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François Chesnais est né à Montréal en 1934, il a fait ses études primaires et secondaires en Angleterre et c’est là qu’il a rencontré le marxisme pour la première fois. Lorsqu’il arrive en France pour poursuivre ses études dans un milieu dominé par l’Union des étudiants communistes (UEC), alors très stalinienne, il se rend compte qu’il a « une vision un peu différente du marxisme ». « Longtemps avant que je ne rencontre des trotskystes, j’étais en quelque sorte vacciné, j’avais déjà des antigènes hostiles au stalinisme », expliquait-il dans un entretien accordé en 2014 à Contretemps. À la suite de la répression de l’insurrection de Budapest, en 1956, il quitte l’UEC avec quelques camarades, dont l’un contacte Pierre Broué, alors militant de l’Organisation communiste internationaliste (OCI, lambertiste). Il est mobilisé et part en Algérie. « Dans les faits j’étais déjà potentiellement recruté à l’OCI au moment de mon départ en Algérie en 1959. À mon retour, j’ai très vite repris contact et j’ai rejoint formellement cette organisation à la fin de l’année 1962 ou début 1963 », expliquait-il. Travaillant ensuite pour l’OCDE, devenu membre du Comité central et de la commission internationale de l’OCI sous le pseudonyme Étienne Laurent, il a « mené une espèce de double puis de triple vie, ce qui était parfois assez difficile à gérer. J’étais fonctionnaire de l’OCDE mais dès mon séjour en Espagne, j’ai fait un travail militant de recherches et de prises de contact. On m’avait indiqué des étudiants à Madrid. Puis quand l’OCDE m’a envoyé en Amérique latine, j’ai aussi fait ce travail au Pérou, en Argentine, un peu au Chili et en Bolivie. Il fallait jongler avec mes missions officielles… ».
En 1984, avec Stéphane Just, Claude Serfati et leurs camarades, il est exclu de l’OCI. Ce groupe fonde la revue Combattre pour le socialisme en tant que « comité pour la construction du Parti ouvrier révolutionnaire », se donnant pour l’objectif de redresser l’OCI (devenu PCI, construisant un « Parti des travailleurs »). François Chesnais sera membre de sa direction avant de s’écarter du groupe à la fin des années 1980. En 1992, il est licencié de l’OCDE pour des raisons politiques, et devient professeur à l’université Paris XIII-Villetaneuse.
Il se consacre alors à l’élaboration théorique, analysant « la notion de financiarisation comme invasion du capital porteur d’intérêts et du capital fictif dans toutes les dimensions de l’économie, y compris dans la finance elle-même. (…) Sous le régime financiarisé, le crédit se modifie complètement, jusqu’à être mis en danger du point de vue même des fonctions qu’il doit remplir dans le mouvement de l’accumulation. » François Chesnais rejette toute distinction simpliste entre le capital productif (qui serait « bon ») et le capital financier (« mauvais ») et insiste sur l’internationalisation. « Il n’y aurait pas de capital financier sans [les groupes industriels]. Ce sont eux qui produisent de la plus-value dans leurs propres structures de production et s’approprient une part de celle des firmes les plus petites du fait de formes d’organisation qui ne sont pas totalement intégrées. Le capital porteur d’argent se nourrit de deux choses, de cela et du service de la dette publique. Si on ne comprend pas l’importance de l’internationalisation de la production, si on ne la suit pas dans ses différentes configurations, on ne comprend pas la mondialisation (…) [qui est] une configuration dans laquelle les États-Unis sont toujours la première puissance, mais désormais ils ne sont plus la puissance dominante. Bien sûr, ils ont une large avance technologique et une capacité à dicter les règles du jeu inégalée. Bien sûr, la configuration du néolibéralisme, enfin ce que certains appellent néolibéralisme, c’est vraiment le fruit de l’influence des États-Unis. (…) Mais il faut aussi intégrer à l’analyse les multinationales des pays émergents qui sont dans beaucoup de cas très financiarisés. »
En décembre 1995, avec un noyau d’anciens militants de l’OCI, François Chesnais va lancer la revue Carré rouge, qui paraîtra durant dix-huit ans. Conçue comme « une rupture avec la logique du parti-fraction – notre culture d’origine –, posant la nécessité de regrouper des militants qui, dans le climat de la décomposition des formes historiques du mouvement ouvrier, ne renoncent pas au combat pour le socialisme », cette revue se veut jouer le rôle du « forum d’une extrême gauche en recomposition (…), un exemple que la lutte contre le capitalisme est mieux menée si elle est portée par un esprit de débat et de recherche sérieux et passionné ». Carré rouge sera alors ouvert aux contributions des militant·es révolutionnaires voulant « répondre aux questions politiques essentielles soulevées par l’actualité tout en prenant le recul nécessaire et ne tombant pas dans les stéréotypes », se nourrissant et se confrontant « à des penseurs qui ne faisaient pas forcément consensus entre eux mais qui élargissaient leur horizon, stimulaient leur réflexion, animaient leurs débats et les empêchaient de camper sur des certitudes trop faciles. » Une tentative de publier une revue commune entre Carré rouge et la revue suisse animée par Charles-André Udry, La Brèche, verra le jour en 2007-2008, avec deux numéros parus.
Parallèlement, François Chesnais avait rejoint l’association ATTAC, devenant membre de son comité scientifique. Il a publié de nombreux articles de vulgarisation en économie dans les revues d’ATTAC Le grain de sable puis dans Les Possibles. François aura également collaboré dès le premier numéro à la revue argentine Herramienta : « Dans cette “affinité élective”, la volonté commune de promouvoir un travail collectif et internationaliste de renouvellement programmatique pour “Penser le communisme, le socialisme, aujourd’hui” a pesé de manière décisive. »
De ses expériences avec le courant lambertiste, François Chesnais avait tiré des leçons, dont l’expérience de Carré rouge, comme celle de Herramienta, furent un aboutissement. Il expliquait en 2019 : « Je dirais que dans le cas des organisations trotskystes que j’ai connues, la SLL de Healy, l’OCI de Lambert, le POR de Lora et le PO d’Altamira, les relations internationales étaient principalement motivées par des besoins politiques internes, et il était nécessaire pour eux de maintenir le contrôle au niveau local. Dans le cas du SLL et de l’OCI, il y avait un petit appareil, une direction toute puissante avec laquelle on ne pouvait pas vraiment discuter, et le travail international était une sorte de projection de l’organisation elle-même, il n’y avait que des satellites et quand les satellites se rebellaient un peu, ils étaient expulsés. »
Cette évolution politique a conduit François Chesnais à coopérer avec la IVe Internationale (en prenant part aux séminaires économiques organisés par l’Institut international de formation et de recherche d’Amsterdam) et sa section française, la LCR, puis à rejoindre dès le début la construction du Nouveau parti anticapitaliste (NPA).
Jugeant qu’entre « 1980 et 1993 plusieurs cycles historiques se sont clos », dont le plus long et le plus important dans ses conséquences politiques, « celui d’un mouvement ouvrier dont le point de référence commun depuis les années 1890 était l’objectif partagé, au-delà des diversités et des divisions internes brutales, de transformation socialiste de la société », il appelait dans un article de débat écrit pour la revue de la LCR, Critique communiste, à « un renouvellement programmatique issu d’un travail théorique collectif (…) considéré comme une tâche à mener en relation étroite permanente avec l’intervention, mais néanmoins une tâche en soi, valorisée par le parti en formation et bénéficiant d’une large participation militante. » Et il expliquait que puisque le « NPA naît à un moment où des facteurs d’homogénéisation politique des salarié·es sont à l’œuvre » et que cette homogénéisation « résulte du fait que les mécanismes de la mondialisation confrontent une fraction grandissante des salarié·es à une situation commune de détérioration rapide de leurs conditions de travail et d’existence, ainsi qu’à des processus de polarisation patrimoniale qui font voler en éclats la fiction de “classes moyennes” partageant des modes de vie plus ou moins semblables », cela crée pour le NPA « une opportunité à ne pas manquer de construire un parti aussi peu “franco-français” que possible ».
Il proposait de faire de la Critique du Programme de Gotha de Marx une lecture de base du NPA, pour bien comprendre que l’enjeu n’est pas le « partage des richesses », mais « la maîtrise sur les moyens qui servent à les produire et sur les décisions portant sur quoi doit être produit, pour qui et comment ». Et que « c’est en qualité de producteurs associés et en rétablissant la relation directe aux moyens de production que le capitalisme a brisée qu’ils créeraient cette maîtrise. (…) Le mot “producteur” accolé au mot “associé” rappelle, d’un côté, le fait que, derrière le marché et la concurrence, il y a une économie reposant sur une socialisation très élevée du travail, et il indique, de l’autre, le but à atteindre, c’est-à-dire que ce soient les producteurs eux-mêmes qui aient la maîtrise de ce travail socialisé et des fins auxquelles il est dirigé. Ce but inscrit l’anticapitalisme en positif. »
Bio de Jan Malewski dans Inprecor, n° 703-704, janvier 2023
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