1980

"Si les trotskystes avaient été des « sectaires » impénitents ou des « rêveurs » utopistes, coupés de la réalité, croit-on vraiment qu'il aurait été nécessaire, pour venir à bout de leur existence - qui était en elle-même déjà une forme de résistance - de les massacrer jusqu'au dernier à Vorkouta ? Sur les millions de détenus libérés des camps de concentration après la mort de Staline, (...) les trotskystes survivants peuvent se compter sur les doigts d'une seule main ? Est-ce vraiment par hasard ?"

Source : Cahiers Léon trotsky n°6, 1980.

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Les trotskystes en Union Soviétique (1929-1938)

P. Broué

Premiers pelotons d'exécution


C'est un journal parisien de l'émigration blanche qui, le premier, se fait l'écho de rumeurs concernant l'exécution à Moscou, en décembre, de Iakov G. Blumkine.

L'homme est un personnage de la légende bolchevique. A 18 ans, jeune militant socialiste révolutionnaire de gauche, il est entré dans la Tchéka à Moscou. En 1918, quand son parti a décidé de provoquer par tous les moyens la reprise de la guerre avec l'Allemagne c'est à ce tout jeune tchékiste intrépide qu'a été confiée la mission‑clé de l'opération Blumkine, accompagné d'un de ses camarades, s'est présenté, en uniforme et au nom de la Tchéka, à l'ambassade d'Allemagne, a demandé à être reçu par l'ambassadeur von Mirbach et, sortant son revolver, l'a abattu à bout portant. Il réussit à s'enfuir, puis, capturé par ses camarades de la Tchéka, endosse d'abord fièrement la responsabilité de son acte terroriste. Il est alors mis en face de Trotsky qui commence avec lui une discussion politique au terme de laquelle le jeune homme est convaincu et demande à servir pour se racheter. Son vœu est exaucé. Blumkine, condamné à mort officielement ‑ son exécution sera même annoncée aux autorités allemandes - est grâcié et se met au service de l'Armée rouge et de son service de renseignements naissant. Cible de ses anciens camarades qui tentent plusieurs fois de l'abattre, il devient un héros de légende, après plusieurs missions périlleuses effectuées pendant la guerre civile à l'arrière des armées blanches, effectue à l'étranger, notamment au Moyen‑Orient, plusieurs missions difficiles, organise l'armée de Mongolie, donne des articles sur les questions militaires à la presse soviétique. La qualité de ses services lui vaut d'être admis dans les rangs du parti bolchevique et il fait figure, dans l'intelligentsia moscovite, de héros, symbolique à la fois pour son passé, les conditions de son ralliement au bolchevisme, son activité mystérieuse et l'auréole que lui valent les récits qu'on s'en fait à voix basse.

Après la guerre civile, il devient un des spécialistes du contre‑espionnage de l'Armée rouge, attaché pendant quelque temps à l'état‑major de Trotsky, à qui il voue un véritable culte, travaille même quelque temps à son secrétariat personnel, l'aidant dans l'édition du premier volume des « écrits militaires », Comment la Révolution s'est armée. Il est également très lié à Radek. Dès 1923, il est partisan de l'Opposition de gauche, tout en continuant son activité de contre‑espionnage au G.P.U. Après le XV° congrès et l'exclusion de l'Opposition, il a un problème de conscience qu'il pose à ses supérieurs, Menjinsky et Trilisser [1], à qui il déclare qu'il partage entièrement les idées de Trotsky et des autres exclus et veut le leur faire savoir en toute loyauté. Pour eux, il n'est pas question de se séparer d'un agent de sa valeur, et, puisqu'il ne peut nullement, du fait de ses responsabilités professionnelles, travailler avec l'Opposition, il est bien évident qu'il doit conserver ses responsabilités dans le G.P.U. dans la mesure où ils lui font, sur le plan professionnel et personnel, une confiance totale.

A l'été 1929, de retour des Indes, Blumkine est de passage à Constantinople et rencontre Sedov dans la rue. A‑t‑il cherché cette rencontre ? On l'ignore. Il demande en tout cas à être reçu par l'exilé, lequel, après un refus initial, se laisse fléchir.

Nous ne savons sur cet entretien que ce que Trotsky en a dit : échange d'informations, discussion sur la situation de l'Opposition en U.R.S.S., les « capitulations » et notamment la position de Radek. Il apparaît que Blumkine a voulu poser aussi à Trotsky la question qu'il avait déjà posée à Menjinsky et Trilisser : son accord avec l'Opposition est‑il compatible avec son activité au G.P.U. ? La réponse de Trotsky est dénuée d'ambiguïté. Le G.P.U. est l'instrument de la défense de l'État prolétarien et un oppositionnel y a sa place de plein droit : il n'y a aucune incompatibilité. Sur l'insistance de Blumkine, Trotsky accepte de lui remettre un message politique général destiné à ses camarades en U.R.S.S. comportant une mise en garde contre Kharine et l'instruction de ne pas utiliser en Allemagne l'intermédiaire d'Urbahns et du Leninbund avec lesquels les désaccords s'accumulent.

Que s'est‑il passé à Moscou après le retour de Blumkine le 15 décembre ? Selon le premier rapport reçu par Trotsky, daté du 25 décembre 1929, sous la signature d'un responsable de l'Opposition de gauche (N. dans le Biulleten [2]), Blumkine, dès son arrivée, serait allé voir Radek qu'il considère encore comme un oppositionnel afin de comprendre sa position. On peut imaginer sa déception au cours de l'entretien qui suivit. Radek a‑t‑il conseillé à Blumkine de se rendre immédiatement au G.P.U. pour tout avouer ? A‑t‑il, comme l'ont affirmé des versions postérieures à celle de « N. », téléphoné immédiatement, sur le conseil de Radek, à Ordjonikidzé, seul personnage du régime capable ide l'épauler en la circonstance, mais été arrêté à sa sortie de chez Radek dont le téléphone était branché sur écoutes ? A‑t‑il, comme le suggère une version récente de cette affaire, été dénoncé par une femme, Radek n'ayant joué aucun rôle ? Il faudra vraisemblablement attendre l'ouverture des archives du G.P.U. pour connaître la vérité sur ce point.

Ce qui est certain, c'est que Blumkine ‑ contrairement aux rumeurs selon lesquelles il se serait repenti et aurait personnellement revendiqué son exécution ‑ n'a ni capitulé, ni parlé. Il n'existe aucune « déclaration » de Blumkine, et il n'y a pas eu ‑ la lettre de N. l'atteste ‑ d'arrestations parmi les militants à qui Blumkine devait communiquer le message de Trotsky ; au premier chef N. lui‑même. Selon Victor Serge, Blumkine aurait demandé et obtenu un sursis pour écrire ses mémoires avant d'être exécuté, le manuscrit terminé, le 25 décembre [3].

Blumkine, en décembre 1929, n'est pas le premier militant de l'Opposition mort aux mains du G.P.U. En septembre 1928, l'un des plus proches collaborateurs de Trotsky, l'ancien secrétaire du comité de guerre révolutionnaire, G. V. Boutov, est mort à la prison Butyrki de Moscou après une grève de la faim de cinquante jours pour protester contre les accusations d'« espionnage » dont il était l'objet, dans le but évident de compromettre Trotsky. En novembre, un ouvrier de l'Opposition de Leningrad, travailleur de l'usine Triangle rouge, Albert Heinrichsohn, était mort à la prison de Leningrad des suites d'un passage à tabac [4]. Ces faits sont graves, connus et dénoncés, mais pouvaient être, à la limite, considérés comme des « bavures », tragiques certes, mais involontaires. Le meurtre de Blumkine, lui, est froidement calculé.

Or, dans les mois suivants se produisent d'autres affaires concernant l'exécution de membres du G.P.U. plus ou moins liés avec l'Opposition ou compromis avec elle. C'est le cas de ce qu'on a appelé l'affaire Rabinovitch‑Silov, exécutés au début de 1930 pour un prétendu « sabotage dans les chemins de fer ». Rabinovitch était un jeune officier du G.P.U., Silov un journaliste sans parti, qui avaient informé l'Opposition de l'arrestation et de l'exécution de Blumkine. On parle aussi à la même époque de l'exécution d'un des geôliers de L. S. Sosnovsky, accusé d'avoir servi d'intermédiaire au prisonnier d'État. Staline avait condamné Sosnovsky à un rigoureux isolement. La qualité du polémiste quétait ce dernier, sa solide réputation de combattant antibureaucrate et antikoulak, la verve de ses lettres d'exil, sa notoriété de journaliste, la férocité de ses attaques contre les capitulards, exigeaient qu'il soit réduit au silence. Or ses lettres sortent et il reçoit des communications politiques, s'affiche même comme « rédacteur en chef » d'un journal de prison qui publie des informations en provenance de Moscou. Une telle activité n'était possible qu'avec l'établissement d'un réseau clandestin agissant avec des complicités importantes au sein du G.P.U. lui‑même.

On a tenté d'expliquer le meurtre de Blumkine par le désir de Staline d'atteindre personnellement Trotsky. Les faits mentionnés ci­dessus font douter de cette explication. Il semble plus probable que Staline a voulu porter un coup définitif aux sympathies agissantes que l'Opposition trouvait alors au sein du G.P.U. ‑ et dont une lettre de Moscou à Trotsky fait état ‑ puisqu'il s'y trouvait, après tout, nombre de bolcheviks dévoués et enthousiastes. L'exécution d'agents du G.P.U. complices de l'Opposition de gauche, tout en traçant entre le régime et l'Opposition un trait de sang, démontrait clairement l'intention de Staline de soumettre le G.P.U. à sa volonté politique et d'en faire l'instrument aveugle dont il avait absolument besoin pour briser l'Opposition par la provocation et la violence répressive à la fois.


Notes

[1] Viatcheslav R. Menjinsky (1874‑1934), étudiant en droit, membre du parti en 1902, puis journaliste. Commissaire aux finances en octobre 1917, vice‑président de la Tchéka en 1919, avait succédé à Dzerjinsky à la tête du G.P.U. en 1926. Meyer A. Trilisser (1883‑193?), membre du parti en 1901, puis responsable dans l'organisation militaire clandestine, fut secrétaire du soviet d'Irkoutsk en 1917 et fit la guerre civile en Sibérie. Il devint vice‑président du G.P.U. en 1926. Menjinsky et Trilisser étaient les supérieurs hiérarchiques de Blumkine.

[2] « Lettre de Moscou », Biulleten Oppositsii n' 9, février 1930, p. 9. Une copie du message confié à Blumkine par Trotsky se trouve à Harvard. Nous le publierons dans le n' 7 des Cahiers Léon Trotsky.

[3] V. Serge, Destin d'une révolution, p. 116.

[4] V. Serge, Mémoires…, p. 276-277.


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