1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Le matérialisme dialectique
Tout ce qui se passe dans la nature et dans la société peut être examiné de deux manières différentes. Les uns croient que rien ne change : « Il en est ainsi et il en sera toujours ainsi ». Rien de nouveau ne se produit. D'autres pensent, au contraire, que, ni dans la nature ni dans la société, il n'y a et il ne peut y avoir rien d'immuable. « Ce qui a été a passé » et « cela ne reviendra jamais ». Cette seconde conception, cette seconde manière d'examiner tout ce qui existe s'appelle dynamique (« dynamis », en grec : force, mouvement), la première s'appelle statique. Laquelle des deux est la juste ? Le monde est-il constant et immuable ? Ou bien au contraire, change-t-il constamment, et n'est-il plus aujourd'hui tel qu'il était hier ? Un seul coup dil sur la nature suffit pour nous montrer qu'il n'y a rien d'immuable. Jadis, les hommes pensaient que la lune et les étoiles ne bougent pas et qu'elles sont enfoncées dans le ciel comme des clous d'or ; que la terre aussi est immobile, etc... Maintenant, nous savons que les étoiles et la lune et notre terre tournent avec une rapidité vertigineuse et traversent des espaces immenses. Plus encore, nous savons maintenant que les moindres parcelles de matière, les atomes, sont composés de parcelles encore plus petites, qu'on appelle électrons, qui tournent à l'intérieur de l'atome, comme les corps célestes du système solaire autour du soleil. Et ce sont eux qui composent le monde. Que peut-il y avoir de constant dans le monde, si toutes ces parcelles composantes se meuvent plus vite que le vent ? Jadis, les hommes pensaient aussi qu'il existait autant de plantes et d'animaux que le Bon Dieu en a créés : l'âne, le putois, la punaise et le bacille de la lèpre, le phyloxera et l'éléphant, la rose et l'ortie - tout cela existe tel que Dieu le créa aux premiers jours du monde. Il n'y a pas autant d'espèces d'animaux et de plantes que le Bon Dieu a bien voulu en créer. Les plantes et les animaux qui existent, aujourd'hui sur terre, ressemblent très peu à ceux qui ont existé auparavant. Nous ne trouvons que des squelettes, des empreintes, sur pierre, ou dans les glaces, des restes d'animaux énormes et de plantes ayant existé il y a des milliers d'années : des lézards volants gigantesques (ptérodactyles), des fougères et des prêles gigantesques, des forêts entières qui se sont ensuite pétrifiées (le charbon n'est que le bois des forêts primitives), de véritables monstres, tels que les ichtyosaures, les brontosaures, etc... Voilà ce qui a existé et n'existe plus. Par contre, il n'y avait ni pins, ni bouleaux, ni vaches, ni moutons, - en un mot, tout a changé sous le soleil. Et – hélas ! les hommes, rejetons des singes velus, n'existaient pas encore - ils ne sont apparus sur la terre que depuis relativement peu de temps. Nous ne sommes plus étonnés en voyant changer les espèces d'animaux et de plantes. Cela nous étonne d'autant moins que nous arrivons nous-mêmes à faire parfois mieux que Dieu lui-même : un bon éleveur de cochons, en choisissant bien la nourriture et en accouplant des espèces appropriées, peut créer peu à peu des races nouvelles : les cochons du Yorkshire que la graisse empêche de marcher, sont une création de l'homme, aussi bien que les fraises d'ananas, les roses noires et les différentes espèces d'animaux domestiques et de plantes. Et l'homme lui-même ne change-t-il pas presque à vue d'il ?
L'ouvrier russe du temps de la Révolution ressemble-t-il en quoi que ce soit au Slave sauvage; chasseur, des temps anciens ? La race, l'aspect des hommes changent aussi bien que tout dans le monde.
Quelles conclusions pouvons-nous en tirer ? C'est qu'évidemment, il n'y a rien d'immuable, rien de figé dans le monde. Tout change, tout se meut. Ou, en d'autres termes, les choses figées, les objets n'existent pas en réalité, il n'y a que des processus. La table sur laquelle j'écris en ce moment n'est pas du tout une chose immobile : elle change à chaque instant. Il est vrai qu'elle change d'une façon imperceptible pour lil et pour l'oreille humains. Mais si elle reste pendant de longues, longues années, elle pourrira et tombera en poussière. D'un seul coup ? Non, certes. Mais ce sera l'aboutissement de ce qui se sera passé auparavant. Les parcelles de cette table seront-elles perdues ? Non, elles auront pris une autre forme, elles seront emportées par le vent, elles feront partie du sol, elles nourriront les plantes, et se transformeront en tissus végétaux, etc... : changement éternel, éternel voyage de formes toujours nouvelles. De la matière mouvante, voilà ce qu'est le monde. C'est pourquoi, pour comprendre un phénomène, il faut l'examiner a son origine (comment, d'où et pourquoi il est arrivé), dans son développement et dans sa fin ; en un mot, en mouvement et non pas au cours d'un repos imaginé. Cette conception dynamique s'appelle aussi dialectique (la dialectique a encore d'autres signes caractéristiques dont nous parlerons plus loin).
Déjà, l'ancienne philosophie grecque faisait une distinction entre les points de vue dynamique et statique. L'école des Éléates, avec Parménide à sa tête, enseignait que tout ce qui existe est immobile. L'être, d'après Parménide, est éternel, constant, immuable, un, indivisible, immobile, entier, uniforme et ressemble à une sphère en repos. Un des Éléates, Zénon, a essayé de prouver par des raisonnements très subtils que tout mouvement est impossible. Par contre, Héraclite enseignait qu'il n'y a rien d'immuable. il affirmait que tout change, « que tout coule ». D'après Héraclite, on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve, car il change d'un moment à l'autre. Un philosophe de la même école, Cratyle, disait qu'on ne pouvait se trouver, même une seule fois, dans le même fleuve, parce qu'il change constamment. Démocrite considérait aussi le mouvement comme la base de toute chose, notamment le mouvement rectiligne des atomes. Parmi les philosophes modernes, Hegel, dont Marx fut l'élève, insistait tout particulièrement sur le mouvement et le devenir. Mais, chez Hegel, c'est le mouvement de l'esprit qui constitue la base du monde, tandis que Marx, suivant ses propres paroles, a remis sur ses pieds la dialectique de Hegel, en remplaçant le mouvement de l'esprit par celui de la matière. Dans les sciences naturelles dès le début du XIXe siècle, l'opinion exprimée par le célèbre naturaliste Linné prévalut : il y a autant d'espèces qu'il a plu à l'être suprême, c'est-à-dire Dieu, d'en créer (théorie de la constance des espèces). Le représentant le plus en vue de l'opinion contraire fut Lamarck, puis Charles Darwin, dont nous avons déjà parlé plus haut, et qui a définitivement rejeté les anciennes conceptions.
Du fait que le monde se trouve constamment en mouvement résulte la nécessité d'examiner les phénomènes dans leurs rapports mutuels et non pas comme phénomènes absolument séparés (isolés).
Toutes les parties du monde sont, en réalité, reliées entre elles et influent l'une sur l'autre. Il suffit d'un moindre changement dans un endroit donné pour que tout change. Quelle est l'importance de ce changement ? Ceci est une autre question, mais cela change. Prenons un exemple. Les hommes, admettons, ont abattu les forêts du bord de la Volga. Par suite de cet événement l'humidité se conserve moins bien, le climat change, dans une certaine mesure, le niveau des eaux baisse dans les fleuves, la navigation devient plus difficile, il est nécessaire de mettre en mouvement un plus grand nombre de dragues, de fabriquer un plus grand nombre de ces machines, d'employer plus d'hommes pour leur fabrication, etc... ; d'autre part, les animaux qui habitaient ces forêts disparaissent, d'autres espèces animales apparaissent, les anciennes meurent ou bien s'en vont dans les pays boisés, etc. Mais nous pouvons envisager aussi d'autres questions : si le climat change, il est évident que l'état de la planète tout entière change aussi, et c'est ainsi que le changement du climat de la Volga exerce son influence plus ou moins partout. Mais, en réalité, si l'aspect de la terre change, si peu que ce soit, il est évident que les rapports de la terre avec la lune ou avec le soleil changent aussi. J'écris en ce moment sur du papier, je fais marcher ma plume, mon action produit une pression sur la table, la table presse la terre, ce qui provoque toute une série d'autres changements. En remuant la plume, j'agite l'air, et ses ondes s'en vont et se perdent on ne sait où. Peu importe que tous ces changements soient infimes ils n'en existent pas moins. Tout est lié dans le monde par des liens inextricables, rien n'est isolé, rien n'est indépendant de ce qui est extérieur. En d'autres termes, il n'y a rien au monde d'absolument isolé. Certes, nous ne pouvons pas toujours observer les rapports généraux entre les phénomènes : on ne peut tout de même pas, en parlant, par exemple, de l'élevage des poules, soulever les problèmes astronomiques concernant le soleil et la lune; ce serait tout à fait ridicule, car ces considérations sur les rapports généraux entre les phénomènes ne nous serviraient à rien en loccurrence. Mais, en examinant les problèmes théoriques, nous sommes souvent obligés de prendre en considération ces rapports. Il faut aussi souvent compter avec eux dans la vie pratique. Quand on dit qu'un tel ne voit pas plus loin que le bout de son nez, que veut-on dire ? Cela veut dire qu'il étudie son petit coin comme quelque chose d'isolé, en dehors de tout ce qui environne son petit coin. Le paysan porte des produits au marché et il pense faire de bonnes affaires. Or, il arrive que les prix soient si bas qu'il ne peut pas couvrir ses frais. Comment cela se fait-il ? La raison en est que le paysan est lié par l'intermédiaire de son marché à d'autres producteurs. Il s'aperçoit qu'on a produit et apporté sur le marché une telle quantité de blé que les prix sont tombés. Pourquoi notre paysan s'est-il trompé ? Parce qu'il n'a pas vu (et il n'a pas pu voir de son petit patelin) les liens qui le rattachent au marché mondial. Au lieu de s'enrichir après la guerre, la bourgeoisie se trouve en face d'une Révolution ouvrière. Pourquoi ? Parce que la guerre était liée à toute une série de phénomènes que la bourgeoisie n'a pas remarqués. Les mencheviks, les socialistes révolutionnaires, les social-patriotes de tous les pays ont affirmé que le pouvoir bolchevik ne tiendrait que très peu de temps en Russie. Pourquoi ont-ils commis cette erreur ? Parce qu'ils ont considéré la Russie comme quelque chose d'isolé, en dehors de tout rapport avec l'Europe occidentale, en dehors de la Révolution mondiale grandissante, qui aide les bolcheviks. Lorsqu'on dit couramment et tout à fait justement qu'il faut peser toutes les circonstances, on dit par cela même qu'il faut examiner un phénomène ou un problème donné dans ses rapports avec d'autres phénomènes et avec d'autres circonstances, en général.
Ainsi, la méthode dialectique d'examen de tout ce qui existe exige une étude de tous les phénomènes, 1º dans leurs rapports mutuels indissolubles et 2º dans leur mouvement.