1921

Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste.


La théorie du matérialisme historique

N.I. Boukharine

2
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)


18: Le problème de la possibilité des sciences sociales et des prévisions dans ce domaine.

Il résulte de tout ce qui précède que pour les sciences sociales, aussi bien que pour les sciences naturelles, les prévisions sont possibles, prévisions non pas charlatanesques, mais scientifiques. Nous savons, par exemple, que les astronomes peuvent, avec la plus grande exactitude, prédire les éclipses du soleil ou de la lune, l'apparition des comètes et d'un grand nombre d'étoiles filantes. Les météorologistes peuvent prédire le temps : le soleil, le vent, la tempête, la pluie. Il n'y a rien de mystérieux dans toutes ces prévisions. Ainsi, l'astronome connaît les lois qui déterminent le mouvement des planètes. Il connaît les orbites du soleil, de la terre, de la lune. Il sait aussi avec quelle vitesse ils se meuvent et où ils se trouvent à un moment donné. Pourquoi s'étonner que, dans ces conditions, on puisse calculer le moment où la lune sera placée entre la terre et le soleil et couvrira ainsi ce dernier, en provoquant une éclipse  ? La même chose est-elle possible dans les sciences sociales  ? Certainement. En effet, si nous connaissons les lois de l'évolution sociale, c'est-à-dire les voies que suivent inévitablement les sociétés, la direction de l'évolution, nous n'aurons pas de difficulté pour définir l'avenir social. On a déjà fait maintes fois de telles prévisions dans la science sociale, prévisions qui se sont entièrement réalisées. Grâce à la connaissance des lois de l'évolution sociale, nous avons prédit des crises économiques, la dévalorisation de la monnaie, la guerre universelle, la Révolution sociale, comme le résultat de la guerre ; nous avons prédit la conduite de divers groupements, classes et partis pendant la Révolution; nous avons prédit, par exemple, que les socialistes-révolutionnaires russes, après la Révolution prolétarienne, deviendraient un parti contre-révolutionnaire, des vendéens et des gardes-blancs; bien longtemps avant la Révolution, vers 1890, les marxistes russes ont prédit le développement inévitable du capitalisme en Russie et, en même temps, la croissance du mouvement ouvrier. On pourrait citer des centaines d'exemples semblables de prédictions. Il n'y a là rien d'étonnant si nous connaissons seulement les lois du processus historique.

Nous ne pouvons pas prévoir pour le moment la date à laquelle tel événement aura lieu. En effet, nous ne connaissons pas encore les lois de l'évolution sociale au point de pouvoir les exprimer en chiffres exacts. Nous ignorons la vitesse des processus sociaux, mais nous pouvons déjà indiquer leur direction.

M. Boulgakov, écrit dans son livre intitulé Capitalisme et Agriculture (1900, v. II) : « Marx croyait possible de mesurer et de définir l'avenir d'après le passé et le présent, et cependant chaque époque apporte à l'évolution historique des faits nouveaux et des forces nouvelles ; la puissance créatrice de l'histoire ne s'épuise pas. C'est pourquoi toute prévision de l'avenir, basée sur les données du présent conduit fatalement (!!!) à une erreur... Le rideau qui recouvre l'avenir est impénétrable. » Le même auteur écrit dans La philosophie de l'économie (1° partie : Le monde comme économie, 1912, page 272) ; « Des prévisions beaucoup plus modestes ne peuvent être faites par la science sociale qu'avec de grandes restrictions : « les tendances de l'évolution », établies par la science et qui favorisent le socialisme ont très peu de rapports avec « les lois des sciences naturelles », avec lesquelles Marx les confond. Ce ne sont que des « lois empiriques »... Leur logique est d'une autre nature que celle, par exemple, des lois mécaniques... »

Nous avons pris ces citations dans les ouvrages du professeur Boulgakov, comme un spécimen très caractéristique de la façon dont on « réfute » le marxisme. Voyons ces réfutations d'un peu plus près. M. Boulgakov considère que les lois de l'évolution capitaliste, par exemple, ne sont que des « lois empiriques ». Comme on sait, on comprend sous le nom de « lois empiriques » une succession régulière de phénomènes, au cours de laquelle on ne peut pas dire que nous avons découvert des rapports de cause à effet. Ainsi, par exemple, on a observé que les enfants du sexe féminin naissent dans des proportions un peu plus grandes que les enfants mâles. Mais nous ne connaissons pas les causes de ce phénomène. Les « lois » comme celle-ci, ont, en effet, une autre « nature logique a, mais celles de l'évolution. capitaliste ne sont nullement de même nature. Elles expriment des rapports de cause à effet. Ainsi, par exemple, la loi de la concentration des capitaux, n'est nullement une « loi empirique », mais réellement scientifique, au même titre que celles établies par les sciences naturelles. En effet, lorsque nous sommes en présence d'entreprises industrielles, petites et grandes, qui rivalisent entre elles, la victoire des grandes est nécessaire. Ici, nous connaissons le rapport de cause à effet, et c'est pourquoi nous pouvons prédire la victoire infaillible de la grande production, aussi bien du Japon qu'en Afrique Centrale.

Notre première citation de Boulgakov n'est que de la littérature. L'histoire apporte des « faits nouveaux », la « puissance créatrice de l'histoire ne s'épuise pas », etc. Mais l'évolution de la nature apporte également avec elle des « faits nouveaux ». Ces faits nouveaux se font connaître dans les sciences naturelles ou mathématiques avec leur « nature logique ». Une seule chose est vraie dans ce que dit Boulgakov : que nous ne connaissons pas tout. Mais on ne peut pas en conclure à la négation de la science.

Il est caractéristique, entre autres, que dans sa philosophie de l'économie, M. Boulgakov parle beaucoup et sérieusement des anges, du péché originel, de Sainte-Sophie, etc... Tout cela a réellement une « autre nature logique » et ressemble énormément à la science des charlatans et des rebouteux, contre laquelle proteste M. Boulgakov.

La doctrine du déterminisme dans le domaine des phénomènes sociaux et la possibilité des prévisions dans la science ont trouvé un grand nombre de contradicteurs. Nous nous arrêterons à la critique qui a été faite par Stammler. Ce dernier demande aux marxistes, d'après lesquels, le socialisme doit arriver avec la même nécessité que l'éclipse de soleil, pourquoi ils cherchent à réaliser le socialisme. De deux choses l'une - dit Stammler - ou bien le socialisme arrivera comme une éclipse de lune, et alors il est inutile de faire des efforts, de lutter, d'organiser un parti de la classe ouvrière, etc... ; pas plus qu'on s'avisera d'organiser un parti pour aider l'éclipse de la lune; ou bien vous organisez un parti, vous luttez, etc., et cela veut dire que le socialisme peut aussi bien ne pas se réaliser, mais vous voulez qu'il vienne, et c'est pourquoi vous luttez pour lui, et alors on ne peut pas le considérer comme inévitable.

Il n'est pas difficile de voir, après tout ce qui a été dit, en quoi consiste l'erreur de Stammler. L'éclipse de lune ne dépend ni directement ni indirectement de la volonté humaine, elle ne dépend en rien des hommes. Tous les hommes, sans distinction de classe, de sexe, d'âge, ou de nationalité, pourraient mourir que cela n'empêcherait pas l'éclipse de lune d'avoir lieu. Il en est tout autrement des phénomènes sociaux. Ils se réalisent par la volonté des hommes. Un phénomène social sans les hommes, sans la société, c'est la même chose qu'un carré rond ou de la glace frite. Le socialisme se réalisera inévitablement, parce que les hommes, les classes déterminées de la société humaine agiront infailliblement de façon à le réaliser et dans les conditions qui seront déterminées par leur victoire. Le marxisme ne nie pas la volonté ; il l'explique. Lorsque les marxistes organisent et conduisent à la bataille le parti communiste, ce n'est encore qu'une expression de la nécessité historique, qui est déterminée par la volonté et par les actes des hommes.

Le déterminisme social, c'est-à-dire la doctrine d'après laquelle tous les phénomènes sociaux sont déterminés, ont leurs causes, dont ils sont l'effet nécessaire, ne doit pas être confondu avec le fatalisme. Le fatalisme, c'est la croyance en un « destin » aveugle et inévitable, le destin qui pèse sur tout et auquel tout est soumis. La volonté humaine n'est rien. L'homme ne constitue pas une grandeur douée d'un certain pouvoir d'action il est tout simplement un instrument passif. Cette doctrine, à l'encontre du déterminisme, nie la volonté humaine, en tant que facteur de l'évolution.

Il arrive souvent que ce « destin » soit personnifié par des êtres pareils aux dieux. Telles sont la « Moïra » des anciens Grecs les « Parques » des Romains. Chez certains Pères de l'Église (par exemple chez St-Augustin), ce rôle est tenu par la doctrine de la prédestination, que nous retrouvons sous une forme encore plus frappante chez Calvin (R. Wipper : L'Église et l'État à Genève au seizième siècle). L'expression la plus éclatante du fatalisme, nous la trouvons dans l'Islam. Cependant, on ne peut nier (lue les social-démocrates aient un certain penchant pour le fatalisme ; c'est seulement chez les social-démocrates alliés à la bourgeoisie, que le marxisme a dégénéré en une théorie fataliste. Le meilleur exemple de cette dégénérescence fataliste du marxisme est représenté par G. Cunow, dont toute la « philosophie » se ramène à la proposition suivante : « L'histoire a toujours raison », et c'est pourquoi on ne peut lutter ni contre la guerre mondiale ni contre l'impérialisme. Toute insurrection communiste des ouvriers est considérée par lui, non pas comme la manifestation d'une nécessité historique, mais comme une tentative extérieure et incompréhensible pour violenter les lois de l'évolution historique.


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