1956 |
Source : documents de l'O.C.I. n°5 (1976) |
La révolution hongroise des conseils ouvriers
Pierre Broué
Le double pouvoir
La révolution polonaise avait déclenché la révolution hongroise. La victoire des conseils ouvriers, sur le programme révolutionnaire qui était le leur, est apparue comme un péril mortel à la bureaucratie de l'URSS. Le 8 novembre, Khrouchtchev, dans un discours aux jeunes communistes de Moscou, a parlé de la jeunesse hongroise dressée contre le régime, et conclu qu'il fallait, en URSS même, « accroître sans cesse la vigilance et accorder sans cesse plus d'attention à l'éducation correcte de la jeunesse. » L'agitation qui règne en ce moment (décembre 1956-janvier 1957) parmi les étudiants de l'université de Moscou le démontre : le diagnostic était correct. Le programme de la jeunesse révolutionnaire polonaise et hongroise est le même que celui de la jeunesse allemande soulevée à Berlin-Est le 17 juin 1953, le même que celui de la jeunesse tchèque, de la jeunesse roumaine, de la jeunesse russe. En 1940, Staline a assassiné Trotsky, il n'a pas réussi à assassiner le trotskysme dont les idées triomphent aujourd'hui dans les grandioses mouvements révolutionnaires contemporains. Les successeurs de Staline ont eu beau assassiner des dizaines de milliers de militants révolutionnaires hongrois, déporter en URSS des dizaines de milliers de jeunes révolutionnaires hongrois : la révolution continue.
Malgré une écrasante supériorité numérique, malgré la supériorité écrasante de leur armement lourd, les Russes ont mis plus d'une semaine avant de faire cesser toute résistance militaire organisée en ligne. « Les principaux centres de résistance furent les quartiers ouvriers. Les objectifs que les Soviétiques attaquèrent avec une rage et une fureur spéciales furent les usines métallurgiques de la « banlieue rouge » de Budapest, les quartiers ouvriers, les cités ouvrières et les usines où les communistes hongrois avaient leurs places fortes et leurs militants les plus actifs », écrit un témoin [1], et ailleurs : « Ce sont surtout les ouvriers, les communistes, les jeunes (de 14 à 20 ans) qui se battirent partout dans Budapest avec des fusils de modèle ancien, des mitraillettes ou des cocktails Molotov, contre les divisions blindées russes. Ce fut l'usine de Csepel avec ses milliers de métallos, élite des militants prolétariens du PC hongrois, qui offrit la plus forte résistance aux tanks russes » [2]. Les ouvriers de Csepel n'ont déposé les armes qu'après 10 jours de combats acharnés, et, le jour même, ils ont décidé de poursuivre la lutte pour leurs revendications, celles de la révolution ouvrière. Les travailleurs de Dunapentele, l'ancienne Sztalinváros, se sont battus « pour le socialisme » sous la direction de leurs conseils, jusqu'à ce qu'ils aient été submergés par les blindés et écrasés par les bombes. Les mineurs de Pécs ont résisté dans leurs mines et certains y ont trouvé volontairement la mort en se faisant sauter avec elles. Des déportations massives de jeunes hongrois avouent l'impuissance des Russes devant la volonté indomptable de la jeunesse révolutionnaire.
La bureaucratie du Kremlin a fait intervenir à partir du 4 novembre des troupes en provenance de l'Asie soviétique, dans l'espoir que la barrière linguistique empêcherait la fraternisation des ouvriers et paysans russes sous l'uniforme avec les révolutionnaires hongrois. En même temps, les bureaucrates faisaient courir les bruits parmi ces troupes qu'on les envoyait défendre le canal de Suez, nationalisé par Nasser, contre l'expédition impérialistes franco-anglaise le 4 novembre, les combattants hongrois expliquant aux soldats de l'armée de l'URSS que le Danube n'était pas le canal de Suez...
Combattants de la liberté, sûrs de leur cause, ils continuèrent leurs appels à l'internationalisme prolétarien des soldats de l'URSS. Le 7 novembre, les travailleurs de Dunapentele s'adressaient à ceux-ci pour le 39 anniversaire de la révolution russe : « Soldats ! Votre Etat a été créé au prix d'un combat sanglant pour que vous, vous ayez votre liberté. Pourquoi vouloir écraser notre liberté à nous ? Vous pouvez voir de vos yeux que ce ne sont pas les patrons d'usines, ni les gros propriétaires, ni les bourgeois qui ont pris les armes contre vous, mais que c'est le peuple hongrois qui combat désespérément pour les mêmes droits pour lesquels vous avez, vous, lutté en 1917. Soldats soviétiques, vous avez montré à Stalingrad comment vous pouviez détendre votre pays. Soldats, ne vous servez pas de vos armes contre la nation hongroise. » [3]. Et la réponse est venue : à Budapest, le commandant russe d'une unité de chars s'est rendu aux Combattants de la liberté. Il avait dû abattre trois enfants qui tentaient d'incendier son char avec des bouteilles d'essence, et comprit alors qu'il avait affaire à une révolution ouvrière [4]. Des milliers de soldats russes désarmés sont ramenés en URSS et parqués dans des camps. Certains ont pris le maquis et, dans la région du Nord-Ouest, délivré un train de déportés hongrois [5]. La révolution hongroise et l'intervention armée de la Russie auront été ainsi un extraordinaire facteur de la radicalisation des masses russes et de la volonté révolutionnaire de la jeunesse.
Au moment où l'armée russe attaquait ainsi la révolution hongroise, se dessinait une manœuvre destinée à égarer les travailleurs et à fournir une couverture à l'opération contre-révolutionnaire de la bureaucratie. Quelques heures après l'entrée en action des blindés, Radio-Budapest aux mains des Russes annonçait la formation d'un « gouvernement révolutionnaire ouvrier et paysan » sous la présidence de Jánós Kádár. Or la personnalité de Kádár, la popularité que lui avaient value les poursuites et les tortures infligées par Rákosi-Gerö en avaient fait un des leaders des communistes oppositionnels avant la révolution et le premier lieutenant de Nagy pendant la révolution. Le 1° novembre encore, il déclarait à l'ambassadeur russe Andropov qu'il était prêt à combattre, s'il le fallait, « les mains nues » [6].Le 1°, il avait parlé à la radio au nom du nouveau gouvernement Nagy dont il était membre. Bien que, comme ministre de l'Intérieur, il eût toutefois trempé dans le procès de son camarade Rajk, bien qu'il se fût tenu a l'écart des activités du Cercle Petöfi et qu'il ait accompagné Gera à Belgrade, il semblait s'être séparé aussi nettement de l'appareil stalinien que Nagy et Losonczy au cours des journées décisives. Qu'est-ce qui peut expliquer ce brutal revirement ? Que s'est-il passé en réalité ? Kádár, brisé par les tortures, est-il devenu un corps sans âme, un instrument aux mains des policiers staliniens [7] ? A-t-il simplement réagi en homme de l'appareil et cédé aux pressions des bureaucrates ? Il est impossible de trancher la question. Ce qui est certain, c'est que la présence de Kádár à la tête d'un gouvernement formé du dernier carré des staliniens, les Münnich, les Apró, les Marosán, dont les conseils avaient réclamé l'élimination, servait à la bureaucratie du Kremlin pour tenter de jeter le trouble parmi les travailleurs.
Dans les premiers jours de combat après le 4 novembre, il semble que l'initiative appartint surtout aux contre-révolutionnaires les plus déterminés dans le camp des staliniens. C'est ainsi que le commandant hongrois de Szombathely, rallié aux Russes, annonçait triomphalement à la radio : « Les travailleurs ont frappé. Dans les usines, les conseils ouvriers et les fascistes sont liquidés. » [8]. Le 8 novembre, le stalinien Ferenc Münnich, ministre de l'Intérieur et des Forces armées de Kádár, signifiait publiquement la volonté du Kremlin d'anéantir les pouvoirs des conseils ouvriers en dissolvant les Comités révolutionnaires de l'armée, en exigeant l'élimination de ceux qu'il baptisait les « contre-révolutionnaires »des conseils. Certes, les conseils étaient reconnus, mais le gouvernement leur ôtait toute signification en décrétant qu'ils n'avaient aucun pouvoir pour nommer ou démettre qui que ce soit dans l'administration, en leur interdisant de prendre aucune décision sans approbation d'un « commissaire politique » qui leur était désormais attaché [9].
Mais en réalité, au fur et à mesure que les ouvriers armés devaient cesser le combat, il apparaissait clairement que, malgré les exécutions, les arrestations, les déportations, les conseils s'étaient partout maintenus, renouvelés, comblant au fur et à mesure les vides, dans leurs rangs, toujours portés et soutenus par les travailleurs qui ne reconnaissaient d'autre autorité et d'autre programme que le leur. Sept jours de combat n'avaient pas fait reculer la volonté révolutionnaire des masses. Il fallait changer de tactique. Jánós Kádár commença alors à jouer le rôle qui lui avait été dévolu.
Le 11 novembre, Kádár déclare à la radio que le gouvernement va négocier le départ des Russes. Les anciens membres du gouvernement Nagy, d'après lui, « approuvent pleinement son programme révolutionnaire » et ont exprimé le désir de collaborer étroitement avec lui. Il affirme que plusieurs partis politiques pourront participer à la vie publique. Condamnant le régime Rákosi-Gerö, il avoue : « Il y a des gens en Hongrie qui craignent que ce gouvernement ne réintroduise les méthodes de l'ancien parti communiste et son système de direction. Il n'est pas un homme ayant une fonction dirigeante qui songe à agir ainsi, car, même s'il le désirait, il serait balayé par les masses. » [10]. Le 12 novembre, le journal du PC anglais est autorisé à annoncer que M. Kádár a eu des entretiens avec M. Nagy » [11]. Le 14 novembre, le dirigeant des syndicats, Sándor Gáspár, affirme que le gouvernement reconnaît les conseils et qu'ils auront le droit, dans les usines, de prendre des décisions que les directeurs devront exécuter. II précise que les conseils ouvriers devront cependant être confirmés dans leurs pouvoirs par de nouvelles élections [12].
A Budapest, le 14 novembre, s'était constitué, élu par l'ensemble des conseils ouvriers de la capitale, le Conseil central des ouvriers de Budapest. Les membres du Conseil sont très jeunes : la moitié environ ont entre 23 et 28 ans. Quelques « anciens » ont connu la répression du régime fasciste de Horthy avant celle de Rákosi, certains ont été militants social-démocrates avant d'adhérer au parti « communiste » : c'est le cas de Sándor Báli, l'un des délégués de l'usine Belojannis de Budapest, dont l'influence est considérable dans le Conseil. Ce serrurier-outilleur est, avec l'ancien serrurier devenu ingénieur Karsai, l'inspirateur politique de la majorité du Conseil après l'élimination dès le 15 novembre de son aile Kádáriste dirigée par Arpád Balász. Les autres militants responsables sont le jeune serrurier-outilleur de 23 ans Sándor Rácz, lui aussi délégué de l'usine Belojannis, l'ingénieur d'optique Miklós Sebestyén, le serrurier Ferenc Töke, le délégué de la raffinerie de Csepel György Kamocsai, le représentant des cheminots Endre Mester, tous représentants de cette génération ouvrière à qui le nouveau régime a apporté instruction et qualification, mais qu'il a privée des droits démocratiques. Après la répression qui a suivi le 4 novembre, le Conseil central est la seule autorité réellement reconnue à Budapest. En contact permanent avec les Comités révolutionnaires des étudiants et des intellectuels, il incarne la révolution ouvrière. C'est à lui que Kádár, sans autre pouvoir que les blindés russes impuissants devant la grève générale, s'adresse pour négocier la reprise du travail. Comme il devait le déclarer plus tard : « Le gouvernement a négocié à plusieurs reprises avec le Conseil de Budapest parce qu'il estimait que le Conseil aiderait les conseils ouvriers des usines dans l'accomplissement de leur tâches et de leurs buts. » [13].
Dès le 14 novembre, le Conseil central des ouvriers de Budapest fait connaître les conditions qu'il met à la reprise du travail. Ce sont les revendications mêmes de la révolution : reconnaissance du droit de grève, retour au pouvoir d'Imre Nagy, départ des Russes, élections libres et honnêtes au suffrage universel, fin du parti unique et liberté des partis reconnaissant le régime économique existant, indépendance totale à l'égard de l'URSS, neutralité de la Hongrie. Les réponses de Kádár, évasives ou positives, telles qu'elles ont été rendues publiques le lendemain, témoignent avant tout de son désir de convaincre les délégués des conseils de la pureté de ses intentions, mais aussi de ses propres limites... Il souligne les conséquences économiques catastrophiques de la prolongation de la grève, déclare qu'il « ne saura être question du retour d'Imre Nagy... tant qu'il se trouvera en territoire étranger » (l'ambassade yougoslave). Il se déclare d'accord avec le principe du départ des Russes : « une fois ce danger (réactionnaire) écarté, les troupes soviétiques quitteront la Hongrie ». II promet l'établissement d'un « système politique avec plusieurs partis », « à condition que ces partis reconnaissent le régime socialiste ». Il demande aux conseils de faire preuve de prudence sur la question des élections libres, « qui n'est pas simple », car « il se pourrait que notre parti soit battu ». Il ne promet rien pour l'uranium hongrois que, dit-il, « nous ne pourrions pas exploiter nous-mêmes », mais promet de publier à l'avenir tous les accords économiques avec l'URSS. Mais il rejette énergiquement l'idée de neutralité. Enfin, il annonce au conseil dressé contre les déportations : « Nous avons conclu un accord avec le Commandement soviétique au terme duquel personne ne doit être déporté de Hongrie. » [14].
Dès que connue, la réponse de Kádár est discutée par les conseils ouvriers. Puis, le même jour, 15 novembre, dans la soirée, les délégués du Conseil central des ouvriers de Budapest enregistrent la volonté ouvrière de ne pas terminer la grève avant d'avoir obtenu satisfaction sur ses revendications essentielles. Réunis au siège de la Compagnie des tramways de Budapest, ils votent la poursuite de la grève générale. Deux revendications sont mises en avant dont la satisfaction seule pourrait, selon eux, entraîner une révision de leur attitude : le retour au pouvoir d'Imre Nagy, l'évacuation de Budapest par les troupes, l'évacuation de tout le pays devant suivre à brève échéance « dans l'intérêt de l'amitié avec l'Union soviétique »[15]. II faut remarquer que le Conseil central n'abandonne pas pour autant les revendications présentées la veille. Mais le retour au pouvoir d'Imre Nagy, dont Kádár a laissé entrevoir la possibilité, l'évacuation de Budapest par les Russes seraient des garanties que les Russes entendent désormais laisser la vie politique se développer normalement dans la capitale. Réalistes, ils envisagent une évacuation par étapes. Méfiants, ils préviennent Kádár qu'ils se réservent toujours le droit de recourir à la grève pour leurs autres revendications s'il leur paraissait nécessaire de le faire. A ce moment, il est clair que les membres du Conseil de Budapest pensent qu'il est possible, en poursuivant la grève, d'amener Kádár et les Russes à céder sur ces points fondamentaux. Kádár, de son côté, tient à conserver ces « interlocuteurs valables ». Au milieu de la réunion du Conseil, la salle est envahie par des soldats russes qu'appuient deux chars et trois autos blindées [16]. Kádár, appelé par téléphone, s'excuse auprès des délégués ouvriers et intervient auprès du Commandement russe pour qu'il retire ses troupes. Cet incident contribue sans doute à développer, au moins chez certains membres du Conseil, l'idée que Kádár se fait l'avocat des conseils auprès des Russes et poursuit une politique de moindre mal qu'il conviendrait d'utiliser. En réalité, le « jeu » de Kádár, la suite devait le montrer, consistait, non à imposer aux Russes le point de vue des conseils, mais à imposer aux conseils la volonté des Russes.
La faim et le froid allaient devenir les plus précieux alliés de Kádár. Les souffrances endurées pendant et après les combats, les fatigues, les privations n'auraient pu, à elles seules, abattre le moral des travailleurs. Mais, venant s'ajouter aux promesses de Kádár laissant entrevoir une possibilité de règlement pacifique, elles ont contribué à provoquer chez les ouvriers une certaine démobilisation. Ce sont ces deux facteurs en particulier qui semblent avoir été déterminants dans la décision des ouvriers de Csepel de reprendre le travail.
Les métallos de Csepel avaient été le fer de lance de la révolution. Dès le 23 octobre, ils s'étaient battus. Le matin du 4 novembre, ils résistaient aux Russes qui attaquaient leur usine. Dans cette bataille acharnée, les ouvriers du Billancourt hongrois ont perdu de nombreux combattants révolutionnaires, parmi les meilleurs. Pourtant, le jour même où ils déposent les armes, ils votent la continuation de la grève. Les paysans les ravitaillent [17]. Mais le gouvernement interdit tout échange de produits alimentaires qui se ferait en dehors de ses organismes. Kádár multiplie promesses et pressions, laisse entrevoir une possibilité de règlement : de nombreux travailleurs de Csepel, plus touchés que les autres, voudraient panser leurs plaies. Et c'est la première victoire de Kádár, demi-victoire seulement, mais qu'il va exploiter à fond. Les dirigeants ouvriers du Conseil de Csepel pensent qu'ils peuvent reprendre le travail sans renoncer aux revendications ouvrières : « Nous voulons bien reprendre le travail dans les usines de Csepel », déclare leur manifeste le soir du 15 novembre, « mais à la seule condition que les négociations continuent avec le gouvernement et les ouvriers et que nos revendications soient entièrement satisfaites. Nous continuerons la lutte pour la réalisation complète des idées de notre révolution, car nous nous sentons assez forts pour pouvoir exécuter le testament de nos héros tombés dans le combat libérateur... II n'existe pas de puissance au monde qui pourrait nous priver de cette arme invincible qu'est la grève, si les négociations avec le gouvernement échouaient » [18].
Le poids des ouvriers de Csepel dans le prolétariat de Budapest, le poids de ses délégués au Conseil central semblent y avoir fait pencher la balance en faveur des « conciliateurs ». Kádár fait pression sur les délégués au nom de la situation matérielle. Il répète que la poursuite de la grève est un « suicide national ». Il répète que la reprise du travail, le « rétablissement de l'ordre » sont la condition nécessaire et préalable de tout autre pas en avant. Sans doute certains conciliateurs pensent-ils qu'il faut « aider » Kádár, qui, ayant obtenu la fin de la grève, serait en meilleure posture pour obtenir des Russes certaines concessions. Ce sont eux, en tout cas, qui l'emportent, après une nuit de discussions, par une faible majorité.
Le Conseil central des ouvriers de Budapest lance au matin du 16 novembre un appel à la reprise du travail :
« Conscients de notre responsabilité à l'égard de notre patrie et de notre peuple qui ont tellement souffert, nous devons dire que dans l'intérêt de l'économie nationale, pour les raisons humanitaires et sociales, et à la suite de certaines circonstances, la reprise immédiate du travail producteur est absolument nécessaire.
« Dans cette situation tragique, votre bon sens, votre conscience et votre cœur d'ouvrier vous commandent impérativement de reprendre le travail, sous réserve de vos droits, le samedi 17 novembre.
« Nous proclamons solennellement que cette décision ne signifie nullement que nous avons abandonné, ne serait-ce quune virgule, des buts et des conquêtes de notre insurrection nationale.
« Les pourparlers continuent et nous sommes persuadés que, grâce à des efforts mutuels, les questions en suspens seront résolues.
« Nous demandons votre confiance et votre aide unanime » [19].
Il est clair que cette position est loin d'être approuvée par tous les ouvriers. Le jour même, des délégués sont révoqués par leurs mandants qui leur reprochent de n'avoir pas respecté les décisions de la veille prises après consultation des ouvriers. De nombreux conseils protestent et rappellent les conditions fixées par le même Conseil central à la reprise du travail : le retour au pouvoir d'Imre Nagy et l'évacuation de Budapest par les Russes [20]. L'opposition se manifeste publiquement : le 17 est diffusé un tract qui révèle que Kádár a menacé de déportation les membres du Conseil central, au cas où le travail ne serait pas repris. Le 18, une délégation d'ouvriers demande au Conseil central qu'il appelle tous les conseils ouvriers de province à désigner par élection un Conseil national, un Parlement ouvrier qui, élu par l'ensemble des travailleurs hongrois, serait seul habilité à négocier en leur nom à tous.
Le Conseil central de Budapest, noyé sous une avalanche de protestations et qui constate que son appel à la reprise n'a pas été suivi, accepte la proposition et commence à préparer la réunion du Conseil national pour lequel il sollicitera d'ailleurs une autorisation officielle qui sera refusée [21]. Dans tout Budapest, la situation est, semble-t-il, à l'image des usines Csepel où, le 19 novembre, 30 % des ouvriers sont présents, mais dont aucun ne travaille. Un porte-parole déclare : « Nous pensons que c'est la seule chose raisonnable que nous puissions faire pour le moment. Nous sommes venus à l'usine parce que nous avons besoin de notre salaire et aussi parce que nous nous y trouvons réunis. Si nous continuions à rester à la maison, les portes de l'usine seraient fermées, et il serait plus facile au gouvernement de s'occuper de chacun de nous individuellement si nous étions chez nous que de le faire dans les usines, où nous sommes groupés » [22].
Mais la province se révélera beaucoup moins encline à la conciliation que la majorité — mince il est vrai — des membres du Conseil central de Budapest. Rien d'extraordinaire d'ailleurs à cette situation. A Budapest, les conseils ouvriers sont nés alors que l'insurrection était déjà commencée. Les premiers combattants ouvriers ont rejoint des détachements organisés par le Comité révolutionnaire des étudiants. La grève générale a suivi l'insurrection provoquée par les provocations de l'AVH contre les manifestations du 23. Pendant la période de l'insurrection, les conseils ouvriers, encore isolés les uns des autres, n'ont pas eu la possibilité de se centraliser et de se coordonner. Les travailleurs combattant dans les rangs des insurgés se sont placés sous l'autorité d'organismes divers : le Comité des étudiants, le Comité national révolutionnaire animé par Dudás, le Comité de l'armée. De nombreux ouvriers mêlés aux autres Combattants de la liberté suivaient Maléter, voire le gouvernement Nagy. C'est seulement quand la répression, en abattant les organismes nés de l'insurrection et les comités nés sur la base locale, s'est attaquée à l'embryon de deuxième pouvoir, qu'est apparue la force organisée de la classe ouvrière, avec ses conseils élus dans les entreprises, ses positions dans les usines, en d'autres termes, dans ses bastions industriels. Et c'est parce qu'ils étaient conscients que seule l'organisation, sur la base de classe, des conseils, pouvait donner à la classe ouvrière le rôle historique de défendre les acquis d'Octobre au nom de l'ensemble de la population, que les militants responsables des conseils ouvriers ont, à l'appel du Conseil d'Ujpest, constitué le Conseil central. Il faut encore souligner à son propos que, s'il est devenu à ce moment-là l'organisme le plus représentatif de la résistance ouvrière organisée, il s'est heurté à Budapest à une énorme concentration de forces armées russes et à l'administration élémentaire, mais réelle, d'anciens Avos et bureaucrates qui épaulaient le gouvernement Kádár. En province, au contraire, l'insurrection est directement sortie de la grève générale et les conseils ouvriers, après l'avoir dirigée, ont assumé directement le pouvoir. Ils ont balayé l'administration de l'Etat stalinien, ils ont commandé les forces armées, et le gouvernement Nagy n'a eu d'autorité que par leur intermédiaire. Ils ont véritablement exercé le pouvoir pendant la période « d'indépendance ». Après l'attaque du 4 novembre, ils sont demeurés pratiquement la seule autorité, l'appareil du parti et de l'Etat ayant volé en éclats, face au Commandement russe. En certains endroits, celui-ci a dû composer avec eux. C'est ainsi qu'à Miskolc, la radio continue d'émettre librement, et le Commandement russe refuse d'intervenir pour faire reconnaître le gouvernement Kádár, pourvu qu'on n'attaque pas ses soldats [23]. Les conseils ouvriers de province sont donc nettement moins enclins à la conciliation que le Conseil central soumis à une forte pression. Ils exercent le pouvoir et vont l'exiger pour tous les conseils.
Avec les bureaucrates, le choc est inévitable. Un porte-parole des syndicats hongrois, un partisan de Kádár, déclare en effet le 19, selon André Stil : « Il y a encore des camarades en Hongrie qui ne croient pas que la formation des conseils ouvriers soit juste, et ne voient que des dangers dans leur activité... Jusqu'ici, ces conseils ouvriers, en s'écartant de leurs fonctions d'organisation économique locale, limitées à une entreprise, en prétendant jouer le rôle d'organes politiques du pouvoir ou se substituer aux syndicats, ou s'organiser en comités de ville, régionaux ou nationaux, n'ont abouti qu'à créer une situation assez anarchique » [24]. La situation est donc claire. Du côté des bureaucrates, les uns sont résolument opposés à l'existence même des conseils, d'autres étant prêts à les tolérer avec « des fonctions d'organisation économique locale ». Les conseils, eux, sont décidés, pour une partie d'entre eux, à « jouer le rôle d'organes politiques du pouvoir ». Le Conseil de Budapest ayant cédé à la pression des bureaucrates, appel est fait par les travailleurs au Conseil national de sa décision de reprise du travail.
La réunion du Conseil national ouvrier, du Parlement ouvrier, devait s'ouvrir le mercredi 21 novembre à 9 heures au Palais des Sports de Budapest. Or, quand les délégués se présentèrent, ils trouvèrent les abords de la salle bloqués par des forces de police et d'armée gouvernementales appuyées par des chars russes. Ils décidèrent alors de siéger au local du Conseil central, au siège de la Compagnie des tramways. Aucun journaliste n'a pu assister à la réunion qui a duré cinq heures dans l'immeuble encerclé par un cordon de police, qui la tolérait en tant que session « élargie » du Conseil de Budapest.
La première décision du Conseil national fut de rapporter l'ordre de reprise lancé par le Conseil central de Budapest et qui n'avait été guère suivi en définitive par plus d'un quart des ouvriers. Le Conseil national ordonne la reprise de la grève pour 48 heures, en signe de protestation contre les mesures prises contre sa réunion, et les tentatives gouvernementales pour l'empêcher le matin même. L'ordre de grève s'applique à toutes les industries, sauf les industries alimentaires. La condition fixée à l'expiration du délai de 48 heures pour la reprise est la reconnaissance par le gouvernement Kádár du Conseil ouvrier national démocratiquement élu comme la seule représentation valable des travailleurs hongrois. Si cette condition est acceptée, le travail reprendra le 24 novembre en même temps que les négociations entre le gouvernement et les représentants du Conseil national ouvrier. Elles devront porter sur les revendications de la classe ouvrière, les mêmes qui avaient été présentées par le Conseil de Budapest le 15 novembre : retour au pouvoir d'Imre Nagy, libération des prisonniers dont Maléter, retrait des Russes et évacuation du pays, élections libres avec tous les partis, liberté de presse et de réunion, indépendance de la Hongrie. Les discussions entre le gouvernement et le Conseil devront être publiées exactement dans la presse. Le gouvernement devra manifester « sa bonne foi en libérant immédiatement les civils et les militaires internés, arrêtés et déportés »[25],en déférant devant les tribunaux hongrois jugeant publiquement les personnes inculpées de délits de droit commun » [26]. La réponse de la classe ouvrière hongroise était nette. Avant de rendre les armes, elle exigeait des garanties sérieuses. Surtout, significative est la revendication du Conseil national de se voir reconnaître comme unique autorité et seul représentant valable des travailleurs hongrois. Avec le Conseil national ouvrier se réalisait ce mouvement « unique et puissant » que réclamait le 28 octobre le Conseil ouvrier de Miskolc, ces « états généraux des conseils ouvriers » que Nagy s'était proposé de réaliser. C'était la revendication affirmée par la classe ouvrière de l'exercice du pouvoir par l'intermédiaire de ses organisations autonomes de classe, de ses soviets, de ses conseils, locaux, régionaux, de son Conseil national. Entre elle et les bureaucrates décidés à étrangler ou à vider de toute substance les conseils, l'épreuve de force était inévitable. Mais, entre un gouvernement qui savait où il menait les travailleurs et préparait soigneusement ses coups et une direction ouvrière inexpérimentée, manquant de cadres politiques révolutionnaires formés, entre la bureaucratie et ses politiciens habiles à la manœuvre et des conseils ouvriers manquant de l'appui et de l'organisation d'un parti révolutionnaire analogue au Parti bolchevik de 1917, il fallut du temps, et bien des hésitations de la jeune direction pour que tout devienne clair.
Il était trop tôt pour les bureaucrates pour tenter une épreuve de force. Les comités révolutionnaires constitués à tous les échelons dans l'administration et les organismes de l'Etat représentaient un sérieux obstacle à l'action de la bureaucratie. Dès le 22, le gouvernement décide de s'attaquer à ceux des ministères, à la révolution installée dans ses propres bureaux. « Les Comités révolutionnaires des ministères veulent prendre des décisions qui dépassent leur compétence et qui ne favorisent ni la reprise du travail ni le rétablissement de l'ordre », déclare Radio-Budapest qui ajoute : « Le gouvernement a donné l'ordre aux directeurs des ministères de limiter l'activité de ces comités et de n'accepter leurs suggestions que si elles sont vraiment constructives »[27].
Le même jour, le Conseil ouvrier de Csepel, fidèle à la ligne de sa résolution du 16, se prononçait contre la grève de 48 heures décidée par le Conseil national et approuvée par le Conseil ouvrier central de Budapest. Après avoir protesté contre la décision gouvernementale d'interdire le Conseil national, après avoir demandé la « fin des mesures de force contre les ouvriers et leurs représentants », il estimait comme une « faute grave » d'avoir donné l'ordre de grève, car « cela rend la situation économique encore plus difficile ». Il demandait au Conseil de Budapest de « reconnaître que l'époque de l'impétuosité et du libre cours des passions est révolue » et qu'il fallait se servir « plus raisonnablement » de l'arme de la grève[28].
La prise de position des travailleurs de Csepel semble avoir été, là encore, décisive. Le 23 au matin, Radio-Budapest annonce la signature, la nuit précédente, d'un accord entre Kádár et le Conseil central des ouvriers de Budapest, pour la reprise du travail. L'autorité des conseils est reconnue dans les usines, y compris en ce qui concerne le choix des directeurs. Les négociations vont reprendre entre le gouvernement et les conseils, mais le Conseil se réserve le droit de recourir à nouveau à la grève [29]. Sans doute les éléments conciliateurs pouvaient-ils se targuer d'une reconnaissance de fait de leur conseil, impliquée par la publication à la radio d'un accord conclu entre lui et Kádár. Pourtant, il semble bien que la déclaration du 23 novembre, le jour même, de l'Union des écrivains, indique une position plus ferme vis-à-vis du gouvernement, puisqu'après avoir approuvé l'action des Conseils « pour conserver les conquêtes sociales », l'Union des écrivains « conseille la recherche d'un accord pour la reprise du travail sans concessions sur les revendications essentielles » [30]. Plus encore que la position des écrivains, où l'on peut retrouver l'influence de l'action de Tibor Déry [31], l'opposition ouvrière est nette. C'est un journaliste qui rapporte, après avoir interrogé les dirigeants du Conseil central de Budapest le 23 : « Le Conseil reconnaît que l'ordre de reprise n'a pas été suivi ; ajoute qu'il a reçu des centaines de coups de téléphone réclamant la continuation de la grève contre l'enlèvement d'lmre Nagy »[32].
Le 4 novembre, en effet, Imre Nagy avait demandé asile à l'ambassade yougoslave de Budapest. Avec lui, ses amis Géza Losonczy, Ferenc Donáth, Jánós Szilágyi, vieux communistes, la veuve de Rajk, Gabor Tanczos, le secrétaire du cercle Petöfi, en tout une trentaine de personnes. Avec eux Lukács, le philosophe ; Zoltán Szántó, ancien ambassadeur à Paris et un vieux communiste Zoltán Vas. Ces trois derniers avaient quitté l'ambassade et n'ont pas reparu. Mais le 21 novembre, un accord était signé entre le gouvernement yougoslave et le gouvernement Kádár, garantissant à Nagy et à ses compagnons la possibilité de regagner librement leur domicile.
Déjà, nous avions vu le journal communiste anglais annoncer que Kádár s'était entretenu avec Nagy. Déjà, le 14 novembre, balayant les calomnies sur le « traître Nagy », Kádár avait déclaré publiquement : « Je ne crois pas que M. Nagy ait consciemment aidé la contre-révolution. Ni le gouvernement, ni les Russes ne désirent restreindre sa liberté. » [33]. Aux Conseils ouvriers, nous l'avons vu, Kádár avait parlé de « pourparlers » avec Nagy dès son retour en territoire hongrois. L'accord conclu entre le gouvernement yougoslave et Kádár, tel qu'il a été révélé dans la note yougoslave du 23 novembre, allait dans la ligne des promesses de Kádár. La libération de Nagy ne pouvait que signifier la reprise des négociations avec lui et satisfaction au moins partielle donnée aux ouvriers qui réclamaient son retour au pouvoir. Nagy, en sortant de l'ambassade yougoslave, a-t-il réellement conféré avec Kádár au Parlement ? Tous deux, comme le croit le correspondant de Reuter, étudiaient-ils les possibilités de la formation d'un gouvernement de coalition Nagy-Kádár ? Le rôle de Kádár, ses intentions réelles sont peu claires. Mais en réalité, peu importe. Que Kádár ait agi consciemment ou non, qu'il ait abusé Nagy et les Yougoslaves ou qu'il ait servi d'appât pour attirer Nagy hors de son refuge et permettre aux Russes de s'en emparer, les faits sont là. C'est sur la promesse de Kádár que Nagy est sorti, c'est sur cette promesse aussitôt violée qu'il a été arrêté par les Russes. Qu'il ait été ou non au courant de l'opération, Kádár l'a couverte en faisant annoncer le départ volontaire de Nagy pour la Roumanie. Mieux encore, il renie ses propos de la veille et déclare : « Cet homme est devenu le pantin des contre-révolutionnaires et des horthystes. » [34].
L'enlèvement de Nagy par les Russes, le reniement par Kádár de sa parole étaient la plus sévère condamnation de l'optique des conciliateurs. Comme le déclarait un porte-parole du Conseil après le discours de Kádár sur Nagy, Kádár, qui avait dit, il y a une semaine, aux ouvriers : « Ramenez Nagy et je serai heureux de lui céder la place », s'est maintenant aligné sur le point de vue soviétique en prétendant « L'affaire Nagy est close. ». Il constatait ainsi la fausseté de l'opinion répandue chez les conciliateurs suivant laquelle on pouvait établir une distinction entre Kádár et les Russes, et précisait : « Kádár s'en tient maintenant à une attitude rigide et emploie des arguments qui s'appuient sur la présence de 5 000 tanks.» Le Conseil de Budapest maintenait pourtant ses revendications de retour au pouvoir de Nagy et de retrait des Russes : « Nous ne céderons pas et le gouvernement le sait. Le retour d'Imre Nagy a été et reste notre première revendication. Quoi qu'il arrive, nous finirons par vaincre. » [35].II concluait pourtant son appel par une preuve de volonté de conciliation à tout prix en ajoutant : « Dans l'intérêt de la population, nous demandons néanmoins aux conseils de poursuivre le travail et même d'intensifier la production. » [36]
Et, alors qu'on avait pu supposer un instant que la trahison de Kádár à l'égard de Nagy allait durcir la position des membres du Conseil de Budapest ainsi dupé, on assiste dans les jours qui suivent à des reculs continuels. Le 20 novembre, un porte-parole laisse entendre que les ouvriers sont prêts à renoncer au retour de Nagy si « celui-ci leur affirme personnellement qu'il refuse de prendre la tête du gouvernement »[37]. D'après les délégués qui se sont entretenus avec Kádár, il serait préférable pour l'instant d'abandonner la question du retour d'Imre Nagy [38] : ils vont prévenir Kádár que « des grèves spontanées pourraient éclater si la vérité n'est pas dite aux ouvriers hongrois sur ce qu'est devenu Imre Nagy » [39]. Bientôt, pourtant, les bureaucrates détruiront toutes leurs illusions : ayant obtenu un recul, ils poussent leur avantage et tentent de détruire les conseils. C'est ainsi que disparaissent les conciliateurs : devant l'absence de possibilité de conciliation...
Sam Russel, correspondant du Daily Worker,organe du Parti communiste anglais, s'est rendu pour son journal à Csepel. Sans doute espérait-il trouver dans ses entretiens avec les dirigeants du conseil ouvrier la preuve que les ouvriers de Csepel commençaient à soutenir le gouvernement Kádár. Or, malgré lui, sans doute, c'est le contraire qu'il en a rapporté. Les dirigeants des ouvriers de Csepel ont été contre la grève, certes, mais non pas par solidarité avec Kádár. Et Russel décrit la « confusion » qui est en train de se produire et qui annonce la lutte ouverte entre Kádár et les conseils : « J'ai parlé avec le secrétaire du Conseil ouvrier provisoire, Béla Szenetzy, avec le vice-président Pál Kupa et un autre membre du conseil, József Dévényi. De mes conversations, il ressort clairement qu'il y a encore beaucoup de confusion quant au rôle du conseil une fois devenu permanent sur la base de la nouvelle loi. II y a encore quelque peu l'idée qu'ils pourraient combiner ensemble les fonctions d'employeurs et de syndicats en remplissant une espèce de vague fonction politique. » [40]. Retenons que les conseils, celui de Csepel compris, veulent jouer un rôle politique, veulent être l'organe du pouvoir ouvrier. Ecoutons le même journaliste communiste rendre compte des raisons avancées par le Conseil de Budapest pour justifier son hostilité à la grève : « Poursuivre la grève pourrait faire plus de mal que de bien aux ouvriers. Il valait mieux gagner de l'argent pour acheter de quoi manger qu'être contraint par la faim de retourner au travail. »[41].
Les dirigeants de certains conseils, ceux du Conseil central de Budapest en particulier, sont convaincus que la grève ferait plus de mal que de bien. Mais ils ont pourtant leur idée en ce qui concerne leur rôle, le rôle des conseils ouvriers, le rôle de la casse ouvrière. Et là-dessus, aucune conciliation n'est possible. Mais il faut du temps pour qu'un organisme politique comme le Conseil central atteigne l'homogénéité politique répondant à celle de la classe, en l'absence de toute organisation d'avant-garde permettant d'unifier expériences et prises de position, et l'atmosphère des combats de rue, puis de la répression, n'est guère propice à ce que prévale la démocratie politique qui est la condition de la clarification. Déjà, le 14 novembre, le Premier président du Conseil ouvrier central, Arpád Balász, s'était permis une déclaration à la radio, au nom du Conseil central, en faveur de la reprise du travail. La majorité du Conseil le relève alors de ses fonctions, considérant qu'il joue, consciemment ou non, le jeu de Kádár, et interdit à ses membres toute déclaration qui n'aurait pas été préalablement décidée par un vote. Le nouveau président du Conseil central est élu parmi les délégués de Csepel : il s'agit de Jôzsef Dévényi. Quelques jours après, cependant, le 23, à la suite de plusieurs tentatives de sa part de temporiser, mis en accusation devant le Conseil central, il démissionne. Désormais, le jeune serrurier de Belojannis, Sándor Rácz, âgé de 23 ans, sera président, flanqué de son camarade d'usine Báli et de Karsai comme vice-présidents, et ces trois hommes seront, jusqu'à la fin, les porte-parole du Conseil ouvrier central.
C'est au vice-président, le serrurier-outilleur Sándor Báli, qu'il revient, le 25 novembre, d'exprimer, face au gouvernement et pour le convaincre de négocier, une conception du rôle des conseils ouvriers qui est, de toute évidence, le résultat d'un compromis circonstanciel :
« C'est la classe ouvrière hongroise, dit-il, qui a mis sur pied les conseils ouvriers, lesquels, pour le moment, sont les organisations économiques et politiques qui ont derrière elles la classe ouvrière (...) Nous savons bien que les conseils ouvriers ne peuvent être des organisations politiques. Qu'on comprenne que nous nous rendons bien compte de la nécessité d'avoir un parti politique et un syndicat. Mais, étant donné que pour le moment nous n'avons pas la possibilité pratique d'établir ces organisations, nous sommes obligés de concentrer nos forces sur un seul point en attendant la suite des événements. Nous ne devons ni ne pouvons parler de syndicats avant que les ouvriers hongrois n'aient formé leurs syndicats par la base et leur aient remis leur droit de grève. » [42].
En fait, pourtant, le Conseil ouvrier central est inéluctablement conduit par l'ensemble de la situation à jouer un rôle politique. Comme l'écrira plus tard l'un de ses membres, Ferenc Töke, Karsai fut amené « à dire aux dirigeants que nous avions une mission économique à remplir, que nous ne tenions pas du tout à avoir une activité politique, mais que leur duplicité nous y obligeait » [43]. C'est ainsi que le 26 novembre, le Conseil fait savoir à Kádár que, outre ses anciennes revendications, retour de Nagy au pouvoir, départ des Russes, arrêt des déportations, il lui exprime la volonté des ouvriers d'organiser une milice ouvrière armée et d'avoir leurs propres journaux [44]. Les conseils ont parfaitement compris que leur pouvoir et leur autorité ne sont rien tant qu'ils n'auront pas une force armée à leur disposition ; cette force ne peut être que le peuple en armes. Ils veulent l'organisation des milices ouvrières. Ils refusent le monopole de la presse établi au profit de la bureaucratie avec les seuls journaux du parti et du syndicat autorisés. Ils veulent leurs journaux pour défendre leurs positions, donner leurs consignes, rendre compte, discuter. Ils signifient ainsi clairement qu'ils entendent s'opposer à « l'Etat de gendarmes et de bureaucrates » dénoncé par Déry : ils s'opposent à lui, veulent leur force armée, leur presse. Kádár déclare à l'Humanité que ce sont « les éléments contre-révolutionnaires qui ont présenté des demandes impossibles »[45]. Or Kádár, après avoir reconnu les conseils, a fait savoir, l'ordre de reprise lancé, qu'ils étaient autorisés à discuter les « problèmes du travail »... [46]. Le Conseil ouvrier central prépare, sous la direction de Sebestyen, la publication de son journal, Munkasujsag (Gazette ouvrière) : il est saisi à l'imprimerie, avec le compte rendu d'une discussion où Kádár avait déclaré : « Peu me chaut que vous me reconnaissiez ou pas. 200 000 soldats soviétiques sont derrière moi. C'est moi qui commande en Hongrie. » [47]. Le Conseil sort alors une feuille ronéotypée : les autorités russes perquisitionnent et saisissent les ronéos [48]. Le Conseil central organise en riposte le boycott pendant 24 heures du journal du parti Népszabadsag : les travailleurs l'achètent puis, dans la rue, le déchirent sans le lire, et Ferenc Töke peut écrire : « Les gens marchaient jusqu'aux chevilles dans le papier »… [49]
Le Conseil décide la distribution de tracts parfois dictés et recopiés à la main rendant compte de ses activités et invite tous les conseils à l'imiter [50]. Les délégués du Conseil retournent voir Kádár. « Ce sera une soirée décisive », déclare l'un d'eux à la presse. « Si les négociations échouent, il n'existe aucune garantie que nous pourrons empêcher les ouvriers de commencer des grèves spontanées. » [51]. Ils vont demander modification de la loi sur les conseils, et l'autorisation des conseils non seulement dans les usines, mais dans toutes les entreprises gouvernementales, telles que chemins de fer, postes, etc., où elles ne sont pas autorisées.
Népakarat, organe des syndicats, est chargé de la réponse aux trois revendications fondamentales des conseils : prépondérance politique des conseils ouvriers, création de conseils régionaux dans chaque province et publication d'un journal central. Ce sont, selon lui, des revendications « destructives » : les conseils « ne sauraient avoir de rôle politique quel qu'il soit, mais un rôle uniquement économique » ; le journal central des conseils n'est absolument pas « nécessaire » et la création de conseils ouvriers régionaux « ne correspondrait pas aux tâches des conseils ouvriers ». Ces tâches, Népakarat les résume : faire ce qu'ils doivent sur le plan économique en réorganisant les usines [52]. La bureaucratie est prête à accepter les conseils pourvu qu'ils lui servent de compères dociles dans l'administration des usines. Elle entend se réserver le monopole de la direction de l'Etat, de la vie politique, de la presse. Ou les conseils s'inclineront, ou elle les détruira. Il n'y a pas de terme moyen qui permette une conciliation. Il faut, pour Kádár et les bureaucrates russes, que la classe ouvrière et ses conseils renoncent au pouvoir.
Le 4 décembre, le gouvernement lance son offensive. Elle est dirigée contre les comités révolutionnaires, ceux de l'armée ayant seuls été dissous jusqu'alors. Selon un communiqué gouvernemental, les comités « ne tenaient pas compte des dispositions gouvernementales qui avaient réglementé leur activité, délimité leur champ d'action, fixé leurs attributions » [53]. « L'expérience montre que les comités ne déployaient aucune activité d'intérêt public, mais au contraire, quand ils existaient, leur action consistait à entraver le travail des autorités de l'Etat et la réalisation des tâches d'intérêt public »[54].Les comités révolutionnaires sont donc dissous par un décret signé Ferenc Münnich, qui signale en même temps l'existence et la dissolution d'un « Comité exécutif central des comités révolutionnaires » [55]. Miklós Gimes, qui a refusé d'émigrer, est arrêté le 5 décembre.
Puis, pensant qu'ils vont céder à la menace et à l'intimidation, le gouvernement lance la police contre les dirigeants des conseils ouvriers. Plus d'une centaine d'entre eux sont arrêtés dans la nuit du 6 décembre. Le Conseil central est « littéralement submergé de protestations contre les arrestations de membres des conseils ouvriers » [56]. II lance, le 7, une proclamation : aux ouvriers, il dénonce le « front organisé, dans tout le pays, contre les conseils ouvriers », déclare : « Si cela continue, nous perdrons l'unique possibilité de bâtir une vie normale et de restaurer l'ordre. » [57]. II prévient le gouvernement : « Si cela continue, la confiance des ouvriers sera perdue et ceux qui nous provoquent auront définitivement dressé la classe ouvrière contre le gouvernement. » [58]. Déjà éclatent de nombreuses grèves spontanées. La moitié des travailleurs de Csepel sont en grève. Ceux qui ont cru à la conciliation déclarent alors nettement : « Nos négociations avec le gouvernement n'ont pas abouti au résultat souhaité. Il semble que Jánós Kádár n'ait pas le pouvoir de se débarrasser de certaines personnes de son entourage. » [59]. Après une dernière et vaine démarche auprès de Kádár, le conseil, sur le rapport de la délégation qui a été conduite par Sándor Rácz, décrète la grève générale pour 48 heures. Elle doit dénoncer « la campagne menée contre le peuple et contre les ouvriers par le gouvernement de Kádár, appuyé par l'URSS » et qui « veut ignorer toute la population hongroise et ses représentants » [60]. Le Conseil de Budapest, qui est élargi pour la circonstance à des représentants de conseils de province, s'adresse à la Hongrie entière. Aux travailleurs du reste du monde, il demande des « grèves de solidarité dans leur lutte pour une vie sans peur et la liberté individuelle »[61].
Le gouvernement Kádár riposte par la loi martiale et la mise hors-la-loi des conseils ouvriers, Conseil de Budapest en tête. Son crime : avoir voulu « faire du Conseil central des ouvriers un organisme du pouvoir central exécutif » [62], « construire un nouveau pouvoir à opposer aux organismes exécutifs de l'Etat[63] ». La bureaucratie déclare ouvertement la guerre au pouvoir des conseils, au pouvoir ouvrier. Une nouvelle épreuve de force est engagée, dans la plus totale clarté cette fois.
Notes
[1] Michel Gordey, France-Soir, 12 novembre.
[2] Ibidem, 16 novembre.
[3] New York Times, 8 novembre.
[4] Daily Telegraph, 10 novembre.
[5] New York Times, 25 novembre.
[6] Tibor Meray, dans son récit « Imre Nagy pendant la révolution » (in Imre Nagy, un communisme qui noublie pas l'homme, Plon éd., p. 249), relate ainsi cette entrevue entre les ministres hongrois venus protester contre lavance des colonnes motorisées russes occupant les points stratégiques : « Les uns après les autres, les principaux membres du cabinet appuient le « vieux » Le plus violent de tous est son futur successeur, Jánós Kádár. Peu importe ce qu'il adviendra de lui, dit-il près déclater, mais il est disposé, en tant que Hongrois, à combattre s'il le faut. « Si vos tanks, crie-t-il à dambassadeur des Soviets, entrent à Budapest, je descendrai dans la rue, et je me battrai contre vous les mains nues. »
[7] Franc-Tireur, 29 novembre.
[8] The Daily Worker, 5 novembre.
[9] Franc-Tireur, 5 novembre.
[10] Ibidem, 12 novembre.
[11] The Daily Worker, 12 novembre.
[12] France-Soir, 15 novembre.
[13] LHumanité, 10 décembre.
[14] Franc-Tireur, 16 novembre.
[15] Ibidem.
[16] Ibidem.
[17] Daily Telegraph.
[18] Tribune de Genève, 16 novembre.
[19] Ibidem.
[20] New York Times, Mac Cormac, 17 novembre.
[21] Ibidem, 19 novembre.
[22] Franc-Tireur, 20 novembre.
[23] Figaro, 1° décembre.
[24] L'Humanité, 21 novembre.
[25] Tribune de Genève, 22 novembre.
[26] Franc-Tireur, 22 novembre.
[27] Ibidem, 23novembre.
[28] Figaro, 23novembre.
[29] Franc-Tireur, 24 novembre.
[30] Ibidem.
[31] L'Humanité, 23 novembre.
[32] New York Times, 25 novembre.
[33] L'Humanité, 27 novembre.
[34] L'Humanité, 27 novembre.
[35] Franc-Tireur, 28 novembre.
[36] Le Monde, 29 novembre.
[37] France-Soir, 1° décembre.
[38] New York Times, 1° décembre.
[39] Combat, 1° décembre.
[40] The Daily Worker, 28 novembre.
[41] Ibidem, 27 novembre.
[42] Voir Pologne-Hongrie 1956, o.c., p. 286.
[43] Ibidem, p. 260.
[44] Le Monde, 28 novembre.
[45] L'Humanité, 28 novembre.
[46] The Daily Worker, 24 novembre.
[47] Voir Pologne-Hongrie 1956, o.c., pp. 261-262.
[48] Ibidem, p. 262.
[49] Ibidem, p. 262.
[50] Figaro, 1° décembre.
[51] Combat, 1° décembre.
[52] Figaro, 1° décembre.
[53] A.F.P., 4 décembre.
[54] New York Times, 5 décembre.
[55] Ibidem.
[56] Tribune de Genève, 8 décembre.
[57] Daily Telegraph, 8 décembre.
[58] Figaro, 8 décembre.
[59] Le Monde, 8 décembre.
[60] Daily Telegraph, 10 décembre.
[61] Daily Mail, 10 décembre.
[62] LHumanité, 10 décembre.
[63] Le Monde, 11 décembre.