1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
L'équilibre entre les éléments de la société
Nous avons défini plus haut la société comme un agrégat humain. Cependant, dans un sens plus large, les choses font aussi partie de la société. Prenez par exemple, la société actuelle. Toutes ces masses de pierre des villes, les constructions gigantesques, les chemins de fer, les ports, les machines, les maisons, etc., tout cela constitue les « organes » matériels et techniques de la société. Une. machine en dehors de la société humaine perd toute sa signification en tant que machine - elle devient tout simplement un objet extérieur, une combinaison de parties d'acier, de bois, etc., et rien d'autre. Admettons qu'un transatlantique gigantesque ait coulé ; lorsque ce monstre, avec ses moteurs puissants qui font trembler son corps d'acier, avec ses milliers d'instruments et d'outils, à commencer par les chiffons de cuisine pour finir par sa station radiotélégraphique, gît comme un poids mort au fond des mers, toute sa construction compliquée perd son importance sociale. Des coquillages s'incrustent à ses flancs, les algues marines recouvriront ses parties de bois, des crabes habiteront ses cabines, etc... ; le vapeur cesse d'être un vapeur, car il a perdu son existence sociale, il est sorti de la société, il a cessé d'être une de ses parties intégrantes, il a interrompu son service social et d'un objet social, il est devenu tout simplement une chose, comme n'importe quel objet de la nature extérieure qui ne touche pas directement à la société humaine. La technique ne se compose pas seulement des morceaux de la nature extérieure, c'est le prolongement des organes de la société, c'est la technique sociale. Ainsi, nous pouvons parler de société-dans un sens plus large, que celui que nous avons donné jusqu'ici à ce mot. Et alors des objets y entreront dans leur « existence sociale », c'est-à-dire, avant tout le système technique de la société. C'est cela qui constitue la partie matérielle de la société, son appareil matériel de travail. Strictement parlant, les choses ne sont pas limitées seulement aux moyens de production ; elles peuvent n'avoir qu'un rapport très éloigné avec la production (si l'on ne prend pas en considération qu'elles sont elles-mêmes, parfois, le résultat de la production matérielle) ; tels sont, par exemple, les livres, les cartes, les graphiques, les musées, les galeries de tableaux, les bibliothèques, les observatoires astronomiques et météorologiques (il s'agit toujours de leur partie matérielle), les laboratoires, les instruments de mesure, les télescopes et les microscopes, les cornues, etc., etc... Tous ces objets ne touchent pas directement au processus de la production matérielle et par conséquent, ne font pas partie de la technique spéciale de l'ensemble des forces productives matérielles. Néanmoins, tout le monde comprend leur rôle ; ils ne sont pas non plus de simples morceaux de la nature extérieure, ils ont aussi leur « existence sociale » ; ils entrent aussi, par conséquent, dans la conception de la société, comprise dans son sens le plus large, dont nous avons parlé plus haut.
Nous avons vu, au chapitre IV, que la société présente un système d'hommes réunis. Nous voyons maintenant que les choses font aussi partie de ce système. Cependant, dans le sens le plus étroit du mot, on comprend sous le nom de société les hommes et non pas une simple réunion d'hommes, mais un système uni. Nous avons étudié ces hommes tout d'abord comme des corps matériels qui travaillent. Nous avons expliqué ainsi que la société est avant tout une organisation de travail, un système de travail, un appareil de travail humain. Mais nous savons très bien que les hommes ne sont pas tout simplement des corps physiques : ils pensent, ils sentent, ils désirent, ils se posent des buts, et échangent continuellement leurs pensées et leurs désirs. Les rapports entre les hommes ne sont pas seulement des rapports matériels de travail ; ce sont aussi des rapports psychiques, « spirituels » ; et la société ne produit pas seulement des objets matériels ; elle produit aussi «des valeurs spirituelles »: la science, l'art, etc... En d'autres termes, elle ne produit pas seulement des choses, mais aussi des idées. Et ces dernières, une fois produites, composent ensemble des systèmes entiers d'idées.
Nous trouvons ainsi dans la société des éléments de trois ordres différents : les choses, les hommes, les idées. Certes, il est absurde de penser que ces éléments sont tout à fait indépendants; tout le monde comprend bien que sans hommes il n'y aurait pas d'idées, que les idées vivent seulement dans les hommes et ne nagent pas dans l'espace comme l'huile sur l'eau. Mais il ne s'ensuit aucunement que nous ne puissions pas les distinguer. Il est également évident qu'il doit exister entre tous ces éléments un certain équilibre. On peut dire à peu près que la société ne pourrait pas exister si l'ordre des choses, l'ordre des hommes et l'ordre des idées, ne correspondaient pas les uns avec les autres. Mais il faut, certes, le prouver d'une façon beaucoup plus détaillée. Nous comprendrons alors aussi le lien qui existe entre les phénomènes, lien qui saute aux yeux et dont nous avons parlé dans le paragraphe précédent.