses invasions sont suivies enfin, toujours aux temps préhistoriques, de celle du dernier grand groupe ethnique, les Aryens, peuples dont les langues se groupent autour de la plus antique d'entre elles, le sanscrit. Les premiers envahisseurs furent les Grecs et les Latins, qui prirent possession des deux péninsules du sud-est de l'Europe ; à côté d'eux sans doute, les Scythes, aujourd'hui disparus, habitaient les steppes au nord de la mer Noire, avec probablement comme parents les plus proches le groupe médoperse. Puis vinrent les Celtes. De leur migration nous savons seulement qu'elle se fit par le nord de la mer Noire et qu'elle traversa l'Allemagne. L'extrême pointe de leurs masses poussa jusqu'en France, conquit le pays jusqu'à la Garonne et soumit même une partie de l'Espagne de l'Ouest et du Centre. La mer d'un côté, la résistance des Ibères de l'autre arrêtèrent leur marche, tandis que d'autres tribus celtes encore se pressaient à leur suite, venant des deux côtés du Danube. Ici, tout au bord de l'Océan et aux sources du Danube, ils sont connus d'Hérodote. Mais la date de leur immigration doit remonter considérablement plus haut. Les tombeaux et d'autres trouvailles en France et en Belgique montrent que, lorsque les Celtes prirent possession du pays, ils ne connaissaient pas encore les outils de métal ; par contre, en Grande-Bretagne, ils apparaissent dès l'abord avec des outils de bronze. Entre la conquête de la Gaule et le passage en Angleterre, il a donc dû s'écouler un certain temps au cours duquel, grâce à des relations commerciales avec l'Italie et avec Marseille, les Celtes apprirent à connaître le bronze et l'introduisirent chez eux [6].

Cependant, les dernières vagues des peuples celtes, poussés eux-mêmes par les Germains, exerçaient par derrière une pression de plus en plus forte ; vers l'avant les issues étaient barrées et il s'ensuivit un reflux en direction du Sud-Est comme celui que nous retrouvons plus tard dans les migrations germaniques et slaves. Des tribus celtes passèrent les Alpes, envahirent l'Italie, la péninsule de Thrace et la Grèce, et en partie périrent, en partie s'établirent à demeure dans la dépression du Pô et en Asie mineure. A cette époque (– 400 à – 300) [7] nous trouvons la masse de ce groupe en Gaule jusqu'à la Garonne, en Grande-Bretagne, en Irlande et au nord des Alpes, des deux côtés du Danube jusqu'au Main et au Riesengebirge, sinon au delà. Car, bien que les noms celtes de fleuves et de montagnes soient, en Allemagne du Nord, moins fréquents et moins incontestés que dans le sud, il est toutefois difficile d'admettre que les Celtes aient choisi seulement la route plus difficile passant par les montagnes de l'Allemagne du Sud, sans utiliser en même temps la voie plus commode à travers la plaine ouverte de l'Allemagne du Nord.

L'invasion celte n'a évincé qu'en partie les autochtones qu'elle a trouvés sur place ; en particulier, dans le sud et l'ouest de la Gaule, ceux-ci continuaient à constituer la majorité de la population, bien qu'étant une race opprimée, et ils ont transmis leur conformation physique à la population actuelle. Les Celtes, tout comme les Germains, ont régné dans leurs nouvelles résidences sur une population indigène à cheveux foncés ; on peut le voir à la coutume subsistant chez les uns et chez les autres de se teindre les cheveux en jaune avec du savon. Les cheveux blonds étaient le signe de la race dominante ; là où le mélange des races entraînait leur disparition, le savon devait précisément y remédier.

Les Celtes furent suivis des Germains ; et là nous pouvons déterminer, au moins approximativement, avec quelque vraisemblance la date de leur invasion. Il est difficile qu'elle ait commencé longtemps avant l'an – 400 et elle n'était pas encore terminée à l'époque de César.

Vers – 325, Pythéas, dans son récit de voyage, nous donne la première information authentique sur les Germains [8]. Il alla de Marseille à la Côte de l'Ambre et il y mentionne les Gothones et les Teutons, peuplades incontestablement germaniques. Mais où se situait la Côte de l'Ambre ? La conception courante ne connaît certes que la côte de la Prusse orientale et, si l'on fait mention des Gothones comme ses riverains, c'est assurément exact. Mais les indications de mesure données par Pythéas ne cadrent pas avec cette région, alors qu'elles s'appliquent assez bien à la grande baie de la mer du Nord comprise entre la côte de l'Allemagne du Nord et la péninsule cimbrique. Et c'est bien là le séjour des Teutons qu'il cite pareillement comme riverains. Il y a là aussi – sur le bord occidental du Slesvig et du Jutland – une côte de l'ambre ; Ringkjoebing fait aujourd'hui encore pas mal de commerce avec l'ambre qu'on y trouve. De même, il semble tout à fait peu vraisemblable que, d'aussi bonne heure, Pythéas ait déjà pénétré si loin dans des eaux totalement inconnues, et moins vraisemblable encore que ses indications si minutieuses non seulement ne fassent pas la moindre mention de la traversée compliquée du Cattégat jusqu'à la Prusse orientale, mais que cette traversée ne cadre pas du tout avec elles. Il faudrait donc se prononcer catégoriquement pour le point de vue exprimé en premier par Lelewel : c'est sur la mer du Nord qu'il faudrait chercher la Côte de l'Ambre de Pythéas ; mais celui-ci mentionne les Gothones, dont la place ne peut être qu'au bord de la Baltique. Müllenhoff a fait un premier pas pour écarter ce dernier obstacle : il tient la leçon : Gothones, pour une altération de Teutons.

Vers 180 avant notre ère, on voit apparaître, sur le cours inférieur du Danube, les Bastarnes, des Germains à n'en pas douter, et quelques années plus tard on les retrouve comme mercenaires dans l'armée de Persée, roi de Macédoine, dans la guerre contre les Romains : ce sont les premiers lansquenets. Ils sont de farouches guerriers :

"Ce sont des hommes qui ne sont pas habiles à l'agriculture ou à la navigation, ou qui ne cherchent pas à vivre de troupeaux ; ils ne connaissent au contraire qu'un ouvrage et qu'un art : combattre sans cesse et vaincre ce qui s'oppose à eux [9]."

C'est Plutarque qui nous donne cette première information sur le mode de vie d'un peuple germanique. Ce sont ces mêmes Bastarnes que nous retrouvons encore, des siècles plus tard, au nord du Danube, bien que plus à l'Ouest. Cinquante ans après, Cimbres et Teutons font irruption dans le territoire celtique du Danube ; ils sont repoussés par les Boïens, des Celtes établis en Bohême, pénètrent en plusieurs bandes en Gaule et poussent jusqu'en Espagne, battent une armée romaine après l'autre, jusqu'à ce qu'enfin Marius mette fin à près de vingt années d'invasion en anéantissant leurs troupes certainement très affaiblies déjà : il bat les Teutons près d'Aix-en-Provence (– 102) et les Cimbres près de Verceil dans le nord de l'Italie (– 101).

Un demi-siècle plus tard, César rencontra en Gaule deux nouvelles armées germaniques : ce fut d'abord, sur le Rhin supérieur, celle d'Arioviste, dans laquelle étaient représentés sept peuples différents, parmi lesquels les Marcomans et les Suèves puis bientôt après, sur le Rhin inférieur, l'armée des Usipètes et des Tenctères, qui, harcelés par les Suèves dans leurs anciens habitats, les avaient abandonnés et au bout de trois ans de pérégrinations avaient atteint le Rhin. L'une et l'autre succombèrent devant la stratégie ordonnée de Rome, mais les Usipètes et les Tenctères durent aussi leur défaite à une violation de traité par les Romains. Dans les premières années du règne d'Auguste, Dion Cassius mentionne une incursion des Bastarnes en Thrace Marcus Crassus les battit sur l'Hébros (l'actuelle Maritza). Le même historien parle encore d'une expédition des Hermondures qui, pour des causes inconnues, quittèrent leur patrie au début de notre ère et auraient été établis par le général romain Domitius Ahenobarbus "dans une partie du pays des Marcomans" [10]. Ce sont les dernières migrations de cette époque. La consolidation de la puissance romaine sur le Rhin et le Danube y mit pour longtemps le holà ; mais qu'au nord-est, au delà de l'Elbe et du Riesengebirge, les peuples aient été loin d'être fixés dans leurs résidences définitives, il n'y a que trop d'indices qui le laissent penser.

Ces exodes des Germains constituent le premier acte de ces grandes invasions qui, arrêtées pendant trois cents ans par la résistance des Romains, franchirent irrésistiblement vers la fin du troisième siècle les deux fleuves frontières, submergèrent le midi de l'Europe et le nord de l'Afrique et ne prirent fin qu'avec la conquête de l'Italie par les Lombards en 568 ; prirent fin pour les Germains qui y participèrent, mais non pour les Slaves qui, derrière eux, restèrent encore assez longtemps en mouvement. C'étaient, à la lettre, des migrations de peuples. Des peuplades entières, ou du moins de fortes fractions de celles-ci, se mettaient en route, avec femmes et enfants, avec tout leur avoir. Des voitures couvertes de peaux de bêtes servaient de logis et transportaient les femmes et les enfants ainsi que quelques ustensiles de ménage ; on passait le bétail avec soi. Les hommes étaient armés et disposés pour abattre toute résistance, pour repousser les attaques par surprise ; c'était une expédition guerrière le jour, un camp militaire la nuit dans la citadelle des voitures. Les pertes humaines au cours de ces migrations, du fait des combats continuels, de la fatigue, de la faim et des maladies ont dû être énormes. C'était une équipée de risque-tout. Si l'expédition réussissait, les survivants s'installaient sur le sol étranger ; si elle échouait, toute la tribu partie en exode disparaissait de la terre. Ce qui n'était pas tombé dans le carnage de la bataille finissait sa vie dans l'esclavage, Les Helvètes et leurs alliés, dont César arrêta l'invasion, s'étaient mis en route à 368.000, dont 92.000 hommes d'armes ; après avoir été battus par les Romains, ils n'étaient plus que 110.000, et, exceptionnellement, pour des raisons politiques, César les renvoya chez eux. Les Usipètes et les Tenctères avaient franchi le Rhin au nombre de 180.000 ; ils périrent presque tous au cours de la bataille ou de leur fuite. Rien d'étonnant si, au cours de cette longue période de migration, des peuplades entières disparurent sans laisser de trace.

L'état de choses que César trouva sur le Rhin correspond tout à fait à ce mode de vie instable des Germains. Le Rhin ne constituait nullement une frontière nette entre Gaulois et Germains. Dans la région de Wesel, les Ménapiens de la Gaule belge avaient des villages et des champs sur la rive droite du Rhin ; par contre, sur la rive gauche, le delta de la Meuse était occupé par des Germains, les Bataves, et depuis les alentours de Worms jusqu'à la région de Strasbourg habitaient des Germains, les Vangions, les Triboques et les Nemètes – depuis Arioviste ou plus tôt déjà, on ne le sait pas de façon sûre. Les Belges faisaient des guerres continuelles aux Germains, partout il y avait encore des territoires contestés. A l'époque, il n'y avait pas encore de Germains au sud du Main et de l'Erzgebirge ; peu de temps auparavant, les Helvètes avaient été chassés par les Suèves du territoire compris entre Main, Rhin, Danube et Forêt de Bohême, et lesBoïens, de la Bohême (Boihemum) qui porte encore aujourd'hui leur nom. Cependant, les Suèves n'avaient pas occupé le pays, mais l'avaient transformé en ce désert forestier long de 600 lieues romaines (150 lieues germaniques) qui devait les couvrir vers le Sud.

Plus à l'Est, César connaît encore des Celtes (les Volques-Tectosages) au nord du Danube, là où, plus tard, Tacite parle des Quades qui sont des Germains. Ce n'est qu'à l'époque d'Auguste que Marbod conduisit ses Suèves Marcomans en Bohême, tandis que les Romains fermaient en le fortifiant l'angle compris entre le Rhin et le Danube et le peuplaient de Gaulois. Le territoire situé au delà de ce glacis frontière semble alors occupé par les Hermondures. Il en résulte, à n'en pas douter, que les Germains sont entrés en Allemagne par la plaine située sur le flanc nord des Carpathes et des montagnes limitant la Bohême ; ce n'est qu'après avoir occupé la plaine septentrionale qu'ils ont rejeté au delà du Danube les Celtes qui occupaient les montagnes plus au Sud.

Le mode de vie des Germains, tel que César le décrit, prouve lui aussi qu'ils n'étaient encore nullement sédentaires dans leur pays. Ils vivent principalement de l'élevage, de fromage, de lait et de viande, beaucoup moins de blé ; l'occupation maîtresse des hommes est la chasse et l'usage des armes. Ils pratiquent un peu d'agriculture, mais seulement de façon accessoire et à la manière très primitive de peuples habitant les forêts. César rapporte qu'ils n'auraient cultivé les champs qu'un an et que l'année suivante ils auraient toujours défriché des terres nouvelles [11]. Cela semble avoir été la culture sur brûlis (Brandwirtschaft) comme actuellement encore dans le nord de la Scandinavie et de la Finlande ; la forêt, – et en dehors d'elle on avait seulement les marais et les tourbières, sans utilité à l'époque pour l'agriculture, – était incendiée, les racines extirpées tant bien que mal et brûlées également avec la couche supérieure cicatrisée du sol ; on semait le grain dans la terre fumée par la cendre. Mais, même dans ce cas, il ne faut pas prendre à la lettre l'indication de César sur le renouvellement annuel des terres arables et, en règle générale, il faut le limiter à un passage coutumier à des terres vierges après au moins deux ou trois récoltes. Tout ce passage, le partage des terres par des princes et des fonctionnaires, ce qui n'est pas germanique, et en particulier les motifs que l'on prête aux Germains pour cette alternance rapide, tout cela sent les idées romaines. Pour un Romain, ce changement de terre était inexplicable. Pour les Germains du bord du Rhin, qui étaient déjà en train de passer à l'établissement fixe, il pouvait apparaître comme une habitude traditionnelle qui était de plus en plus dénuée d'objet et de sens. Par contre, pour les Germains de l'intérieur, pour les Suèves, qui ne faisaient qu'arriver au bord du Rhin, et qu'il concernait principalement, il était encore la condition essentielle d'un mode de vie qui permettait au peuple entier de progresser lentement, dans la direction et à la vitesse qu'autorisait la résistance rencontrée. Leur organisation est aussi adaptée à ce mode de vie : les Suèves se divisent en cent "pays" (Gaue) dont chacun fournit annuellement mille hommes à l'armée, cependant que le reste de la population mâle reste dans ses foyers, s'occupe des troupeaux et des champs et, l'année suivante, relève ceux qui sont partis. La masse du peuple, avec femmes et enfants, ne suit l'armée qu'une fois que celle-ci a conquis un territoire nouveau. Cela représente déjà un progrès dans le sens de la vie sédentaire, par comparaison avec les expéditions armées de l'époque des Cimbres.

César revient à plusieurs reprises sur la coutume des Germains qui consiste à assurer leurs flancs du côté de l'ennemi, c'est-à-dire de tout peuple étranger, par de larges bandes de forêts sauvages. C'est là la même coutume qui règne jusque sur la fin du moyen âge. Les Saxons du nord de l'Elbe étaient protégés par la forêt frontière entre l'Eider et la Schlei (en vieux danois : Jarnwidhr) contre les Danois, par la forêt saxonne qui s'étend du fjord de Kiel jusqu'à l'Elbe contre les Slaves, et le nom slave de Brandebourg : Branibor, n'est à son tour que la désignation d'une forêt protectrice de cet ordre (en thèque : braniti = défendre, bor = pin et forêt de pins).

D'après tout cela, il ne peut donc y avoir aucun doute quant au niveau de civilisation des Germains que rencontre César. Ils étaient bien loin d'être des nomades au sens où le sont les actuels peuples de cavaliers asiatiques. Il faut pour cela la steppe, et les Germains vivaient dans la forêt vierge. Mais ils étaient tout aussi peu éloignés du niveau de peuples paysans sédentaires.

Soixante ans plus tard, Strabon dit encore d'eux :

"Tous ces peuples (germaniques) ont en commun la facilité avec laquelle, du fait de la simplicité de leur genre de vie, ils émigrent ; car ils ne pratiquent pas l'agriculture et n'accumulent pas de trésors ; mais ils vivent dans des huttes qu'ils se construisent chaque jour et ils se nourrissent en majeure partie de bétail, comme les nomades, auxquels ils ressemblent aussi en ceci qu'ils transportent leurs biens dans des voitures et vont avec leurs troupeaux là où il leur plaît [12]."

La linguistique comparée prouve qu'ils avaient déjà apporté d'Asie la connaissance de l'agriculture ; César montre qu'ils ne l'avaient pas à nouveau oubliée. Mais c'était l'agriculture, qui n'est qu'un moyen de fortune et qu'une source d'alimentation secondaire à des tribus de guerriers à demi nomades, déferlant lentement à travers les plaines boisées de l'Europe centrale.

Il en résulte qu'à l'époque de César l'immigration des Germains dans leur nouvelle patrie, entre Danube, Rhin et mer Noire, n'était pas encore terminée ou du moins juste en train de prendre fin. Si, à l'époque de Pythéas, les Teutons, et peut-être les Cimbres, avaient atteint la presqu'île du Jutland et les premiers groupes de Germains avaient atteint le Rhin, – comme l'absence de tout témoignage sur leur arrivée permet de le conclure, – cela n'y contredit en rien. Le mode de vie, compatible seulement avec la migration constante, les expéditions répétées vers l'Ouest et le Sud, enfin le fait que César trouva encore en mouvement les Suèves, la plus grande masse des Germains qui lui soit connue, tout cela n'autorise qu'une conclusion : nous avons manifestement affaire ici, sous une forme fragmentaire, au dernier moment de la grande immigration germanique dans son séjour principal en Europe. C'est la résistance romaine sur le Rhin, et plus tard sur le Danube, qui met un terme à cette migration, limite les Germains aux territoires qu'ils occupent désormais et les contraint ainsi à adopter un séjour fixe.

Au reste, nos ancêtres, tels que César les vit, étaient de vrais barbares. Ils ne laissent pénétrer les marchands sur leur territoire qu'afin d'avoir quelqu'un à qui vendre leurs butins de guerre ; eux-mêmes ne leur achètent presque rien ; et puis, qu'auraient-ils besoin de choses étrangères ? Même leurs mauvais poneys, ils les préfèrent aux bons et beaux chevaux gaulois. Le vin, les Suèves ne le laissent absolument pas pénétrer dans le pays, car il amollirait. Leurs cousins, les Bastarnes, étaient tout de même plus civilisés ; lors de cette incursion en Thrace, ils envoyèrent des légats à Crassus qui les enivra, en tira les informations nécessaires sur la position et les intentions des Bastarnes, puis attira ceux-ci dans un guet-apens et les anéantit. Avant la bataille d'Idisiavisus (an 15 [13] de notre ère), Germanicus décrit encore les Germains à ses soldats comme des gens sans cuirasses, ni casques, protégés seulement par des boucliers d'osier tressé au de faibles planches, dont la première ligne seule aurait de véritable lances, celles de derrière n'ayant que des épieux affûtés et durcis au feu. Les riverains de la Weser connaissaient donc encore à peine le travail du métal et les Romains auront sans doute fait le nécessaire pour que les marchands n'introduisent pas d'armes en Germanie.

Un bon siècle et demi après César, Tacite nous donne sa célèbre description des Germains. Il y a déjà beaucoup de choses de changées. Jusqu'à l'Elbe et au delà, les tribus vagabondes se sont immobilisées, établies dans des séjours fixes. De longtemps, il n'est certes pas encore question de villes ; les établissements se font en partie dans des villages qui se composent de fermes, tantôt isolées, tantôt groupées ; mais, même dans ces dernières, chaque maison est construite à part, entourée d'un espace libre. Les constructions, encore sans moellons, ni tuiles sur le toit, sont grossièrement charpentées à l'aide de troncs bruts (c'est ce que doit signifier ici materia informi, par opposition à coementa et teguloe) ; ce sont des "blockhaus", comme on en trouve encore dans le nord de la Scandinavie, mais ce ne sont déjà plus des huttes que l'on peut construire en un jour comme chez Strabon. Nous reviendrons plus loin sur l'organisation agraire. Les Germains ont déjà aussi des chambres à provisions souterraines, sortes de caves où ils se tenaient en hiver à cause de la chaleur, où, d'après Pline, les femmes pratiquaient le tissage. L'agriculture est donc déjà plus importante ; le bétail reste cependant la richesse principale ; il est abondant, mais de mauvaise race, les chevaux sont laids, ce ne sont pas des chevaux de course, les brebis et les b cerfs sont petits, ces derniers n'ont pas de cornes. A propos de la nourriture, on cite la viande, le lait, les pommes sauvages, pas de pain. La chasse n'est plus beaucoup pratiquée, le gibier avait donc considérablement diminué depuis César. Le vêtement, lui aussi, est encore très primitif ; dans la masse, une couverture grossière sans rien dessous (presque comme chez les Zoulous), mais chez les riches déjà des vêtements ajustés ; on utilise aussi des peaux de bêtes ; les femmes sont mises de façon analogue aux hommes, pourtant elles ont déjà plus fréquemment des vêtements de toile sans manche. Les enfants s'ébattent tout nus. On ne sait ni lire ni écrire, cependant un passage indique que les runes empruntées aux caractères latins, gravées sur des baguettes de bois, étaient déjà en usage chez les prêtres. L'or et l'argent sont indifférents aux Germains de l'intérieur. Des récipients en argent offerts par des Romains aux princes et légats servent aux mêmes usages communs que les récipients de terre. Les minces relations commerciales se bornent au simple troc.

Les hommes ont encore tout à fait l'habitude, commune à l'ensemble des peuples primitifs, de laisser comme non viril le travail domestique et le travail des champs aux femmes, aux vieillards et aux enfants. Par contre, ils ont adopté deux coutumes de la civilisation : la boisson et le jeu, et ils s'adonnent à l'une et à l'autre avec toute la démesure de barbares ingénus, allant jusqu'à jouer aux dés leur propre personne. Leur boisson, dans l'intérieur, est la bière d'orge ou de froment ; si l'eau-de-vie avait déjà été inventée, l'histoire du monde aurait sans doute pris un autre cours.

Aux frontières du territoire romain, on a fait d'autres progrès encore : on boit du vin importé, on s'est déjà quelque peu accoutumé à la monnaie, et l'on donne naturellement la préférence à l'argent, plus maniable pour les échanges limités, et, selon la coutume barbare, aux pièces dont la frappe est connue de longue date. On verra combien cette prudence était fondée. Le commerce avec les Germains n'était pratiqué que sur les bords du Rhin ; seuls les Hermondures qui résident au delà du limes font déjà l'allée et venue vers la Gaule et la Rétie, à des fins commerciales.

C'est donc entre César et Tacite que se place la première grande tranche de l'histoire allemande : le passage définitif de la vie nomade à des résidences fixes, tout au moins pour la plus grande partie du peuple, du Rhin jusque bien au delà de l'Elbe. Les noms des diverses tribus commencent plus ou moins à ne faire qu'un avec des contrées déterminées. Cependant, étant donné les informations contradictoires des Anciens, ainsi que les fluctuations et les variations dans les noms, il est souvent impossible d'assigner à chaque tribu, prise isolément, un habitat certain. Ceci nous écarterait aussi trop de notre sujet. L'indication générale que nous trouvons chez Pline suffit ici :

"Il y a cinq groupes principaux de Germains : les Vindiles, dont font partie les Burgondes, les Varins, les Carins, les Gothones ; le deuxième est constitué par les Ingévones, dont les Cimbres, les Teutons, et les peuples chauques constituent une partie. Tout près du Rhin résident les Istévones, parmi lesquels les Sicambres. Dans le milieu du pays, les Hermiones, parmi lesquels les Suèves, les Hermondures, les Chattes, les Chérusques. Le cinquième groupe se compose des Peucins et des Bastarnes, qui sont aux confins des Daces [14]. "

Il faut y ajouter un sixième rameau qui occupe la Scandinavie : les Hilléviones.

De toutes les informations des Anciens, c'est celle qui cadre le mieux avec les faits ultérieurs et les vestiges linguistiques qui nous sont conservés.

Les Vindiles englobent les peuples de langue gothique qui occupaient jusqu'assez avant vers l'intérieur la côte de la Baltique entre l'Elbe et la Vistule ; au delà de la Vistule, autour du Frisches Haff, étaient établis les Gothones (Goths). Les rares vestiges linguistiques qui se sont conservés n'autorisent pas le moindre doute : les Vandales (qui devraient ne faire qu'un avec les Vindiles de Pline, car il étend leur nom à toute la tribu principale) et les Burgondes parlaient des dialectes gothiques. Seuls les Varnes (ou Varins) pourraient susciter des doutes ; s'appuyant sur des informations du Vº et du VIº siècle, on a coutume de les rattacher aux Thuringiens ; nous ne savons rien de leur langue.

La deuxième souche, celle des Ingévones, embrasse tout d'abord les peuples de langue frisonne, les habitants de la côte de la mer du Nord et de la péninsule cimbrique, et très vraisemblablement aussi ceux de langue saxonne entre l'Elbe et la Weser, auquel cas il faudrait compter aussi parmi eux les Chérusques.

Du fait des Sicambres qu'on leur rattache, les Istévones se caractérisent aussitôt comme les Francs ultérieurs, les habitants de la rive droite du Rhin en aval du Taunus, jusqu'aux sources de la Lahn, de la Sieg, de la Ruhr, de la Lippe, de l'Ems avec, les limitant au nord, les Frisons et les Chauques.

Les Hermiones, ou comme Tacite les nomme plus justement : les Herminones, sont les futurs Hauts-Allemands ; les Hermondures (Thuringiens), les Suèves (Souabes et Marcomans, Bavarois), les Chattes (Hessois), etc... C'est indubitablement par erreur que les Chérusques sont rangés ici. C'est la seule erreur certaine dans toute cette énumération de Pline.

La cinquième souche, Peucins et Bastarnes, s'est éteinte. Il n'y a pas de doute que Jacob Grimm la caractérise à juste raison de gothique.

Enfin la sixième, les Hilléviones, embrasse les habitants des îles danoises et de la grande péninsule scandinave.

La division de Pline correspond donc avec une exactitude surprenante au groupement des dialectes germaniques qui apparaissent effectivement par la suite. Nous ne connaissons aucun dialecte qui ne puisse se rattacher au gothique, au frison bas-saxon, au franc, au haut-allemand ou au scandinave, et nous pouvons reconnaître aujourd'hui encore cette division de Pline pour exemplaire. J'étudie ce que l'on pourrait y objecter dans la Note sur les tribus germaniques.

Il faudrait donc nous représenter à peu près comme suit l'immigration originelle des Germains dans leur nouvelle patrie : en première ligne, au milieu de la plaine d'Allemagne du Nord, entre les montagnes du Sud, la Baltique et la mer du Nord, ont pénétré les Istévones, suivis de peu, mais plus près de la côte, par les Ingévones. A la suite de ceux-ci, semblent être venus les Hilléviones qui auraient cependant bifurqué vers les îles. Viennent ensuite les Goths (les Vindiles de Pline), qui laissent les Peucins et les Bastarnes dans le Sud-Est ; les noms gothiques en Suède témoignent du fait que des rameaux isolés se seraient joints à l'invasion des Hilléviones. Enfin, au sud des Goths, les Herminones qui, pour la plupart du moins, n'occupent qu'à l'époque de César et même d'Auguste les séjours qu'ils garderont jusqu'aux grandes invasions [15].

 

Notes

[1] D'après un plan primitif, Engels avait l'intention de traiter "l'Histoire des anciens Germains", en deux parties. La première devait comprendre quatre chapitres, la seconde était prévue pour compléter par des "notes" les chapitres rédigés. En cours de travail, Engels a modifié son plan. Il annonçait à la fin du premier chapitre : "Suit un chapitre sur l'organisation agraire et militaire", dont on n'a pas retrouvé de traces dans le manuscrit des "Anciens Germains". Par contre, il en a utilisé les matériaux pour le second chapitre de "L'époque franque". De la deuxième partie du travail il n'existe que le second chapitre. Le troisième prévu dans le plan primitif (le dialecte franconien) a été incorporé au manuscrit "L'époque franque". La succession des chapitres et leurs titres correspondent aux indications données par Engels dans son plan primitif. (N. Réd.)

[2] Je suis ici principalement Boyd Dawkins : Early Man in Britain [and his Place in the Tertiary Period], London, 1880.

[3] Selon la terminologie de son temps, Engels désigne comme Aryens les peuples "dont les langues se groupent autour de la plus antique d'entre elles, le sanscrit", et qu'on appelle aujourd'hui indo-européens. (N. Réd.)

[4] Communication de Virchow à la séance du 21 décembre 1878 de la Société berlinoise d'anthropologie, d'ethnographie et de préhistoire. Cf. Zeitschrift für Ethnologie, t. 10, Berlin, 1878.

[5] Communication de Schaaffhausen à la 8º assemblée générale de la société allemande d'anthropologie tenue à Constance, du 24 au 26 septembre 1877. Cf. Correspondenz-Blatt der deutschen Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte, nº 11, Munich, 1877.

[6] Histoire primitive, V. [Il s'agit de Boyd Dawkins : Early Man in Britain and his Place in the Tertiary Period] .

[7] Pour abréger, je désigne les millésimes avant notre ère suivant la méthode mathématique par le signe "-".

[8] Engels emprunte le récit de voyage de Pythéas au livre de Joachim Lelewel : Pythéas de Marseille et la géographie de son temps, Bruxelles, 1836.

[9] Plutarque : Aemilius Paulus, 12.

[10] Dion Cassius : Historiae Romanae, LV, 10 a.

[11] César : Guerre des Gaules, IV, 1 ; VI, 22.

[12] Strabon : Geographica, VII, 1, 3.

[13] Il faut lire en l'an 16.

[14] C. Plinius Secundus : Historia naturalis. Libri XXXVII, IV, 14 (28).

[15] Ici, note entre parenthèses au crayon d'Engels : "Suit un chapitre sur l'organisation agraire et militaire."