"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?" Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980. |
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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)
L'Action politique : les grèves de la faim
Les militants de l'Opposition restés en liberté ont théoriquement les mêmes moyens d'action que les autres citoyens soviétiques : comme eux, ils participent ici ou là aux grèves ou aux manifestations de mécontentement. Et, pendant cette période, ils semblent bien avoir été le seul groupe à distribuer ou diffuser clandestinement tracts et textes politiques.
Mais le gros des troupes de l'Opposition, les déportés, dont l'effectif est remonté aux environs de huit mille vers 1933, n'a que peu de moyens d'action pour ce qui est son objectif principal, l'amélioration des conditions de détention. Les déportés et les prisonniers commémorent toujours par des manifestations les deux dates du 1° mai et du 7 novembre, en chantant l'Internationale malgré l'interdiction et en brandissant des chiffons rouges en guise de drapeaux. Ces manifestations leur coûtent généralement très cher : arrestation des déportés, par exemple à ceux de Roubtsovsk en 1930, et sanctions sévères dans les isolateurs, isolement spécial, cachot, rallonges. Mais, quand le régime devient insoutenable, il ne reste plus que l'issue du désespoir : la grève de la faim. La première avait éclaté dès les premiers mois de 1928 dans la prison de Tomsk. La seconde avait eu pour cadre le pénitencier de Tobolsk où le régime était féroce. En 1930, dans l'isolateur bondé ‑ plus de quatre cent cinquante prisonniers à l'époque de Verkhnéouralsk -, le directeur Bizioukov avait fait enchaîner nus les prisonniers grévistes de la faim et les avait aspergés d'eau froide en plein hiver pour les contraindre à céder.
C'est à Verkhnéouralsk que se sont déroulées, à partir de 1931, les grèves les plus dures, de celles qui sont connues au moins. La première éclate à la fin d'avril 1931, où un détenu, « déciste », Essaian, est blessé d'un coup de feu par une sentinelle. Un comité de grève de trois membres est formé, avec Dingelstedt, le « bolchevik militant » Kvachadzé et le déciste Saiansky [1]. Les cent soixante‑seize communistes de toutes tendances en grève ont le soutien des anarchistes. Ils revendiquent des sanctions contre les responsables, la mutation du directeur, des garanties pour l'avenir, la libération et l'hospitalisation du blessé, l'aménagement du règlement et l'amélioration de l'ordinaire.
Le septième jour, on leur promet d'envoyer une commission spéciale du G.P.U., présidée par Andreeva, pour négocier, et ils arrêtent la grève : le 1° mai 1931, ce sont des prisonniers gonflés à bloc par cette première victoire qui manifestent dans l'isolateur autour de portraits de Trotsky et de banderoles avec les mots d'ordre de l'Opposition. Mais la commission ne vient pas. La grève recommence au début de juillet. Cette fois, la commission vient et cède sur plusieurs revendications importantes [2]. On n'apprendra que plus tard que certaines promesses n'ont pas été tenues et notamment qu'Essaian n'a pas été libéré, mais seulement transféré. En représailles sournoises, semble‑t‑il, trente‑cinq détenus sont envoyés à Souzdal au régime très dur.
La seconde grève de la faim est déclenchée à Verkhnéouralsk en mai 1933. Depuis des mois en effet, les condamnés dont la peine est arrivée à expiration se voient automatiquement « renouvelés » administrativement par le collège du G.P.U. sans comparution ni semblant de justification. Les détenus décident alors de prévenir le G.P.U. qu'ils entameront immédiatement la grève de la faim s'ils n'obtiennent pas la libération de tous les prisonniers à expiration de leur peine. Le comité de grève élu, avec encore Dingelstedt, le « bolchevik militant » Sacha Slitinsky et lakov Byk, prend toutes dispositions pour que la grève commence à jour fixe, même en cas de transfert [3]. Comme le transfert est commencé, la grève éclate simultanément dans plusieurs prisons. A Verkhnéouralsk, elle est brisée de force le treizième jour. Dingelstedt, Slitinsky et Byk sont transférés dans le sinistre pénitencier de Solovki, dans les îles Solovietsky, que Ciliga appelle « la Guyane arctique ». Là les politiques ‑ communistes uzbeks et kirghiz, mais aussi Géorgiens et Caucasiens ‑ sont mélangés aux « droit commun » et font l'objet des pires brimades. Forts de l'expérience acquise, les hommes de Verkhnéouralsk recommencent leur patient travail, regroupent, organisent. Quelques mois plus tard ils engagent le combat pour le regroupement des politiques et l'obtention d'un régime spécial. Ils obtiennent, écrit Ciliga, « quelques résultat [4] ». La trace de F.N. Dingelstedt, professeur rouge, intellectuel juif, lutteur héroïque, se perd en 1935 après son transfert en déportation à Alma‑Ata.
L'Arménien Arven A. Davtian ‑ « Tarov » ‑ qui a pris part aux deux premières grèves de la faim de Verkhnéouralsk est resté dans l'isolateur. C'est par lui qu'on connaît le déroulement d'une troisième grève de la faim dans le célèbre isolateur, après la visite de la commission du G.P.U. qui « renouvelle » en décembre 1933 les peines de tous les détenus. La grève commence le 11 décembre. Laissons la parole à ce communiste arménien :
« Le 20 décembre, on transporta sur les bras les grévistes d'une cellule à l'autre. Cela pour perquisitionner. Puis on commença à nous alimenter de force. Ce fut un spectacle inoubliable : il y eut de véritables batailles entre les grévistes et les garde‑chiourmes. Naturellement les premiers furent battus. Epuisés, nous fûmes alimentés par la gorge avec des pompes appropriées. Les tourments furent inouïs. On nous introduisit dans la bouche de gros tuyaux de caoutchouc, les grévistes étaient traînés comme des chiens crevés dans la « cellule d'alimentation ». Personne ne capitula séparément. Le quinzième jour de la grève, notre comité de grève décida d'y mettre fin à midi, car beaucoup de grévistes tentaient de se suicider. Un des collaborateurs du G.P.U. vint chez nous, dans l'isolateur et commença à menacer d'envoyer les grévistes aux Solovietsky. Nos camarades le chassèrent de leurs cellules. La décision du comité de grève fut approuvée à l'unanimité par l'ensemble des grévistes. Le représentant du G.P.U. dut promettre verbalement (il se refusait pour des raisons qu'il ne donna pas à écrire) de libérer ceux qui avaient terminé leur peine. C'est ainsi que, le 22 janvier 1934, ma peine se terminant, je fut transporté dans la cellule des « libérables [5]. »
Notes
[1] A. Ciliga, op. cit. p. 179, 200.
[2] Ibidem, p. 198‑200.
[3] Ibidem, p. 213. Davtian, qui avait passé plusieurs années à Verkhnéouralsk et avait réussi à s'évader d'U.R.S.S. en 1935, a fait pour la commission Dewey un récit qui confirme sur ce point celui de Ciliga. Sous la fausse identité de Manoukian, ce militant arménien s'enrôla pendant la guerre dans le groupe F.T.P.‑M.O.I. dirigé par Manouchian et immortalisé depuis par l'Affiche rouge ; il fut condamné à mort et exécuté avec ses camarades de combat.
[4] Ibidem.
[5] Appel de Tarov au prolétariat mondial, La Vérité, 11 octobre 1935.