1897 |
Article paru dans Shan Van Vocht. Janvier 1897 (mensuel républicain édité par Alice Milligan et publié à Belfast). |
Il existe en Irlande à l’heure actuelle toute une série de forces qui font leur possible pour que continue à vivre le sentiment national dans le cœur des Irlandais.
Ces forces, qu’il s’agisse des mouvements pour la langue irlandaise, de sociétés littéraires ou de comités du Souvenir, agissent incontestablement de façon durable pour le bien de ce pays en contribuant à préserver de l’extinction l’histoire précieuse de notre race et de notre nation, notre langue et tout ce qui fait l’originalité de notre peuple.
Il existe un danger cependant : celui que ces forces, en s’en tenant trop rigoureusement à leurs méthodes de propagande actuelles, en négligeant en conséquence les problèmes vitaux de l’heure, en viennent à figer nos études historiques en une vénération du passé, à cristalliser le nationalisme en une simple tradition — glorieuse et héroïque, certes — mais rien de plus qu'une tradition.
Or, les traditions peuvent constituer une base suffisante — et c’est ce qui se passe fréquemment — pour pousser un peuple à marcher vers un glorieux martyre, mais elles ne peuvent jamais être assez puissantes pour guider l’assaut d’une révolution victorieuse.
Si le mouvement national contemporain ne veut pas se contenter de rééditer les anciennes tragédies amères de notre histoire passée, il doit se montrer capable de s’élever au niveau des exigences de l’heure présente.
Il doit fournir la preuve au peuple d’Irlande que notre nationalisme ne consiste pas en une simple idéalisation morbide du passé mais est aussi en mesure de fournir une réponse claire et précise aux problèmes actuels ainsi qu’une doctrine politique et économique adaptée aux exigences de l’avenir.
Tous les nationalistes sincères seront, je crois, mieux en mesure de militer pour cet idéal social et politique concret s’ils proclament ouvertement que l’instauration de la République est le but qu’ils poursuivent.
Non pas une république comme celle de France où une monarchie capitaliste à la tête de laquelle trônent quelques élus répète en farce l’échec du système constitutionnel anglais et, s’appuyant ouvertement sur le despotisme moscovite, fait un étalage insolent de son reniement des traditions de la Révolution.
Non pas une république comme celle des États-Unis où le pouvoir de la bourse a établi une nouvelle tyrannie sous les dehors de la liberté ; où, cent ans après que la présence des dernières tuniques rouges britanniques ait cessé de souiller les rues de Boston, les propriétaires et les financiers britanniques imposent aux citoyens américains une servitude auprès de laquelle le fardeau qu’ils devaient supporter avant la Révolution n’était qu’une bagatelle.
Non ! La République que je voudrais voir mes compatriotes prendre pour idéal devrait être d’une telle étoffe que son simple nom serait un phare pour les opprimés de tous les pays, la promesse sans cesse renouvelée de la liberté et de l’abondance pour prix de leurs efforts.
Pour le fermier, broyé entre l’avidité des propriétaires et la concurrence américaine comme entre deux meules ; pour les salariés des villes qui souffrent des exactions du capitaliste esclavagiste ; pour l’ouvrier agricole qui s’use à la tâche pour un salaire assurant à peine sa survie ; en fait, pour chacun de ces millions d’ouvriers dont la misère sert de support à l’édifice si séduisant d’apparence qu’est notre civilisation moderne ; pour tous ceux-ci, l’évocation de la République irlandaise pourrait devenir un point de ralliement pour le rebelle, un havre pour l’opprimé, un point de départ pour le socialiste prompt à s’enthousiasmer pour la cause de la liberté humaine.
Le fait que nous rattachions nos aspirations nationales aux espoirs des hommes et des femmes qui ont brandi l’étendard de la révolte contre le système du capitalisme et de la propriété foncière — système que l’Empire britannique incarne sous ses dehors les plus résolus et les plus agressifs — ne devrait en aucune façon constituer un élément de discorde dans les rangs des nationalistes sincères ; ainsi, nous entrerions en contact avec de nouveaux contingents de forces physiques et morales, ceci suffisant à élever la cause de l’Irlande à une position plus éminente que celle qu’elle a occupée depuis le jour de Benburb.
Certes, on peut objecter que l’idéal de la République socialiste, impliquant une révolution politique et économique complète, ne manquerait pas de nous aliéner nos soutiens issus des classes moyennes et de l’aristocratie qui redouteraient la perte de leurs biens et de leurs privilèges.
Que signifie cette objection ? Que nous devons nous ménager les classes privilégiées d'Irlande ?
Mais leur hostilité ne peut être désamorcée que si on leur assure que dans une Irlande libre il ne sera pas touché à leurs privilèges.
Ce qui veut dire qu’on leur garantirait que, lorsque l'Irlande serait délivrée de la domination étrangère, les soldats irlandais aux tuniques vertes veilleraient à préserver les « doigts grêles des pauvres » les profits escroqués des capitalistes et des propriétaires, d’une façon aussi efficace et impitoyable que le font aujourd’hui les tuniques écarlates anglaises.
Voilà la seule hase sur laquelle ces classes puissent s’unir avec vous. Pensez-vous que les masses puissent lutter pour un tel idéal ?
Lorsque vous partez de libérer l'Irlande, ne pensez-vous qu’aux éléments chimiques qui composent le sol de l’Irlande ? Ou pensez-vous aux Irlandais? Si c’est de ces derniers qu'il s’agit, de quoi vous proposez-vous de les délivrer ? De la domination anglaise?
Mais tous les systèmes d’administration politique, toutes les machines gouvernementales ne font que réfléchir les formes économiques qui les sous-tendent.
La domination anglaise renvoie simplement au fait que les conquérants anglais ont, dans le passé, imposé à ce pays un système de propriété fonde sur la spoliation, la fraude et le meurtre : si bien que, puisque c’est l'exercice actuel des « droits de propriété » qui nous ont été ainsi imposés qui fonde la pratique de la spoliation légale et de la fraude, la domination anglaise est la forme de gouvernement la mieux adaptée pour protéger la spoliation et l’armée anglaise l’instrument le plus docile pour exécuter les meurtres légaux lorsque l’exigent les frayeurs des classes nanties.
Le socialiste qui s’attacherait à détruire de fond en comble le système de civilisation grossièrement matérialiste tout entier que nous avons adopté comme notre bien propre (de même que la langue anglaise) est, à mon avis, un ennemi beaucoup plus mortel de la domination et de la tutelle anglaise que le penseur qui s'imagine pouvoir réconcilier la liberté irlandaise avec les formes insidieuses mais funestes de sujétion économique que sont la tyrannie des grands propriétaires, la fraude capitaliste et l’usure malpropre, autant de fruits empoisonnés de la conquête normande, trinité impie dont Strongbow et Diarmuid MacMurchadha – le voleur normand et le traître irlandais – furent les précurseurs et les apôtres appropriés. [1]
Si, dès demain, vous chassez l’armée anglaise et hissez le drapeau vert sur le château de Dublin, vos efforts s’avéreront vains si vous n’édifiez pas la république socialiste.
L’Angleterre continuera de vous dominer. Elle vous dominera par l’intermédiaire de ses capitalistes, de ses propriétaires, de ses financiers, de toutes les institutions commerciales et individuelles qu’elle a implantées dans ce pays et arrosées des larmes de nos mères et du sang de nos martyrs.
L’Angleterre continuera à vous gouverner jusqu’à vous entraîner dans la ruine, alors même que vos lèvres continueront à rendre un hommage hypocrite à cette liberté dont vous aurez trahi la cause.
Envisager le nationalisme sans le socialisme — sans réorganisation de la société sur la base d’une forme plus vaste et plus développée de propriété commune, semblable à celle qui supporte l’organisation sociale de l’ancienne Erin — ne relève que d’une mentalité de capitulation nationaliste.
Cela reviendrait à reconnaître publiquement que nos oppresseurs seraient ainsi parvenus à nous inoculer leurs conceptions perverties de la justice et de la moralité, que nous aurions finalement décidé d’assumer ces conceptions comme les nôtres propres et n aurions plus besoin d’une armée étrangère pour nous les imposer.
En tant que socialiste, je suis prêt à faire tout ce dont un homme est capable pour permettre à notre patrie de conquérir son héritage légitime — l’indépendance. Mais si vous me demandez d’en rabattre d’une miette, d’un iota en ce qui concerne les revendications de justice sociale, dans un but de conciliation des classes privilégiées, alors mon devoir est de m’y refuser.
Accepter serait malhonnête et inadmissible. N’oublions pas que celui qui fait un seul pas avec le diable n’atteint jamais le paradis ; proclamons ouvertement notre foi ; la logique des événements est avec nous.
Note
[1] Il s’agit de la conquête de l’Irlande par l’Angleterre. Diarmuid MacMurchadha. roi du Leinster (en Irlande) obtient en 1166 contre ses adversaires irlandais la permission du roi Henri II d’Angleterre de lever des volontaires parmi ses vassaux. Il s'assure au Sud du Pays de Galles l’aide de Richard de Clare, deuxième comte de Pembroke, surnommé Strongbow, en lui promettant la main de sa fille, et par conséquent la succession au trône de Leinster. Avec l’arrivée de Strongbow et de son armée en 1170 Diarmuid MacMurchadha remporte de grandes victoires. A sa mort s'engage une lutte pour la succession entre Strongbow son gendre et son fils prétendument illégitime, Donal, considéré par les Irlandais comme le véritable héritier. Henri II décide d’intervenir en octobre 1171 et Strongbow lui remet ses conquêtes. Il le confirme ainsi que les autres barons normands sur les fiefs qu’ils ont conquis. En outre, les rois Irlandais se soumettent rapidement et pacifiquerment, à deux exceptions près.