1851-52 |
« Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. » |
LONDRES, 24 Septembre 1852.
Pendant que le Sud et l'Ouest de l'Allemagne étaient en insurrection ouverte et pendant que les gouvernements, depuis le commencement des hostilités à Dresde jusqu'à la capitulation de Rastatt, mettaient plus de dix semaines à étouffer les dernières flammes jetées par la première Révolution allemande, l'Assemblée nationale disparut de la scène politique, sans que personne prît garde à sa sortie.
Nous avions laissé ce corps auguste à Francfort, rendu perplexe par les insolents attentats des gouvernements contre sa dignité, par l'incapacité et l'inertie traîtresse du pouvoir central créé par lui, par le soulèvement de la petite bourgeoisie pour sa défense et par celui de la classe ouvrière pour un but ultime plus révolutionnaire. La désolation et le désespoir régnaient en maître parmi ses membres, les événements avaient subitement pris une forme si nette et si arrêtée qu'en peu de jours les illusions de ces doctes législateurs sur leur pouvoir et leur influence réels s'étaient complètement écroulées. Les conservateurs, au signal donné, par les gouvernements, s'étaient déjà retirés d'une assemblée qui désormais ne pouvait continuer d'exister qu'au mépris des autorités constituées. Les libéraux, en pleine déconfiture, jetèrent le manche après la cognée, et déposèrent, eux aussi, leurs mandats de députés. Les honorables députés décampèrent par centaines. De 8 à 900 qu'ils étaient au début, leur nombre se réduisit avec une telle rapidité que, peu de jours après, il suffisait de cent députés pour être en nombre pour délibérer. Et on eut de la peine à atteindre ce chiffre, quoique le parti démocratique tout entier fût demeuré au poste.
La voie à suivre par ces débris d'un parlement était toute tracée. Ils devaient s'allier ouvertement et résolument avec l'insurrection, lui prêter ainsi toute la force que pouvait conférer la légalité, en même temps qu'ils s'assuraient une armée pour leur propre défense. Ils devaient sommer le pouvoir central de cesser immédiatement les hostilités, et si, comme c'était à prévoir, ce pouvoir ne voulait ni ne pouvait le faire, le déposer aussitôt et le remplacer par un gouvernement plus énergique. Que s'il était impossible d'amener les troupes insurgées à Francfort (chose facile dans les commencements, alors que les gouvernements des Etats étaient peu préparés et encore hésitants), l'assemblée devait se porter de suite au centre même du lieu insurgé. Tout cela exécuté promptement et énergiquement, pas plus tard que vers le milieu ou la fin de mai et il y avait chance de succès à la fois pour l'insurrection et l'Assemblée nationale.
Agir aussi énergiquement n'était pas le fait des représentants de la boutiquocratie allemande. Ces ambitieux hommes d'Etat ne s'étaient pas du tout affranchis de leurs illusions. Les députés qui avaient perdu leur croyance fataliste dans la force et l'inviolabilité du parlement, avaient déjà déguerpi ; les démocrates qui restaient, n'étaient nullement disposés à renoncer aux rêves de puissance et de grandeur qu'ils avaient caressés douze mois durant. Fidèles à la méthode qu'ils avaient suivie dans le passé, ils reculèrent devant toute action décisive jusqu'au moment où toute chance de succès et même toute chance de défaite avec les honneurs de la guerre avait disparu. Pour le plaisir de déployer une activité factice et brouillonne, dont l'inanité jointe aux plus grandes prétentions ne pouvait pas ne pas exciter la pitié et la raillerie, ils continuèrent à adresser résolutions, adresses et requêtes à un vicaire impérial qui ne faisait pas attention à eux ; à des ministres qui étaient ouvertement ligués avec leur ennemi. Et quand, à la fin, Wilhelm Wolff, député de Striegau, un des rédacteurs de la Neue Rheinische Zeitung, le seul homme vraiment révolutionnaire de toute l'assemblée, leur dit que s'ils parlaient pour de bon ils feraient bien de couper court à leur parlerie et de déclarer hors la loi le vicaire impérial, le plus grand traître du pays, c'est alors que toute la vertueuse indignation comprimée de ces messieurs parlementaires éclata avec une énergie que jamais ils n'avaient trouvée quand les gouvernements les avaient accablés d'insultes.
Naturellement, puisque la proposition de Wolff était la première parole sensée prononcée dans l'enceinte de l'église de St-Paul ; naturellement, puisque ce qu'il demandait était d'une nécessité urgente ; un langage aussi net, allant droit au but, devait forcément révolter un tas de sentimentalistes qui n'étaient décidés que dans l'indécision et qui, trop lâches pour agir, s'étaient dit, une fois pour toutes, qu'en ne faisant rien ils faisaient exactement ce qu'ils devaient faire. Chaque mot qui, pareil à l'éclair, dissipait les ténèbres où leur esprit se complaisait, chaque avertissement de nature à les tirer du labyrinthe où ils s'obstinaient à demeurer le plus longtemps possible, toute conception nette de l'état réel des choses était naturellement un crime de lèse-majesté envers cette assemblée souveraine.
Peu de temps après, la position des honorables députés était devenue intenable ; en dépit de résolutions, interpellations et proclamations, ils se retirèrent, mais non dans les lieux insurgés ; c'eût été trop hardi. Ils s'en allèrent à Stuttgart, où le gouvernement de Wurtemberg observait une sorte de neutralité expectative. Là, enfin, ils déclarèrent la déchéance du vicaire de l'empire et élurent une régence de cinq membres dans leur propre sein. Cette régence s'empressa de faire adopter une loi de milice qui fut bel et bien et dans les formes voulues communiquée à tous les gouvernements d'Allemagne. On les somma, eux, les ennemis déclarés de l'assemblée, de recruter des forces pour sa défense. Puis on créa, sur le papier, bien entendu, une armée pour défendre l'Assemblée nationale. Divisions, brigades, régiments, batteries, tout fut réglementé, ordonné. Rien ne manquait, si ce n'est la réalité, car cette armée, est-il besoin de le dire, ne vit jamais le jour.
Il restait à l'assemblée une dernière ressource. Des quatre coins du pays la population démocratique envoya des députations qui se mettaient à la disposition du parlement et l'incitaient à une action décisive. Le peuple, qui connaissait les intentions du gouvernement de Wurtemberg, suppliait l'Assemblée nationale de forcer ce gouvernement à participer ouvertement et énergiquement à l'insurrection voisine. Eh bien, non. L'assemblée par son départ pour Stuttgart s'était livrée à la merci du gouvernement de Wurtemberg. Les députés le savaient bien et réprimèrent le mouvement dans le peuple. Ils perdirent ainsi le dernier reste de l'influence qu'ils auraient pu conserver encore. Ils récoltèrent le mépris qu'ils méritaient, et le gouvernement de Wurtemberg, sous la pression de la Prusse et du vicaire impérial, mit fin à la farce démocratique en fermant la salle de réunion du Parlement et en ordonnant aux membres de la régence de quitter le pays.
Ensuite, ils s'en allèrent à Bade, au camp de l'insurrection ; mais là ils étaient désormais de trop. Personne ne prêtait attention à eux. La régence cependant, au nom du peuple allemand souverain, continuait par ses efforts de sauver le pays. Elle essaya de se faire reconnaître par les puissances étrangères en délivrant des passeports à tous ceux qui voulaient bien en accepter. Elle lança des proclamations et envoya des commissaires pour soulever ces districts de Wurtemberg dont elle avait refusé le concours alors qu'il en était temps encore ; naturellement sans résultat. Nous avons sous les yeux un rapport original, adressé à la Régence par un de ces commissaires, Herr Rösler, député d'Oels, dont le contenu est assez caractéristique. Il est daté de Stuttgart, le 30 juillet 1849. Après avoir décrit les aventures d'une demi-douzaine de ces commissaires faisant une chasse infructueuse à l'argent, il formule une série d'excuses de ne s'être pas encore rendu à son poste. Et puis il se livre à une sérieuse argumentation sur les différends probables entre la Prusse, l'Autriche, la Bavière et Wurtemberg, et leurs conséquences possibles. Après un examen approfondi, il arrive à la conclusion qu'il n'y a plus rien à espérer. Et puis, il propose d'établir des relais d'hommes de confiance pour la transmission des nouvelles, ainsi qu'un système d'espionnage pour découvrir les intentions du ministère wurtembergeois et les mouvements des troupes. Cette lettre n'est jamais parvenue à son adresse, car au moment où elle fut écrite, la Régence avait déjà passé au « ministère de l'extérieur », c'est-à-dire, en Suisse ; et pendant que le pauvre M. Rösler se cassait la tête à vouloir démêler les intentions du ministère formidable d'un royaume de sixième ordre, cent mille soldats prussiens, bavarois et hessois avaient déjà réglé l'affaire par une dernière bataille sous les murs de Rastatt.
Ainsi s'évanouit le parlement allemand et avec lui la première et dernière création de la révolution. Sa convocation avait été le premier témoignage qu'une révolution avait réellement eu lieu en Allemagne, et il existait tant que celle-ci, la première révolution allemande moderne, n'était pas close. Elue, sous l'influence d'une classe capitaliste, par une population rurale démembrée et désagrégée, à peine émergée pour la plupart de la torpeur féodale, ce parlement servit à porter en bloc sur la scène politique tous les grands noms populaires de 1820-1848, et à les démolir complètement ensuite. Toutes les célébrités du libéralisme bourgeois y étaient réunies. La bourgeoisie attendait des miracles ; elle récolta la honte pour elle et pour ses représentants. La classe capitaliste, industrielle et commerciale avait subi une plus grave défaite en Allemagne que partout ailleurs ; tout d'abord battue, brisée, chassée des hauts emplois dans chaque ville d'Allemagne, elle fut ensuite vaincue, déshonorée et conspuée dans le parlement,central. Désormais une politique libérale, le règne de la bourgeoisie, que ce soit sous forme de gouvernement monarchique ou républicain, est impossible en Allemagne.
Dans la dernière période de son existence, le parlement servit à déshonorer à tout jamais la fraction qui, depuis mars 1848, était à la tête de l'opposition officielle : les démocrates, les représentants des intérêts de la petite bourgeoisie et en partie aussi de la paysannerie. En mai et en juin 1849 cette classe eut l'occasion de montrer ses capacités pour fonder un gouvernement stable en Allemagne. Nous avons vu comment elle échoua, moins par suite de circonstances adverses qu'à cause de sa parfaite et persistante couardise dans tous les mouvements décisifs qui eurent lieu depuis l'explosion de la révolution et de l'esprit pusillanime et irrésolu qui caractérise ses opérations commerciales et qu'elle apporte dans la politique. En mai 1849, elle avait, grâce à ce procédé, perdu la confiance de la véritable armée militante des insurrections européennes, de la classe ouvrière. Et pourtant, tout n'était pas encore perdu pour elle, Le parlement allemand lui appartenait exclusivement depuis le départ des réactionnaires et des libéraux. Elle avait pour elle la population rurale. Deux tiers des armées des petits Etats, un tiers de la Landwehr (la réserve ou la milice) étaient prêts à se joindre à elle, à la seule condition qu'elle agirait avec la détermination et le courage qui sont le résultat d'une vue nette de la situation. Or, les politiciens à la tête de cette classe n'étaient pas plus perspicaces que la masse des petits bourgeois qui les suivaient. Ils se montraient plus aveuglés, plus opiniâtrement attachés à des illusions nourries délibérément, plus crédules, plus incapables de compter résolument avec les faits que les libéraux eux-mêmes. Leur influence politique est également tombée au-dessous de zéro. Cependant, comme ils n'avaient pas effectivement mis à exécution leurs banals principes, ils auraient pu dans des circonstances très favorables ressusciter momentanément, quand ce dernier espoir leur fut ravi, tout comme il fut ravi à leurs collègues de la « démocratie pure » en France, par le coup d'Etat de Louis Bonaparte.
La défaite de l'insurrection dans le sud-ouest de l'Allemagne et la dispersion du Parlement allemand clôt l'histoire de la première insurrection allemande. Il nous reste à jeter un coup d'œil sur les membres victorieux de l'alliance contre-révolutionnaire. Nous le ferons dans notre prochain article.1
Notes
1 Cet article n'a pu être retrouvé : s'il a été écrit, ce qui est probable, il n'a pas été publié – Eleanor Marx-Aveling