1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Rupture et rétablissement de l'équilibre social
Nous avons dit que la cause d'une révolution, d'un passage violent d'un type de société à un autre, doit être recherchée dans le conflit qui éclate entre les forces productives, leur croissance, d'une part, et la structure économique de la société, c'est-à-dire les rapports de production, de l'autre. À cela, on peut faire par exemple l'objection suivante. Est-ce que l'évolution des rapports de production n'est pas conditionnée par le mouvement des forces productives ? Est-ce que le changement le plus progressif des rapports de production n'est pas le résultat d'un conflit entre les forces productives et les vieux rapports « périmés » de production ? Représentons-nous la croissance des forces de production dans la société capitaliste. Nous savons qu'avec cette croissance se sont accomplis aussi d'importants regroupements des hommes dans le processus économique. Tels la disparition de l'ancienne « classe moyenne », l'anéantissement de l'artisanat, la croissance du prolétariat, l'apparition de grosses et de formidables entreprises. La texture humaine de la production s'est perpétuellement transformée. Bien plus, n'y a-t-il pas eu passage d'une forme du capitalisme à une autre, par exemple du capitalisme industriel au capitalisme financier, et sans la moindre révolution ? Et cependant, tous ces changements étaient l'expression d'une constante rupture d'équilibre, d'un incessant conflit entre les forces productives et les rapports de production. Dans leur croissance, les forces productives se heurtaient aux rapports de l'artisanat, l'équilibre était rompu : l'économie de l'artisanat ne correspondait plus aux progrès de la technique. L'équilibre rompu se rétablissait constamment sur une base nouvelle : car parallèlement grandissait aussi une nouvelle économie qui, «correspondait » à la technique, etc. Il s'ensuit d'une façon tout à fait évidente que tout conflit entre les forces productives et les rapports de production ne provoque pas la révolution, et que la question est, par suite, beaucoup plus complexe. Pour étudier le problème de savoir quelle sorte de conflit provoque une crise révolutionnaire, il convient de s'adresser à l'analyse, à l'examen des diverses espèces de rapports de production.
Par rapports de production, nous entendons, comme on le sait déjà, toutes sortes de rapports possibles entre les gens, apparaissant dans le processus de la vie sociale et économique, c'est-à-dire dans le processus de la production, qui inclut en lui aussi la répartition des moyens de production, et dans le processus de répartition des produits. Il est clair que ces rapports de production sont extrêmement variés : le boursier qui achète à Paris des actions d'un trust new-yorkais de boutons, entre par là même dans des rapports de production définis avec les ouvriers et les possesseurs, les contremaîtres et les ingénieurs des fabriques comprises dans ce trust. Le banquier qui a des comptables est en rapports de production déterminés avec eux. Mais tout aussi bien, le menuisier est en rapports de production déterminés avec le tourneur qui travaille dans le même atelier, ou avec la marchande à qui il achète du hareng au marché, ou avec le contremaître qui le surveille. Mais le même menuisier est aussi en rapports de production déterminés avec le pêcheur qui a attrapé le hareng et avec le tisserand qui a produit, entre autres, l'étoffe de son pantalon, etc., etc. Bref, nous avons en fait, devant nous, une innombrable quantité de rapports de production variés, hétérogènes, différant entre eux de genre et de type.
Le problème consiste donc à introduire une classification quelconque parmi ces diverses espèces de rapports, et à s'efforcer de saisir avec quelle sorte de rapports de production il faut qu'il y ait conflit pour amener la révolution.
Pour chercher la solution de cette question autrement qu'en suçant notre pouce, et la résoudre conformément à la réalité, il convient de considérer comment, en fait, se sont accomplies les révolutions, c'est-à-dire comme s'est résolue la contradiction entre l'évolution des forces productives et la base économique de la société. Il va de soi que ce conflit a toujours été résolu par les hommes, et ce, au moyen d'une cruelle bataille de classes. Quel était le résultat obtenu après la victoire de la révolution ? En premier lieu, un déplacement du pouvoir politique. En second lieu, un déplacement des classes dans le processus de la production, un changement dans la répartition des moyens de production, qui, comme nous le savons, est dans la plus étroite liaison avec la situation des classes. En d'autres termes : la lutte en temps de révolution a pour objectif la mainmise sur les moyens de production les plus importants, qui, dans une société fondée sur les classes, sont entre les mains d'une classe, laquelle consolide encore cette domination des choses, et par suite des gens, par la puissance de son organisation politique.
Nous arrivons ici au point décisif de notre recherche concernant ces rapports de production que la révolution doit faire sauter, si du moins la société est capable de poursuivre l'évolution de ses forces productives. Marx dans le Tome III du Capital (2e partie) pose la question dans toute son acuité, en dégageant de tout l'ensemble des rapports de production leur partie fondamentale, spécifique. « Une forme économique spécifique, dans laquelle un travail supplémentaire non rétribué est pour ainsi dire pompé des producteurs directs, détermine un rapport de maîtres à assujettis, tel qu'il naît immédiatement de la production même et à son tour a sur elle une influence déterminante. C'est là-dessus qu'est fondée toute la conformation du corps social économique, découlant des rapports de production eux-mêmes et en même temps sa forme spécifique politique. Nous trouvons chaque fois le mystère le plus secret, le fondement caché de toute construction sociale, et par suite aussi de la forme politique, qui représente des rapports de souveraineté et de dépendance, bref, de toute forme spécifique d'État... dans les rapports immédiats des détenteurs des moyens de production avec les producteurs immédiats. Comment, en conséquence, se passent les choses ? D'une façon assez simple., Parmi toute la variété des rapports de production, un genre de rapports se détache par son importance : celui qui exprime les rapports entre les classes détenant les principaux moyens de production, et les autres classes qui n'ont en mains que des moyens secondaires de production, ou qui n'en ont pas du tout. La classe dominante en économie domine aussi en politique, et renforce politiquement un type donné de rapports de production assurant un processus d'exploitation, qui la favorise. « La politique est une expression concentrée de l'économie », comme dit une des résolutions du IXe Congrès du Parti communiste russe.
On peut encore l'exprimer en termes un peu différents. Il s'agit, nous le voyons, non pas de tous les rapports de production de toute sorte, mais des rapports de domination économique - appuyée sur les rapports déterminés avec le monde matériel - et des moyens de production. Pour parler la langue des légistes et des juristes, il s'agit des rapports de propriété fondamentaux, des rapports de propriété de classe des moyens de production. Ces « rapports de propriété » ne sont pas quelque chose de distinct des rapports de production fondamentaux. Ils sont exactement la même chose, mais exprimée en termes d'un autre langage, en langue juridique et non économique. Ce sont précisément ces rapports, liés à la domination économique d'une classe, que cette classe cherche à conserver, à affermir, à élargir à tout prix.
Dans ces cadres, tous les changements possibles « d'ordre évolutif » peuvent se produire ; mais sortir de ces cadres n'est possible qu'au moyen d'un bouleversement révolutionnaire. Par exemple : dans les limites des rapports de propriété capitalistes, on peut assister à la disparition de l'artisanat, à l'apparition de nouvelles formes d'entreprises capitalistes, à la venue au monde d'unions capitalistes inconnues auparavant, à la ruine de membres particuliers de la classe bourgeoise (banqueroute) ; quelques membres isolés de la classe ouvrière peuvent parvenir à l'état de petits propriétaires, puis d'entrepreneurs ; de nouvelles couches sociales peuvent grandir (par exemple, ce qu'on appelle la « nouvelle classe moyenne », c'est-à-dire les intellectuels techniciens) et ainsi de suite. Mais la classe ouvrière ne peut pas devenir détentrice des moyens de production. Mais la classe ouvrière (ou ses hommes de confiance) ne peut pas avoir le pouvoir directeur dans la production, disposer des moyens fondamentaux de production. En d'autres termes - quelques changements qui puissent s'opérer sous l'influence des forces productives dans les rapports de production, leur pivot fondamental demeure. Et s'il entre en conflit avec les forces de production, alors, il se brise. Et c'est cela la révolution qui assure le passage à une autre forme sociale. « Dans la mesure où le procès du travail est un simple procès entre l'homme et la nature, ses éléments simples restent identiques dans toutes les formes sociales de son évolution. Mais toute forme historique déterminée de ce procès fait avancer l'évolution de ses fondements matériels et de ses formes sociales. Arrivée à un certain degré de maturité, une forme historique donnée est écartée et cède la place à une forme supérieure. L'heure de cette crise apparaît lorsque la contradiction et l'opposition entre les rapports de répartition d'une part et par voie de conséquence, les aspects historiques déterminés des rapports de production correspondants, et d'autre part, les forces productives atteignent une certaine ampleur et une certaine profondeur. Alors se produit le choc entre l'évolution matérielle de la production et sa forme sociale. » (Le Capital, T. III, partie II).
Ainsi la révolution se produit lorsque se présente un conflit aigu entre les forces productives grandissantes, qui ne peuvent plus tenir dans le cadre des rapports de production, et lesdits rapports de production, c'est-à-dire les « rapports de propriété », les relations de la propriété et des moyens de production. Alors ce cadre « éclate ».
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les choses se passent ainsi et non autrement. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi ce sont ces rapports de production-là qui présentent l'aspect le plus figé, le plus conservateur : c'est qu'ils expriment la domination économique exclusive d'une classe, affermie et reflétée par sa domination politique. Il est naturel qu'une semblable enveloppe qui matérialise les intérêts fondamentaux d'une classe, soit maintenue par cette classe jusqu'à la fin jusqu'à la limite du possible, tandis que les changements opérés à l'intérieur de cette enveloppe, c'est-à-dire les changements partiels, laissant dans leur intégrité les principes fondamentaux d'une société donnée, peuvent se produire et se produisent relativement sans douleur. Il s'ensuit entre autres que de toute évidence, il n'existe pas de révolution « purement politique »; toute révolution est une révolution sociale, c'est à-dire qu'elle déplace les classes ; et toute révolution sociale est une révolution politique. Car culbuter les rapports de production n'est pas possible sans culbuter la forteresse politique de ces rapports de production ; et inversement, renverser le pouvoir politique signifie renverser la domination d'une classe également dans le domaine économique, car « la politique est l'expression concentrée de l'économie ». On répondra à cela : comparez pourtant la grande révolution française avec la révolution bolcheviste russe; dans le premier cas, il y a eu révolution politique; dans le second cas, il y a eu révolution sociale ; en effet, dans la révolution bolchevique, la politique et les transformations politiques n'ont pas joué un rôle plus grand que dans la révolution française et les transformations dans le domaine des rapports de production ne sont pas même comparables.
Cette « objection » ne fait en réalité que confirmer ce que nous avons dit plus haut. Considérons en effet, la chose sous son aspect politique. Il est parfaitement clair qu'à l'époque de la révolution française, le pouvoir passa des mains d'un groupe de propriétaires aux mains d'un autre groupe de propriétaires. La bourgeoisie renversa l'État des propriétaires terriens et organisa l'État de la bourgeoisie industrielle. Tandis qu'en Russie, l'organisation des propriétaires de toute sorte fut complètement balayée. Le bouleversement politique fut beaucoup plus profond. Il fut d'autant plus profond que le déplacement des rapports de production (nationalisation de l'industrie, suppression de la domination des propriétaires terriens, germes de société socialiste, etc.) fut plus profond.
En résumé, la cause d'une révolution est un conflit entre les forces productives et les rapports de production, ceux-ci fixés dans l'organisation politique de la classe dominante. Ces rapports de production gênent à tel point l'évolution des forces productives, qu'ils doivent inévitablement être abolis pour que la société puisse poursuivre son évolution. Et s'ils ne peuvent être abolis, ils écrasent et étouffent le développement des forces productives, et toute la société stagne ou régresse, c'est-à-dire passe par une période de décadence.
De tout ce qui vient d'être exposé ressort clairement la raison pour laquelle par exemple, la société communiste primitive a pu se transformer en société patriarcale et familiale, puis en société féodale par voie d'évolution.. Il n'y avait pas ici de mainmise de classe sur les moyens de production, ni de pouvoir politique protégeant cette mainmise. Au contraire, et cette mainmise, et ce pouvoir sont nés par voie d'évolution des rapports de production du communisme primitif, par l'apparition de la propriété privée. Avec la croissance des forces productives grandit la différenciation, grandit l'expérience des vieux. apparut la propriété, se dégagèrent les embryons d'une classe dominante. Et auparavant, il n'y avait pas de classe dominante et de pouvoir d'une classe. C'est pourquoi il n'y avait rien à briser. Et c'est pourquoi le passage se fit sans révolution.
H. Cunow, qui dans les deux tomes de son ouvrage fait de Marx un innocent agneau libéral, écrit sur la révolution textuellement ce qui suit : « Si Marx dans la phrase citée plus haut (extraite de la « Critique de l'Économie Politique » N. B.) parle des rapports sociaux et de révolution sociale, il comprend par là non pas la lutte politique des forces, mais le bouleversement des rapports sociaux de vie, consécutif à la percée en avant d'un nouveau mode de production transformé... De l'avis de Marx, il est vrai, un changement dans le mode de production peut conduire à une révolution politique, ou à un soulèvement des masses populaires, surtout lorsque le gouvernement d'État essaie de sauvegarder de force les lois périmées correspondant aux anciens rapports économiques ; mais ce n'est nullement une conséquence toujours obligatoire. Le bouleversement qui, conditionné par le changement de structure politique, se produit dans les rapports politiques et sociaux d'existence et, en même temps. dans les idéologies, peut aussi se produire sans insurrection et sans combats de rues (par voie parlementaire par exemple) ». (H. Cunow : La théorie historique, sociale et politique de Marx. Fondements de la sociologie marxiste, T. Il, 1921, Berlin, p. 315). Ces raisonnements de l'honorable professeur social-démocrate sont un misérable fatras d'éclectisme d'un vulgaire libéral. En réalité, dans la « phrase » mentionnée, où Marx parlait de révolution, il considérait comme cause de la révolution, ainsi que nous l'avons vu, le conflit entre les forces productives et les rapports de production. L'utilisation révolutionnaire de ce conflit consiste précisément à briser les rapports de production et les formes d'État qui les expriment; tandis que chez Cunow, le nouveau mode de production apparaît tout à coup tout prêt, on ne sait d'où ni comment, et peut ensuite (!) conduire à la révolution politique. C'est si magnifique et surtout si intelligent, qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle. Pour M. Cunow, par conséquent, la question du socialisme se dessine à peu près ainsi : Le capitalisme se transforme tranquillement en mode socialiste de production. (Et les capitalistes, installés au gouvernement, contemplent ce miracle); ceux-ci commencent ensuite (et encore, pas sûrement) à lutter par la violence contre le mode de production déjà transformé (c'est-à-dire qu'ils commencent, mettons, à exiger le profit, que tous avaient un instant oublié). Alors le peuple révolté les renverse dans des combats de barricades. C'est un tableau pour revue humoristique, mais non l'ouvrage d'un professeur. Il y a ici chez Cunow, un monceau d'erreurs. En premier lieu, le fond du conflit est faussement exposé (Cunow copie M. P. Strouvé, dont « l'article dans l'Archiv de Braun fut en son temps remarquablement critiqué par G.-V. Plékhanov) ; en second lieu, c'est d'une façon tout à fait erronée que sont exposées les phases réelles du processus révolutionnaire ; en troisième lieu, ce qu'on ne voit pas dans cette révolution, c'est précisément la révolution. Car s'il n'y a même pas de bouleversement politique, où se trouve donc la révolution ? Le changement préalable du mode de production s'est fait ici sans catastrophe, d'une manière tout à fait coulante ; ceci s'exprime en politique, par des tripotages parlementaires, et rien de plus. G. Cunow trahit ici la théorie marxiste aussi radicalement et aussi impudemment quil a trahi la pratique marxiste dans toutes ces dernières années. Alors que même les plus bornés des professeurs bourgeois cherchent à comprendre les révolutions comme des phénomènes ayant toujours nécessairement découlé « de situations sociales données ». Voir : Écrits de la Société allemande pour la Politique à l'Université de Halte- Wittenberg, sous la direction du Prof. H. Waenting. Cahier 1 : « Les grandes révolutions comme phénomènes d'évolution dans la vie des peuples ».
Jetons un coup d'il rapide sur les causes des révolutions. Les révolutions bourgeoises, en Angleterre au XVIIe siècle et en France à la fin du XVIIIe siècle, on été lumineusement caractérisées en quelques lignes par Marx : « Les révolutions de 1648 et de 1789 ne furent pas des révolutions anglaise et française ; ce furent des révolutions de style européen. Elles ne furent pas la victoire d'une classe sociale déterminée sur un vieil ordre politique; elles furent la proclamation d'un ordre politique pour la nouvelle société européenne (c'est-à-dire pour de nouveaux rapports de productions N.B.). La bourgeoisie y fut victorieuse, mais la victoire de la bourgeoisie fut alors la victoire d'un nouvel ordre social, la victoire de la propriété bourgeoise sur la propriété féodale, de la nationalité sur le provincialisme, de la concurrence sur les corporations, du partage (de la terre N. B.) sur les majorats, de la domination du propriétaire de la terre sur la domination exercée par la terre sur le propriétaire, des lumières sur les superstitions, de la famille sur le nom de famille, de l'industrie sur l'héroïque paresse, du droit bourgeois sur les privilèges moyenâgeux » (Neue Rheinische-Zeitung, (Le nouveau Journal Rhénan), numéro du 15 déc. 1848. Souligné par nous N. B.). Dans la période (les révolutions bourgeoises, les principales entraves à l'évolution étaient les rapports de production suivants : 1º la propriété foncière féodale; 2º le régime des corporations dans l'industrie en formation; 3º les monopoles commerciaux. Tout cela était soutenu en outre, bien entendu, par d'innombrables normes juridiques. La propriété foncière des seigneurs terriens conduisait à des exactions infinies ; la plus grande partie des paysans était contrainte de payer la « rente de la faim » ; si bien que le marché intérieur était extrêmement réduit pour l'industrie. Pour que l'industrie pût se développer, il lui fallait au préalable marcher sur les brisées de la propriété foncière féodale. « Les fermages, écrit T. Rogers, au sujet de l'Angleterre du XVIIe siècle, commencent par être des prix de concurrence, pour tourner rapidement en rente de la faim. Par rente de la faim, j'entends une rente qui laisse à l'agriculteur tout juste la possibilité de subsister, si bien qu'il ne peut faire ni économies, ni améliorations quelles qu'elles soient » (Cité par Éd. Bernstein : Socialisme et démocratie dans la grande révolution anglaise, Stuttgart 1908, édition Dietz, p. 10). En France, avant la révolution, « le peuple gémissait sous le poids de taxes perçues par l'État, des redevances payées au seigneur, des dîmes dues au clergé et de la corvée, exigée par tous les trois. Dans chaque province, des troupes de cinq, dix, vingt mille personnes, hommes, femmes et enfants, erraient sur les grandes routes. En 1777, le chiffre des indigents était officiellement fixé à 1 100 000 ; la famine dans les campagnes devint un phénomène périodique, qui se répétait à de courts intervalles et dévastait des provinces entières, Les paysans abandonnaient alors en masse leurs villages, etc. (P. Kropotkine, Oeuvres, T. Il - La Grande Révolution Française 1789-1793, Moscou 1919, p. 16). Les impôts et les prestations varient à l'infini (cf. par ex. Kropotkine, loc. cit., pp. 36-37 et 399, et aussi Loutchitzky : La Situation des classes agricoles en France à la veille de la Révolution et la réforme agraire 1789-1793, Kiev. 1912). C'étaient là diverses manifestations et expressions du régime de la propriété foncière féodale. La propriété foncière seigneuriale, qui minait les paysans et en même temps mettait obstacle a la croissance de l'industrie, fit aussi ressortir en Russie d'une façon brutale son rôle de frein de l'évolution des forces productives : fermages de famine, terrorisation de la paysannerie, faible développement du marché intérieur, etc. ; ce côté de la situation fut même l'une des principales causes de la révolution de 1905 (Cf. Maslov : La question agraire, T. I et Il et aussi les travaux de Lénine sur la question agraire en Russie). Le régime des corporations dans l'industrie freinait aussi à chaque pas l'évolution des forces productives ; par exemple, dans l'industrie anglaise, outre le délai fixé de sept années d'apprentissage, les marchands et les patrons ne pouvaient prendre comme apprentis que les fils ,d'hommes libres, excipant d'un sens foncier déterminé. Il régnait une minutieuse réglementation. Il va de soi qu'étant donné le caractère morcelé de l'industrie, il ne pouvait être même question d'une économie méthodique. D'autre part, un tel type de rapports de production gênait terriblement l'initiative individuelle. Le progrès technique se heurtait à d'insurmontables barrières : on regardait la machine comme un mal. Les monopoles commerciaux étaient aussi un lourd embarras, de même que les énormes et improductives dépenses d'État. Ce système tout entier devenait une entrave et devait tomber sous le mot d'ordre de « liberté » (avant tout liberté économique d'acheter, de vendre et d'exploiter). Naturellement, avant même que tombât ce système de rapports de production, de nouveaux rapports de production, exprimant l'état de développement des forces productives, le minaient déjà, mais ils ne pouvaient recevoir un champ suffisant, ils ne pouvaient pas s'affermir comme système des rapports en vigueur. Cette période fut pour ainsi dire une période de commencement de la fin de la société féodale, ce qui s'exprimait socialement par des révoltes « avortées », des émeutes, etc. Tel fut le sens, par exemple, des guerres et des insurrections paysannes. Ainsi « le soulèvement de 1381 (celui de Wat Tyler en Angleterre N. B.) fut avant tout une protestation de la classe paysanne anglaise contre les principales assises de l'ordre féodal sous son aspect social et économique, (D. Pétrouchevsky : Le soulèvement de Wat Tyler, Moscou 1914, préface). Quant à la caractéristique générale de cette période, elle est très exactement esquissée par le professeur Pétrouchevsky : « La décomposition du féodalisme anglais, tel qu'il s'était définitivement constitué au milieu du XIIIe siècle, s'accomplit parallèlement à la décomposition des bases économiques sur lesquelles il avait pris racine ; elle fut le résultat de l'évolution économique de la société anglaise, de son passage progressif de l'économie naturelle, fermée, à l'organisation économique monétaire, économique nationale » (ibid., p. 19).
Si nous considérons maintenant la révolution prolétarienne, c'est-à-dire le passage de la forme capitaliste de la société à sa forme socialiste (et, par voie d'évolution, à sa forme communiste), il nous apparaîtra alors, de nouveau, que la cause fondamentale de ce passage est un conflit entre l'évolution des forces productives et les rapports capitalistes de production. « Le monopole capitaliste (c'est-à-dire la détention exclusive des moyens de production par la classe capitaliste, N. B.) devient une entrave pour le mode de production qui s'est constitué sous lui et en même temps que lui. La centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un degré où elles deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste. Alors celle enveloppe éclate. La dernière heure est venue pour la propriété capitaliste. Les expropriateurs sont expropriés » (K. Marx, Le Capital, I). Que veut dire ici Marx ? Ce qui suit. La croissance des forces productives est avant tout une multiplication et une centralisation gigantesque des instruments techniques, des machines, des appareils, des moyens de production en général. Cette croissance demande qu'il y ait aussi regroupement des hommes d'une manière correspondante. Cela a lieu en partie, dans la mesure où la centralisation des moyens de production mène à la centralisation des forces ouvrières, ou, comme dit Marx, à la socialisation du travail. Cependant, cela est insuffisant pour l'équilibre intérieur de la société. L'évolution des forces productives exige des rapports conformes à un plan, c'est-à-dire des rapports de production consciemment réglés. Mais il y a Ici un obstacle de base dans la structure capitaliste ; c'est, pour parler juridiquement, la propriété privée des capitalistes ou la propriété socialo-capitaliste des groupes nationaux capitalistes. Par suite, pour que les forces productives puissent se développer, il faut que l'enveloppe capitaliste « saute », c'est-à-dire que sautent les rapports de propriété capitaliste, ces rapports de production fondamentaux que reflète juridiquement la propriété capitaliste, et qui sont politiquement fixés dans l'organisation d'État du capital. Cette contradiction fondamentale peut apparaître sous diverses formes. Ainsi, par exemple, la guerre mondiale fut une manifestation de cette contradiction. Les forces productives de l'économie mondiale « exigent » un règlement mondial, l'enveloppe « nationale capitaliste » est, trop étroite pour elles, et cela conduit à la guerre, la guerre à la rupture de l'équilibre social, etc. La forme trustée du capitalisme, la limitation artificielle de la production aux fins d'augmentation des bénéfices, le monopole des inventions (juridiquement exprimé par le droit de brevet), le rétrécissement du marché intérieur (bas salaire, etc.), les dépenses colossales et improductives, les obstacles créés par la propriété privée au gros progrès technique (par exemple, Sans la question de l'électrification, lorsqu'on ne veut pas poser des fils et des poteaux, à cause de l'opposition du propriétaire de la terre, etc.) tout cela exprime, sous des formes et à des degrés différents, la contradiction radicale entre le développement des forces productives et « l'enveloppe des rapports capitalistes de production.
Le bouleversement révolutionnaire qui accompagne le passage d'une forme de société de classes à une autre forme apparaît comme une collision entre les forces productives et les rapports de production. Mais on peut demander quand se produit ce bouleversement ? Car la contradiction entre les forces productives et les rapports de propriété d'une société donnée n'apparaît pas brusquement, ne tombe pas inopinément du ciel comme une averse. Elle se remarque et se manifeste longtemps avant la révolution, se développe un long moment, et ce n'est qu'en résultat de ce développement qu'elle se résout par l'abolition de ces rapports de production qui mettaient entrave à l'évolution ultérieure des forces productives. On en arrive à ce «point d'ébullition » au moment où au sein même des anciens rapports de production, les nouveaux sont déjà parvenus d'une manière latente à maturité. «Une formation sociale ne périt jamais avant que ne se soient complètement développées toutes les forces de production qu'elle peut contenir ; et des rapports de production nouveaux, supérieurs, n'entrent jamais en scène avant que leurs conditions matérielles d'existence n'aient été préalablement couvées sous l'aile de l'ancienne société elle-même ». (Marx, Critique de l'Économie politique, préface).
Qu'est-ce qui indique alors que les nouveaux rapports ont été suffisamment « couvés » sous l'aile des anciens ? Prenons un exemple dans l'époque contemporaine.
La structure capitaliste, c'est l'ensemble des rapports de production de la société capitaliste, dont le pivot est l'ensemble des rapports entre ouvriers et capitalistes, rapports qui, comme nous le savons déjà, s'expriment par les objets (le Capital). Par conséquent, la structure capitaliste de la société est définie en premier lieu, par la combinaison des rapports qui existent entre les capitalistes pris à part et des rapports qui existent entre les ouvriers pris à part. La structure capitaliste ne se réduit aucunement aux rapports internes de la classe des capitalistes ; de même, son « essence » n'est pas dans les rapports entre ouvriers. Cette « essence », se trouve dans la réunion de ces deux groupes de rapports de production. C'est même là le rapport de production fondamental du capitalisme, ce nud qui réunit et relie deux classes fondamentales, dont chacune à son tour porte en elle-même un ensemble de rapports de production (rapports entre capitalistes d'une part, rapports entre ouvriers de l'autre). Si nous nous demandons maintenant de quelle manière « mûrit », à l'intérieur d'un ancien mode déterminé de production, un nouveau « mode de production », nous découvrirons, en prenant pour exemple encore le capitalisme, ce qui suit:
A l'intérieur des rapports de production du capitalisme, c'est-à-dire à l'intérieur de la combinaison des classes, une partie de ces rapports de production est en même temps le fondement d'un ordre nouveau, socialiste. En effet, nous avons déjà vu ce que Marx considère comme la base de l'ordre socialiste. C'est d'une part la centralisation des moyens de production (c'est-à-dire des forces productives), et c'est ensuite (et c'est là ce qui se rapporte aux rapports de production), le travail socialisé, c'est-à-dire tout d'abord les rapports à l'intérieur de la classe ouvrière, tout l'ensemble des rapports de production dans le prolétariat, le lien de production entre tous les ouvriers. Ce sont précisément ces rapports de production, consistant en collaboration, qui, mûrissant au sein des rapports de production capitalistes en général, sont la pierre sur laquelle doit se bâtir l'église de l'avenir.
Voici quelque chose encore qui doit nous éclairer. Nous avons vu plus haut que la cause d'une révolution réside dans le conflit entre les forces productives et les rapports fondamentaux de production ou rapports de propriété.
Nous voyons maintenant que cette contradiction de base trouve son expression dans une contradiction de production, à savoir dans la contradiction entre une partie des rapports de production du capitalisme et une autre partie de ces rapports. En effet. Il est clair que le travail social et centralisé, incarné par le prolétariat, devient de moins en moins compatible avec la domination économique (et par suite politique) des capitalistes. Ce « travail socialisé » exige une économie méthodique et ne souffre pas l'anarchie entre les classes. Il exprime la tendance de la société vers l'organisation, or cette organisation ne peut être menée à bonne fin dans la société capitaliste; plus précisément, elle ne peut pas être menée à bonne fin d'une façon sociale. Car la société fondée sur les classes est une société contradictoire, donc inorganisée. Or il est clair que les capitalistes ne peuvent, ne veulent pas anéantir leur domination de classe. Par conséquent, pour que s'ouvrent des possibilités d'organisation « sur toute la ligne », il faut que soit annihilée la domination des capitalistes. Nous avons ainsi sous nos yeux un conflit entre ceux des rapports de production qui sont incarnés dans le prolétariat, et ceux qu'incarne la bourgeoisie.
Ceci nous permet de comprendre la suite. Il est certain que ce sont les hommes qui font l'histoire. Par conséquent, il va de soi qu'un conflit entre les forces productives et les rapports de production ne se manifeste pas par le fait que les moyens de production, les machines inertes, bref, les objets « se dressent » contre les hommes. Une pareille supposition serait monstrueuse et risible à la fois. Que se passe-t-il alors ? Il se passe évidemment que l'évolution des forces productives place les hommes dans des rapports de contradictions tranchées et que le conflit entre les forces productives et les rapports de production trouve son expression dans un conflit entre les hommes, dans un conflit entre les classes. Nous venons justement de voir comment cela se produit. Car les rapports de collaboration entre ouvriers s'expriment dans des hommes vivants, dans le prolétariat, avec ses intérêts, ses aspirations, sa force et sa puissance sociale. Et vice-versa, la base des rapports de production du capitalisme, dominante et freinante, s'exprime aussi dans des hommes vivants, dans la classe des capitalistes. Tout le conflit trouve son expression dans la lutte violente des classes, dans la lutte révolutionnaire du prolétariat contre la classe capitaliste.
Les troubadours opportunistes de la social-démocratie, dans le genre de H. Cunow, aiment à se répandre sur le thème de l' « imparfaite maturité » des rapports actuels ; et pour se justifier, ils renvoient aussi... à Marx, qui enseignait que nulle forme de production n'est suppléée par une autre tant qu'elle laisse encore place à l'évolution des forces productives. Et ces « hommes d'esprit » commencent à galoper par le monde entier, pour montrer qu'il y a encore des villages en Afrique Centrale, où il n'existe pas de banques et où vivent des sauvages nus. Nous pouvons opposer à cela cette affirmation : « La guerre mondiale, le début d'une ère révolutionnaire, etc., sont précisément l'expression de cette maturité objective dont il est question. Car ce conflit de la plus haute intensité a été la conséquence d'un antagonisme arrivé à son apogée et qui se produisait continuellement et se développait au sein du système capitaliste. Sa force d'ébranlement est l'indice assez exact du degré de l'évolution capitaliste et l'expression tragique de l'absolue incompatibilité du développement ultérieur des forces productives avec l'enveloppe des rapports capitalistes de production qui les enserre. C'est bien là ce Zusammenbruch, ce krach maintes fois prédit par les créateurs du communisme scientifique ». (N. Boukharine : L'économie de la période de transition).