1921 |
Un travail de Boukharine récapitulant les acquis du marxisme. Il servira de manuel de formation de base aux militants communistes durant les années de construction des sections de l'Internationale Communiste. |
La théorie du matérialisme historique
Déterminisme et Indéterminisme (Nécessité et libre arbitre)
Étant donné ce qui précède, il est facile d'examiner le problème du soi-disant « hasard historique ».
Si tout se passe essentiellement en conformité avec des lois, et si, en général, il n'existe rien d'accidentel, c'est-à-dire d'indépendant de toute cause, il est clair que le hasard historique ne peut pas non plus exister. Tout événement historique, quelque accidentel qu'il nous paraisse, est, en réalité, totalement, soumis à certaines conditions : on comprend habituellement sous le nom de hasard historique le phénomène qui a eu lieu à la suite d'un entrecroisement de plusieurs séries de causes, dont nous ne connaissons qu'une seule.
Cependant, on comprend parfois autre chose sous le nom de hasard historique. Lorsque, par exemple, on dit que la guerre impérialiste a eu nécessairement sa source dans le développement du capitalisme mondial, mais que, par contre, l'assassinat de l'archiduc autrichien est dû au hasard ; il s'agit ici de deux choses différentes. En effet, quand on parle de la nécessité (nécessité causale, inévitable) de la guerre impérialiste, on la voit dans l'importance immense des causes qui influent sur l'évolution sociale, causes qui provoquent la guerre. La guerre elle-même apparaît comme un phénomène d'une importance capitale, c'est-à-dire un phénomène qui influe d'une façon décisive sur le sort ultérieur de la société. On comprend ainsi, sous le nom de « hasard historique », le phénomène qui ne joue pas un rôle important dans l'enchaînement des événements sociaux : si ce phénomène n'était pas arrivé, l'aspect général de l'évolution ultérieure aurait si peu changé que personne ne l'aurait remarqué. Dans l'exemple qui nous intéresse, on peut dire que la guerre aurait eu lieu même sans l'assassinat de l'archiduc, car ce n'est pas cet assassinat qui est le « fait essentiel », mais la concurrence acharnée des puissances impérialistes, concurrence qui, avec l'évolution de la société capitaliste, devenait de plus en plus aiguë.
Peut-on dire qu'un tel phénomène « accidentel » ne joue aucun rôle dans la vie sociale, qu'il n'influe nullement sur le sort de la société, que, en d'autres termes, il équivaut à zéro ? Si nous voulons être précis, il faut répondre négativement. Car tout phénomène, aussi « minime » qu'il soit, influe en réalité sur toute l'évolution ultérieure. La question est de savoir quelle est l'importance du changement qu'il provoque. Quand il s'agit de phénomènes accidentels, dans le sens indiqué plus haut, cette influence, pratiquement parlant, est insignifiante, infiniment petite. Elle a beau être infiniment petite, elle n'égale jamais zéro. Cela devient visible dès que nous envisageons l'action de tels « hasards » dans leur ensemble. Considérons l'exemple suivant : supposons qu'il s'agisse d'établir un prix; le prix du marché résulte du conflit d'estimations nombreuses et diverses, de la part des vendeurs et des acheteurs. Si nous envisageons un seul cas, une seule estimation, l'opposition entre un seul vendeur et un seul acheteur, un tel phénomène peut être considéré comme « accidentel ». Le marchand Durand a dupé la femme Dupont. Au point de vue du prix du marché, c'est-à-dire du phénomène social, dû l'opposition des diverses estimations, c'est un hasard. Ce qui est arrivé isolément à Durand a-t-il une importance quelconque ? Pour nous, il n'y a que le résultat final qui importe, le phénomène social, ce qui a un caractère « typique »; c'est ce qu'on dit souvent et avec raison. Un cas isolé joue un rôle insignifiant. Il est sans importance, mais essayez de grouper, de grouper ensemble un grand nombre de « cas » semblables, et vous verrez tout de suite que le « hasard » commence à disparaître. Le rôle et la signification de plusieurs cas, leur action commune influent immédiatement sur l'évolution ultérieure. Car les cas particuliers eux-même n'égalent jamais zéro. On a beau multiplier les zéros, on obtient toujours zéro. On n'obtient rien en partant de rien, quoi qu'on fasse.
Nous voyons, ainsi, en examinant les choses de près, qu'il n'existe aucun phénomène accidentel dans l'évolution historique de la société : l'insomnie de Kautsky, qui a rêvé des horreurs de la Révolution bolchevique, l'assassinat de l'archiduc autrichien juste avant la guerre, la politique coloniale de l'Angleterre, la guerre mondiale, en un mot tous les phénomènes, en commençant par les plus insignifiants et en finissant par les plus tragiques des temps présents, ne sont pas plus dus à un hasard les uns que les autres - ils sont tous provoqués par certaines causes, c'est-à-dire qu'ils sont tous également soumis à la nécessité causale.